Les métamorphoses de la «question sociale»

Les grands moments de l’histoire socio-économique récente sont ponctués par des encycliques dites ‘sociales’. Par ces textes, somme tout peu nombreux, les souverains pontifes proposent des grilles de lecture pour aider à saisir où sont, dans l’éclairage de la foi catholique, les principaux enjeux du moment. Il se trouve que certains de ces textes ont été publiés au mois de mai, ce qui invite à une rapide rétrospective.

Voici 130 ans, en 1891, paraissait la première encyclique sociale des temps modernes promulguée par le pape Léon XIII. Intitulée Rerum novarum, elle marquait un changement de l’attitude de l’Eglise dans son rapport à la modernité. C’est ainsi que l’Eglise change son fusil d’épaule et, après une période de refus, entre en dialogue avec les manifestations socio-économiques de la modernité, plus précisément le conflit entre le prolétariat indigent et les capitalistes.

Léon XIII n’hésite pas à formuler les exigences de la justice sociale en ce qui concerne les droits des travailleurs en matière d’horaires et de représentation organisée et souligne la nécessité du dialogue social. Cette encyclique paraît au cœur de la «première globalisation», mais aussi au moment où les conflits sociaux se multiplient, aussi bien en Europe qu’aux Etats-Unis. Deux options s’opposent au sein du mouvement ouvrier: la mouvance marxiste prônant la lutte des classes et la dynamique socialiste cherchant un terrain d’entente avec le capital. Parmi ces derniers, les chrétiens, encouragés par Rerum novarum, vont jouer un rôle important.

L’Eglise s’oppose certes à la lutte des classes et reconnaît le caractère indispensable du capital, mais impose à ce dernier des limites morales découlant de l’inviolable dignité du travailleur. Sur cette base, se structure ensuite progressivement le dialogue social – y compris au niveau international, par la création de l’Organisation Internationale du Travail, en 1919 – qui contribuera à contenir la révolution de 1917 au seul territoire de l’URSS.

«Trente ans après Centesiums Annus, les principes énoncés dans le texte sont soit restés lettre morte, soit n’ont pas suffi à changer la trajectoire du monde»

Cent ans plus tard, en 1991, le décor a changé. Le mur de Berlin vient de tomber, le spectre de la lutte des classes appartient, semble-t-il au passé de même que la course aux armements. Un consensus un peu euphorique s’installe alors: l’avenir de l’humanité serait désormais assuré par le binôme «marché-démocratie». Certains ont qualifié cela de la «fin de l’Histoire» (avec H majuscule ). Dans ce contexte, en mai 1991, saint Jean Paul II promulgue sa troisième – et ultime – encyclique sociale Centesimus annus.

Tout en commémorant Rerum novarum, le pape polonais scrute les «choses nouvelles» de son époque. Il porte – et cela est significatif – un regard apaisé sur l’économie de marché, au point où certains commentateurs de l’époque avaient revendiqué qu’avec Centesimus Annus l’Eglise «se convertissait» à l’économie capitaliste. En effet, pour la première fois, l’Eglise «reconnaît le caractère positif du marché et de l’entreprise», ainsi que de l’entrepreneur. Cependant, il ne s’agit pas d’un blanc-seing: trois principes de grande portée sont simultanément élaborés. Ils sont autant de conditions à cette reconnaissance: la destination universelle des biens qui rappelle qu’aucune propriété n’est exclusive, puisque sur toutes – y compris la propriété intellectuelle – pèse une hypothèque sociale. Ceci mérite d’être rappelé au moment où les secrets de fabrications des vaccins continuent à être jalousement tenus à l’écart des plus pauvres. Le deuxième principe est la primauté du travail sur le capital et le troisième – sans aucune hiérarchie – l’option préférentielle pour les pauvres.

«Ni le dialogue social, ni la fin de l’histoire n’ont apporté de réponse durable à la ‘question sociale'»

Aujourd’hui, trente ans après Centesiums Annus, le décor a encore changé. Les principes énoncés dans le texte sont soit restés lettre morte, soit n’ont pas suffi à changer la trajectoire du monde vers un marché de plus en plus débridé. Le binôme marché-démocratie est à la peine face à l’exclusion et à la cupidité généralisée, face aux populismes de toutes sortes et face au gigantisme des acteurs. L’histoire est à nouveau en mouvement et les temps nettement moins sereins. La «question sociale» doit être reformulée. Le pape François scrute une fois de plus les «choses nouvelles», ses encycliques délégitiment le «paradigme technocratique» qu’incarne une version pervertie de l’entreprise et du marché par rapport à celle mise en avant par Centesimus Annus. Ni le dialogue social, ni la fin de l’histoire n’ont apporté de réponse durable à la «question sociale» qui se métamorphose au fil de l’histoire humaine; aujourd’hui elle est indissolublement «question écologique et sociale», comme le rappelle Laudato si’.

Paul H. Dembinski

5 mai 2021

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