Les Murs Blancs, les intellectuels et la communauté

Fondée par le philosophe Emmanuel Mounier en 1932, la revue Esprit a occupé dès ses débuts une place importante dans le paysage intellectuel français, se distinguant par ses prises de position courageuses (résistance, décolonisation, etc.). Ce que l’on connaît moins en revanche c’est l’expérience communautaire qui lui fut attachée. Dans le livre Les Murs Blancs, paru ce début d’année, Léa et Hugo Domenach reviennent sur cette histoire et tracent le passionnant portrait d’une époque, d’intellectuels chrétiens bouillonnants et engagés, et de l’idéal communautaire qu’ils ont tenté de bâtir.

«Un endroit où nous pourrions mettre notre théorie en pratique, montrer que le personnalisme n’est pas une utopie», voilà ce que cherchait Emmanuel Mounier. Le personnalisme tel qu’il le concevait visait à combattre l’individualisme et les tyrannies collectives; la communauté était le lieu d’intégration de la personne «dans l’entière sauvegarde de la vocation de chacune» (Esprit, décembre 1934).

«Force est de constater qu’on ne fait pas communauté avec des idées, mais bien avec des qualités humaines»

Paul Fraisse, ami de Mounier, parvint à trouver à Châtenay-Malabry, en banlieue parisienne, une vaste maison aux murs blancs entourée d’un immense parc. Y vivront à partir de septembre 1945 l’historien Henri-Irénée Marrou, Emmanuel Mounier, Paul Fraisse, psychologue et universitaire, l’écrivain Jean-Marie Domenach, Jean Baboulène, directeur adjoint de la revue Témoignage chrétien et plus tard le fameux philosophe Paul Ricoeur. Tous emménagent avec leur famille.

À travers le récit lucide et bienveillant des petit-enfants Domenach, ces hommes de la pensée prennent chair: le combat des idées n’épargne pas les tracas du quotidien. Et c’est justement cette confrontation qui rend difficile la vie communautaire. Car force est de constater qu’on ne fait pas communauté avec des idées, mais bien avec des qualités humaines, de la patience et de l’abnégation.

En 1957, Emmanuel Mounier meurt brusquement, laissant d’une certaine façon les Murs Blancs orphelins. Il avait généré le mouvement fondateur, mais on s’aperçoit aussi qu’il possédait un talent certain pour lier les gens entre eux et apaiser les conflits. À sa mort, les tensions prennent de plus en plus d’ampleur, le manque de souplesse ou la rigidité de certains caractères consomment l’éloignement.

«S’ils pouvaient être déçus que leurs enfants, une fois grands, ne partagent pas leur croyance, ils étaient en même temps heureux de leur émancipation»

Le témoignage de la deuxième génération, les enfants qui ont grandi aux Murs Blancs, nous en apprend beaucoup sur les failles de cette vie ensemble, qui devient peu à peu vie à côté. «Les enfants étaient écrasés par la grande Histoire. Et c’est très difficile d’être dans la filiation de la grande Histoire», explique Jean Fraisse, fils de Paul Fraisse (p. 194). Au milieu de ces brillants penseurs, nombreux sont ceux au sein des «enfants» qui peinent à se trouver une place. Aucun ne choisira d’ailleurs de rester aux Murs Blancs…

Ces intellectuels sont de fervents chrétiens. Pourtant, Léa et Hugo Domenach témoignent pour eux-mêmes: «Nos parents ont décidé de nous laisser libres de choisir, ou plutôt de ne pas choisir notre religion. Cela a fait de nous des bons petits athées… comme la plupart des enfants des Murs Blancs. Les adultes des Murs Blancs considérant que la foi faisait partie de la liberté individuelle de chacun. S’ils pouvaient être déçus que leurs enfants, une fois grands, ne partagent pas leur croyance, ils étaient en même temps heureux de leur émancipation.» (p. 160) Cette absence de transmission de la foi est aussi une sorte de béance. Dieu, relégué à l’intime de l’intime, dont l’évidence même n’a pas été communiquée. Les actes ont parlé de bravoure ou d’éthique, mais n’ont pas proposé aux générations suivantes la Rencontre…

«Nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables et sur des causes imparfaites (…)»

Emmanuel Mounier

Alors, que reste-t-il de ces Murs Blancs? Emmanuel Macron, un temps assistant de Paul Ricoeur, se rendit régulièrement aux Murs Blancs et il s’est à plusieurs reprises réclamé de l’héritage du philosophe, ce que Léa et Hugo Domenach lui accordent effectivement. Mais quel héritage? Que transmet-on finalement d’une philosophie? Est-ce ce que l’on a bien voulu donner ou ce que l’on a bien voulu entendre? Est-ce une orientation franche ou un élan? Qu’est-ce qui se tord, s’efface, se réapproprie?

Au sujet des Murs Blancs, la seconde génération est unanime: malgré les divergences, les départs ou les échecs, il reste un profond et inaltérable sens de l’engagement. Et à ce sujet, Emmanuel Mounier disait: «Nous ne nous engageons jamais que dans des combats discutables et sur des causes imparfaites. Refuser pour autant l’engagement c’est refuser la condition humaine» (Le personnalisme).

Marie Larivé

10 mai 2021

Léa et Hugo Domenach, Les Murs Blancs, Grasset, 2021

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/blogsf/les-murs-blancs-les-intellectuels-et-la-communaute/