Yves Congar et les papes: du désaccord à l’entente cordiale 3/3

Dans les derniers jours de la troisième session du Concile Vatican II, le 8 juin 1964, le pape Paul VI recevait le Père Yves Congar, alors au sommet de sa gloire. Ostracisé et malmené sous Pie XII à cause de ses écrits jugés trop «réformistes», le dominicain obtient une reconnaissance de la part des papes suivants, Jean XXIII et Paul VI, mais sans se réconcilier tout à fait avec Rome.

Augustin Talbourdel, I.MEDIA

Peu de théologiens ont été plus critiques à l’égard du pouvoir papal et du système romain que le Père Yves Congar. Peu ont été plus censurés et critiqués, hormis peut-être Henri de Lubac, pour leurs écrits en matière d’œcuménisme et d’ecclésiologie. L’amélioration progressive de sa relation avec les papes, relation d’abord conflictuelle chez le théologien antiromain puis pacifiée au moment du Concile, reflète le changement de climat dans l’Église catholique de la seconde moitié du XXe siècle.

Pie XII et les «affaires françaises»

Le dominicain manifeste très tôt sinon une antipathie, du moins une réserve, à l’égard de l’Église «si latine, si centralisée!» et du pape, «Christ de la terre». «Mais Rome n’est pas le monde, et la civilisation latine n’est pas l’humanité», martèle le théologien. Après un premier voyage à Rome en mai 1946, où il s’étonne de «l’empreinte partout marquée par l’Église et la papauté», Congar retourne dans la Ville Éternelle en 1954, contraint et forcé par le cardinal Ottaviani, récemment promu secrétaire du Saint-Office. 

Non sans en apprécier de nouveau le charme, il retrouve sans plaisir une ville où les festivités de l’Année sainte décrétée par Pie XII pour le centenaire de la définition de l’Immaculée Conception de la Vierge le choquent, commente Étienne Fouilloux. «Rome vit dans un monde à elle, un monde où tout se ramène à l’obéissance, assaisonnée de piété hypermariale. Le monde et la vérité de ses questions n’existent pas pour elle», écrit le dominicain dans son Journal. En outre, on l’a fait venir pour passer une sorte d’examen de conscience, psychologique et théologique, sur ce qui l’irrite dans la romanité en ce qu’il nomme une «lamentable fin de pontificat». 

Débute alors un procès intenté par le Saint-Office au cours duquel le théologien se mesure à ses détracteurs, et notamment au pape Pie XII. On lui reproche d’accorder trop d’importance à l’«expérience religieuse» par rapport au «caractère objectif de la Révélation et des formules dogmatiques». On regrette aussi qu’il insiste trop sur ce qui manque à la catholicité de l’Église du fait du schisme d’Orient et de la Réforme. 

Plus largement, le théologien est victime de ce qu’il considère comme une cabale de la part de Pie XII à l’égard des tenants français de la Nouvelle Théologie, dont Henri de Lubac, qui, en matière d’ecclésiologie et d’œcuménisme, proposent une vision jugée trop positive de la crise moderniste, une prise de position résolue pour un réformisme liturgique, une place exagérée accordée au prophétisme etc. En outre, on reproche au dominicain une valorisation excessive du sacerdoce des laïcs dont Pie XII vient justement de souligner le caractère «honorifique» qui le distingue, «passablement en degré mais aussi en essence du sacerdoce proprement dit», celui du prêtre, remarque Étienne Fouilloux.

Le Père Congar non plus ne mâche pas ses mots à propos du pape italien. «Le pape actuel a, surtout depuis 1950, développé jusqu’à la manie un régime paternaliste consistant à ce que lui, et lui seul, dise au monde et à chacun ce qu’il faut penser et comment il faut faire», écrit le théologien dans son Journal. Aussi l’irruption de Jean XXIII sur la scène catholique en octobre 1958 vient-elle bouleverser une nouvelle fois l’existence du dominicain d’une manière qu’il n’osait espérer.

Le silence du «bon pape Jean»

«Jean XXIII? Il faudrait une si totale conversion de Rome! Conversion à ne pas prétendre tout régenter: ce qui, sous Pie XII a pris des dimensions inégalées jusque-là et a abouti à un paternalisme et à un crétinisme sans fond», écrit le Père Congar en janvier 1959 à un ami. L’annonce du concile, indique Étienne Fouilloux, suscite à la fois «un immense intérêt et beaucoup d’espoir» chez le théologien désabusé. L’aggiornamento de l’Église catholique voulu par le «bon pape Jean» pour hâter l’union des chrétiens séparés obéit aux voies de réformes tracées par Congar depuis Chrétiens désunis, en 1937.

D’où l’interrogation du dominicain quant aux intentions du pontife. «Je me suis demandé si Jean XXIII avait lu mon livre Vraie et fausse réforme dans l’Église. (…) Je crois que oui!», écrira-t-il plus tard à Mgr Capovilla, secrétaire du pape, dans une lettre du 21 avril 1988. Les documents font toutefois débat pour étayer une telle rumeur, ajoute Étienne Fouilloux.

Lors de la Commission préparatoire du concile, ses premiers désaccords et déceptions au regard du travail fourni le poussent à s’en remettre directement au pape Jean XXIII. Congar révèle à ce dernier, dans une lettre écrite le 12 juillet 1961, les carences de travail préparatoire concernant l’œcuménisme, domaine qui lui tient particulièrement à cœur. «Un de vos fils vient vous dire son angoisse et sa peine», confie-t-il à l’évêque de Rome. Transmise par le nonce à Paris, Mgr Bertoli, sa lettre n’obtient pas de réponse de la part du pape. 

Pour autant, Jean XXIII participe à changer progressivement l’opinion de Congar à l’égard du système romain. L’amélioration notoire de la réputation du théologien et de ses relations avec ses supérieurs romains témoigne d’un changement plus important: celui du climat ecclésial entre 1960 et 1963, sous l’impulsion de Jean XXIII et en l’attente du concile. Promoteur d’une réforme qui lui a valu des sanctions sous Pie XII, commente Étienne Fouilloux, Congar devient prophète et héros quand Jean XXIII rend possible l’aggiornamento et que s’évanouit l’image du concile préfabriqué par la Curie que le théologien combat.

Paul VI, Jean Paul II et la gloire de Congar

En 1963, quelques mois après l’élection de Paul VI au mois de juin, Congar apprend d’un de ses confrères que le successeur de Jean XXIII a pour lui une très grande estime, qu’il l’a lu et le connaît. Un an plus tard, le théologien est même reçu par le pontife italien, le 8 juin 1964. Il garde néanmoins une certaine distance. Dans son journal du concile, il lui reproche d’être encore très lié à une vue romaine et de ne pas avoir «l’ecclésiologie de ses grands gestes œcuméniques».

Pour autant, la reconnaissance du théologien comme «père de l’Église conciliaire» par le pape offre à Congar une audience à la mesure de son travail accompli. Après plusieurs années de lutte, il devient persona grata au Vatican et on parle même de lui comme d’un possible cardinal – qu’il deviendra bien plus tard, en 1993, un an avant sa mort. Dans la période post-conciliaire, il manifeste à certains moments, notamment à l’occasion de la publication de l’encyclique Humanæ vitæ, son désaccord avec Paul VI et n’hésite pas à prendre vigoureusement la défense de son ami théologien Hans Küng dont le pape déplore l’agressivité envers Rome.

Dans les dernières années de sa vie, le Père Congar ne manque pas de saluer le dynamisme de Jean Paul II, élu en 1978, tout lui adressant les mêmes reproches qu’aux pontifes précédents: il regrette la pompe entourant ses voyages, qui exalte sa fonction au-delà du raisonnable, et doute qu’un catholique polonais puisse vraiment comprendre l’orthodoxie. Le pontife polonais lui envoie une lettre chaleureuse l’année de ses 90 ans, en 1994, alors que sa santé est devenue très fragile.

L’héritage du Père Congar

Cette même année se termine en apothéose, par volonté pontificale, remarque Étienne Fouilloux. Le 30 octobre 1994, on apprend que, trente ans après les premières rumeurs, le Père Congar est enfin sur la liste des prélats qui seront promus cardinaux au consistoire du 26 novembre. Sur près de huit cent experts de Vatican II, seulement quarante-trois théologiens ont été créés cardinaux, la plupart comme couronnement de leur carrière en Curie plus que pour leur activité au concile. Pour le Père Yves  Congar comme pour Henri de Lubac, créé cardinal en 1983, quelques années avant sa disparition, cette reconnaissance tardive fait figure de lot de consolation.

Il n’est pas anodin que le dernier livre publié du vivant de Congar, Église et papauté : Regards historiques, porte sur la papauté. Ce testament laissé par le théologien, loin d’être le traité conformiste qu’on lui a demandé en vain d’écrire pour gagner l’estime de ses supérieurs, au milieu des années 1950, réunit quelques articles où la fonction pontificale est restituée à son contexte historique et théologique. Soixante ans après ses premiers travaux, conclut Étienne Fouilloux, la démarche du Père Congar restait donc substantiellement la même : élucider le chaotique cheminement de l’Église à travers l’histoire. (cath.ch/imedia/at/bh)

*Yves Congar. 1904-1995 : Une vie, Étienne Fouilloux, Salvator, octobre 2020.

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