Annuler la dette des pays pauvres, une fausse bonne idée?

Dans de nombreux pays du Sud, la pandémie touche durement des économies déjà fragiles. Une situation qui fait ressurgir les demandes d’annulation de la dette des Etats pauvres. Mais s’agit-il vraiment d’une bonne idée? L’économiste et éthicien fribourgeois Paul Dembinski examine la question.

Plusieurs organisations catholiques belges ont appelé, début mars 2021, leur gouvernement à annuler la dette publique des pays du Sud. Même demande, fin février, de la part d’une coalition d’organisations catholiques africaines actives dans le développement. Des appels qui se multiplient depuis le début de la pandémie de Covid-19, également hors de l’Eglise.

Ces voix estiment que, libérés du fardeau de la dette, les pays les plus démunis sortiront beaucoup plus facilement du cycle infernal de la pauvreté, aggravé par le virus.

L’hydre de la dette

Le scénario d’une annulation pure et simple de la dette n’est pas aussi évident qu’il y paraît, avertit Paul Dembinski.

Le directeur de l’Observatoire de la finance, basé à Genève, relève tout d’abord que la dette est une affaire complexe. En matière d’endettement international, «il y a autant de trajectoires que de pays»; il ne s’agit donc pas d’une réalité homogène.

Le professeur Paul Dembinski est un spécialiste de la doctrine sociale de l’Eglise | © Raphaël Zbinden

Depuis plusieurs décennies, les organisations internationales collaborent avec la Banque Mondiale et publient les données sur la structure de la dette des pays à revenu faible et moyen. Il s’agit de 120 pays dont la population totale avoisine 6,5 milliards de personnes et dont le revenu moyen par tête s’élève à 5’000 dollars par année. Pour ces pays, le total de la dette externe se monte globalement à plus de 8’000 milliards de francs suisses. Trois quarts de cette dette sont d’origine publique soit parce que l’argent a été prêté directement des gouvernements, souvent occidentaux, soit par des acteurs privés, mais avec une garantie de ces premiers. Le dernier quart de cette dette vient du secteur privé, sans garantie publique.

Donc, si les Etats riches décidaient d’entrer en matière sur les appels des ONG, cela ne supprimerait qu’en partie la dette des pays pauvres, relève Paul Dembinski.

Problèmes de gouvernance

Le professeur à l’Université de Fribourg remarque effectivement que les amortissements et les intérêts pèsent sur les économies des pays débiteurs – du moins comptablement. Ce «service de la dette» correspond en moyenne à 15% des exportations. Un chiffre pas négligeable, mais qui ne «plombe» pas complètement les économies, note Paul Dembinski. D’ailleurs depuis 1996 – sous la pression des ONG – les organisations internationales ont mis en place un programme d’allègement de la dette pour les pays pauvres pour lesquels le service pèse le plus sur les exportations. A ce jour 40 pays en ont profité, pour un montant total d’allègement de plus de 100 milliards.

«Le concept de transformer le prêt en don n’est pas du tout insensé»

Pour la majorité des pays, la liquidité n’est pas réellement le nœud du problème. Ce dernier est ailleurs: «Théoriquement, on s’endette pour créer quelque chose qui va générer un flux, lequel va ensuite permettre de rembourser». Or, beaucoup de pays en développement ont de la peine à discipliner leurs politiques d’investissement, ou à mettre en place des mécanismes qui génèrent de la croissance.

Certains pays sont ainsi pris dans une spirale d’endettement, voire de surendettement par rapport à leur capacités d’exportation. Dans certains cas, les emprunts servent carrément à payer le service de la dette. Et plus la pression de la dette est élevée, plus les conditions des crédits privés deviennent exigeantes. Un cercle vicieux dont il est parfois difficile de sortir.

Moins de fuites

Il y a donc bien souvent un problème structurel et de gouvernance interne aux pays endettés. Et, face à l’obligation de respecter les principes de souveraineté et de non-ingérence le créancier «n’a pas grand-chose à faire» pour remédier à la situation; il est comme pris au piège, admet Paul Dembinski.

Ces raisonnements font que les pays créanciers et les organisations telles que le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale ou l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) se montrent prudents quant aux appels à supprimer la dette. Les collectivités publiques des pays du Nord mettent aussi un point d’honneur à ce que tous les créanciers publics comme privés, fassent leur part, afin d’éviter que certains ne profitent d’aubaines grâce à la générosité des autres. Il est important – mais aussi très difficile – que dans un projet de désendettement tous agissent de concert, souligne Paul Dembinski.

Eviter le «tonneau sans fond»

L’économiste-éthicien trouve néanmoins que les appels à l’annulation de la dette contribuent à changer la manière d’aborder le problème. «Déjà parce que l’intention est bonne et généreuse». Le concept de transformer le prêt en don n’est pas du tout insensé. Beaucoup d’agences pour le développement des pays du Nord sont prêtes à le faire.

La dette des pays pauvres atteint plus de huit mille milliards de francs suisses | © Zeyn Afuang/Unsplash

Mais cela ne va pas sans poser un certain nombre de problèmes et d’interrogations. Le principal risque est d’entrer dans une «dynamique de répétition». «Serait-il judicieux d’annuler aujourd’hui la dette pour devoir prêter à nouveau dans cinq ans?» L’Ancien testament parle du Jubilé, annulation des dettes qui devait se répéter toutes les 50èmes années. Pour Paul Dembinski, le monde contemporain n’est pas prêt d’entrer en matière sur une telle idée, qui reste séduisante à bien des égards. Dans la situation actuelle, sans solution de gouvernance, l’annulation serait une solution momentanée qui pourrait même reporter le règlement des problèmes de fond.

Se méfier des illusions

Le spécialiste de la doctrine sociale de l’Eglise admet l’importance «symbolique» que revêtirait une annulation de la dette. «Il est clair que la dette est une idée ‘plombante’ d’un enchaînement, d’un fardeau, qui pèse aussi psychologiquement sur les pays. Outre le geste de solidarité du Nord envers le Sud, il y aurait une impression de libération qui pourrait s’avérer salutaire». Mais qui aurait toutefois un aspect largement «illusoire», prévient-il sans solution à long terme.

«Une annulation complète de la dette ne serait qu’un emplâtre sur une jambe de bois»

D’une part parce qu’une grande partie de la dette n’est simplement pas remboursable: l’argent a été dépensé, il n’existe plus, et une bonne partie des dettes publiques sont «dormantes» en tant qu’écritures comptables. D’autre part, la pression pour le remboursement est faible de la part des pays créanciers occidentaux.

Report de la dette

Mais surtout, il est connu qu’on ne prête qu’aux riches. Une telle opération de désendettement pourrait ainsi briser la confiance des marchés et fermer définitivement l’accès des pays aux nouveaux financements privés, avertit Paul Dembinski. C’est la raison pour laquelle, les gouvernements concernés sont relativement silencieux.

Pour Paul Dembinski, il est ainsi illusoire de penser qu’une annulation de la dette permette le démarrage économique de ces pays. «Elle pourrait tout au plus dégager l’horizon».

La Chine est une importante créancière des pays du Sud | © GP1974/Flickr/CC BY-NC 2.0

L’économiste estime cependant souhaitable et pleinement justifié une suspension temporaire du service de la dette en relation avec la pandémie, voire l’annulation des montants correspondants. Une initiative prise par le G7 en avril 2020 et prolongée en 2021 va dans ce sens. Elle devrait permettre à environ 70 pays de reporter le service de la dette pour environ 20 milliards de francs. Le créancier majeur qu’est la Chine ne participe cependant pas au mécanisme, ce qui l’affaiblit considérablement.

Le bonheur n’est pas dans le prêt

Au-delà de cet allègement, le professeur fribourgeois ne perçoit pas une réelle volonté politique d’effacer l’ardoise des pays pauvres. Les Etats occidentaux craignant principalement de laisser le champ libre au secteur privé et aux intérêts géostratégiques des pays comme la Chine ou la Russie.

L’éthicien estime de toute façon qu’une annulation complète de la dette ne serait qu’un emplâtre sur une jambe de bois «tant qu’il n’y a pas eu un virage radical dans la gouvernance» des pays débiteurs.

Il rappelle au demeurant que l’instrument même de la dette et de l’intérêt est moralement discutable. «Ce n’est pas pour rien que les religions monothéistes sont plus que réticentes face au prêt avec intérêt. Car il s’agit d’une démarche sans justification morale, qui place l’autre dans une position de dépendance et l’expose à tous les risques».

Pour Paul Dembinski, le crédit n’est donc pas le meilleur outil éthique et pratique pour sortir ces pays de la pauvreté. La généralisation du don, comme ceux réalisés dans le cadre de l’aide au développement seraient, serait selon lui, beaucoup plus adéquat. Les pays riches au passé colonial pourraient ainsi peut-être aussi se réconcilier avec leur histoire. (cath.ch)

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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