Abus: Philippe Lefebvre demande «un grand coup de Bible dans l'Église»

Chaque fois que l’Église passe un abus sous silence, elle rejoue le scénario de la Passion, avec Jésus dans le rôle de la victime. Avec son ouvrage Comment tuer Jésus? (2021), le théologien Philippe Lefebvre met des mots bibliques sur la crise des abus et leur mécanisme destructeur.

Le père Philippe Lefebvre a recueilli de nombreux témoignages d’abus sexuels. | © Grégory Roth

Prêtre, religieux dominicain, professeur de Bible à l’Université de Fribourg, membre de la Commission biblique pontificale et normalien – ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris) –, Philippe Lefebvre est aussi devenu ‘Bon samaritain’ à ses heures perdues et peut-être un peu malgré lui. Le livre qu’il vient de publier, Comment tuer Jésus?, est en quelque sorte la mise en mots du combat de sa vie: dénoncer les abuseurs que l’Église a trop longtemps protégés. Interview.

Dans quel état d’esprit avez-vous écrit ce livre?
Philippe Lefebvre: J’ai écrit ce livre avec ma chair et mon sang. Ça fait 15 ans que je suis plongé là-dedans. Une centaine de récits d’abus m’ont été confié, à partir d’un seul qui a tout déclenché. L’accouchement sur papier m’a pris un mois, en janvier 2021. L’écriture de ce livre a été thérapeutique, j’ai même eu le sentiment que j’y mettais ma peau. Je sais que je risque peut-être d’être à nouveau sous le feu des critiques.

Êtes-vous conscient que votre livre «ne fait pas du bien» à l’Église?
Je pense au contraire que si, parce que c’est un livre qui essaye de mettre des mots, de «libérer la Parole». Ce qui ne fait en revanche pas de bien à l’Église, c’est de ne pas parler de ces affaires. C’est cela qui est destructeur. Pour les victimes, d’une part, parce qu’il faut bien qu’elles soient entendues un jour. Mais aussi pour les abuseurs: certains m’ont révélé combien ils avaient été heureux d’être pris sur le fait, d’être dénoncés. Parce qu’ils ne pouvaient pas le faire eux-mêmes, ou qu’ils en avaient parlé à un supérieur qui n’a rien fait de particulier.

«Il n’est jamais plaisant de dire des vérités difficiles à entendre»

Philippe Lefebvre

Et que veut dire «faire du bien»? Quand Jésus dit aux Pharisiens (dans Matthieu): «Vous êtes des tombeaux blanchis à la chaux, c’est beau à l’extérieur, mais c’est plein de pourriture dedans». Est-ce que ça fait du bien? C’est dur à entendre, mais peut-être que ça réveille: «Votre apparence est bonne, mais en vous c’est de la mort». Il n’est jamais plaisant de dire des vérités difficiles à entendre. Pour moi plus non, cela ne me fait pas du bien de dire ces choses. Cela ne me fait pas plaisir non plus. C’est aussi pour cela que je le dis avec la Bible.

Le titre un peu provocateur Comment tuer Jésus? est justement tiré de l’Évangile…
Le passage se trouve dans l’évangile de Marc (14,1): «Deux jours avant la Pâque, les prêtres juifs se réunissent à Jérusalem autour du grand prêtre pour savoir comment prendre Jésus par ruse et comment tuer Jésus«. Que des prêtres s’interrogent pour savoir comment tuer Jésus, c’est donc écrit noir sur blanc dans les Évangiles. Mis en perspective avec se qui passe dans l’Église, beaucoup pensent que tout va bien et qu’il n’y a que de petits dysfonctionnements, ici et là. Absolument pas: il y a une mise à mort de Jésus dans chaque victime d’abus. Et commises par une institution censée protéger les plus faibles.

Vous présentez la Passion comme la scène type des abus généralisés…
Dans toutes les personnes abusées, c’est Jésus qui est malmené et tué, ni plus ni moins. La Passion commence avec les prêtres qui se demandent «comment tuer Jésus». C’est le récit d’une coalition entre les pouvoirs religieux, politiques et sociaux. On y trouve la bonne société croyante, les pharisiens, les prêtres – ceux qui font tant de bien et qui ont transmis tant de choses au judaïsme jusqu’à aujourd’hui. Car c’est, comme toujours, parmi les meilleurs qu’il peut y avoir les pires –.

«La Passion commence avec les prêtres qui se demandent comment tuer Jésus»

Philippe Lefebvre

Puis toute une mécanique du silence se met en place: le plus faible est mis à mal, les plus proches l’abandonnent, dont un qui le trahit et l’autre qui le renie. Et les femmes de l’entourage de Jésus qui regardent – ce sont d’ailleurs les seules à ne pas participer à la violence. Quant aux puissants, ceux qui pensent avoir la main sur Jésus, désormais en croix, ils se moquent encore de lui. Dans combien de récits de victimes n’ai-je pas observé ce mécanisme de la Passion? Et dans combien d’absences de réaction de la part de responsables d’Église ne l’ai-je pas non plus perçu?

Le fait d’écouter les victimes n’a-t-il pas non plus fait de vous une victime?
De deux manières. Quand vous commencez à parler, tout un monde catholique vous tombe dessus. Tout a démarré pour moi par un article que j’avais écrit en réaction à un texte publié par un prêtre qui se disait psychanalyste. Mon intention était d’interroger la pensée de son texte que je trouvais un peu médiocre et d’entrer, pourquoi pas, en correspondance avec la personne en question. Et c’est là que j’ai été contacté par des victimes me disant que ce prêtre ne faisait pas que d’écrire, mais qu’il pratiquait aussi sur ses patients ce qu’il condamnait ouvertement [des pratiques sexuelles à l’encontre de jeunes hommes, ndlr].

Qu’avez-vous fait?
Pendant un an, j’ai prévenu des évêques qui n’ont pas réagi, tout en sachant que ce que je disais était vrai. Et à partir de là, certains sites catholiques conservateurs ont pratiquement appelé au meurtre. J’ai reçu par courrier anonyme des menaces de mort, pendant quelques années. La seule fois où le représentant d’un évêque m’a parlé, c’était pour me dire : «attention à votre sécurité quand vous reviendrez en France».

«Dénoncer des abus, ce n’est pas simplement être chez soi au calme à dire du mal de son voisin»

Philippe Lefebvre

Le deuxième registre où l’on devient victime, c’est en écoutant les victimes. J’ai commencé à m’identifier au récit des victimes, jusqu’à mon propre épuisement, puisque je faisais cela à côté de mes engagements professionnels officiels [enseignements bibliques à l’Université de Fribourg, ndlr]. Car, contrairement à ce que certains pensent, dénoncer des abus, ce n’est pas simplement être chez soi au calme à dire du mal de son voisin. Au contraire, cela nous entraine loin, très loin. S’engager, donc «souffrir-avec» et c’est aussi, comme on l’a dit, susciter contre soi beaucoup d’ennemis, et particulièrement dans son propre camp «de catholiques».

Sans compter les personnes qui vous ont sans doute pris pour une personne obsédée…
«Les histoires de viols, vous aimez ça, vous!?», m’a-t-on dit. Je peux dire au contraire que ces histoires me font horreur et certaines me hantent encore aujourd’hui. Mais il y a des gens qui ne veulent pas comprendre et qui retournent contre vous ce que vous dénoncez. J’en parle dans le livre: Quand Jésus chasse les démons, alors on pense que Jésus a en lui un démon. Eh bien non, s’il les chasse! Mais comme «Jésus» et «démon» se trouvent dans la même phrase, cela va forcément de pair pour certaines personnes. Cela, je l’ai entendu à mon sujet de nombreuses fois dans des milieux de chrétiens: «Ah, c’est vous le spécialiste du viol et de l’abus…».

«La Bible, c’est une Parole à la hauteur de la réalité que l’on vit»

Philippe Lefebvre

Est-ce la Bible qui vous a aidé à tenir le coup?
Étudier la Bible, c’est un des éléments qui fait que je suis devenu religieux et que j’ai plaqué un certain nombre d’autres choses qui constituaient ma vie. Pour moi, la Bible c’est une Parole à la hauteur de la réalité qu’on vit. S’il y a des «méchants», des abuseurs, un système d’abus, la Bible le dénonce, le démontre – dans les Psaumes, par exemple. D’étudier la bible m’a permis de mettre des mots pour parler du réel et de dire des choses que je n’aurais pas osé formuler.

A y voir de plus près, la Bible est un vrai catalogue d’abus…
Oui, il y a de cela. Et c’est très aidant. Car, dès les premiers récits, la Bible propose une vraie réflexion et une méditation sur le fait de recevoir, de laisser l’autre s’approcher ou au contraire sur le fait de «mettre la main sur». Mettre la main sur un être humain, sur un groupe, sur un territoire. Et c’est sans tabou. Il y a, par exemple, des histoires de viol d’hommes, de viol de femmes, de viols collectifs, même si ces pages ne sont malheureusement pas beaucoup lues.

La Bible est une anti-langue-de-bois, elle remet des mots sur des réalités. En Genèse 35, par exemple, lorsque Jacob dit: «Allons à Bethel, là où j’étais en grande difficulté». Dieu dit ensuite: «Alors Jacob alla à Bethel, là où il a fui devant son frère Esaü». La Bible, c’est toujours cela: éviter les belles formules et mettre des mots, fussent-ils durs à entendre, sur la réalité. Et quand on commence à imiter ce que la Bible essaye de nous enseigner, ça ne fait pas que des heureux… mais ça fait aussi des heureux!

Est-ce que la Bible offre des solutions concrètes contre les abus?
La Bible ouvre les yeux, elle libère la Parole, elle donne des mots à hauteur du réel, et elle a un souci omniprésent de justice – le psaume 72, par exemple, révèle que le roi qu’attend Israël est celui qui se soucie du faible et du pauvre –. Ce n’est pas un livre de solution ou de recettes, c’est un ouvrage qui réveille. Jésus dit tout le temps «veillez», dans le sens de: gardez les yeux ouvert, ouvrez les yeux au quotidien, si une attitude ne convient pas, dites-le, ayez des mots, engagez-vous et prenez des risques, parce qu’il y en a qui souffrent.

Cette ouverture des yeux, des oreilles et de la bouche, c’est la première étape que peu d’instances dans ce monde arrivent à mettre en œuvre. La Bible le fait. Quand Jésus parle, les gens le regardent, l’écoutent, ou se méfient. La Bible réveille, fait parler et met en route.

Qu’est-ce que la Bible nous apprend sur les victimes et les abuseurs?
Les victimes ne sont peut-être pas toujours les êtres les plus fragiles, mais ce sont ceux qui font attention, qui ont envie de prendre soin, qui attendent la réaction de l’autre, qui sont prompts à s’excuser eux-mêmes. On les remarque tout de suite. Très souvent, les victimes sont des gens à l’écoute, dont les fragilités sont peut-être moins cachées que chez les autres.

«Très souvent, les victimes sont des gens à l’écoute, qui ont envie de prendre soin»

Philippe Lefebvre

Le premier abuseur que j’ai poursuivi [le prêtre «psychanalyste», ndlr] avait ce 6e sens qu’ont souvent les abuseurs: il savait repérer parmi les gens qui l’entouraient ceux qu’il allait pouvoir violenter sans risque, parce qu’ils ne parleraient pas. Deux de ses victimes que je connais sont justement des personnes abusées dans leur enfance et qui n’ont jamais dénoncé leur abuseur. Parvenus à l’âge adulte, ils ont raconté cela à leur «thérapeute», qui en a profité pour les violer sous prétexte de thérapie, sachant qu’ils étaient des hommes qui ne parleraient pas…

Mais il arrive que des victimes décident de parler, de dénoncer, de demander réparation. Ces victimes que l’on pensait être des agneaux, que l’on pourrait facilement immoler, finissent par rugir. J’aime beaucoup ce passage de l’Apocalypse, où est décrit l’Agneau de Dieu qui rugit comme un lion. Face à toute une tendance catholique qui estime qu’il faut se laisser faire, qu’il ne faut rien dire, je réponds non: Jésus ne s’est jamais laissé faire. Avant sa Passion, il le dit lui-même: «Ce n’est pas vous qui me prenez ma vie, c’est moi qui la donne». Et dans Jean 19: «Jésus, prenant sa Croix, alla sur le lieu du Calvaire». On dirait que c’est Lui qui prend l’initiative.

Vous appelez l’Église, en matière de gestion d’abus, à prendre la Parole au sérieux…
Je voudrais un grand coup de Bible dans l’Église. C’est-à-dire, qu’elle revienne à ses fondamentaux, à cette réalité fondamentale qu’est la Parole de Dieu, qui ne parle à peu près que de ça: Comment allons-nous vivre ensemble? Sachant que Dieu est là, chez celles et ceux qui l’accueillent.

«Le Verbe incarné n’a même pas besoin de reformuler: la profession de foi de cette païenne est parfaite!»

Philippe Lefebvre

A un centurion romain (Luc 7), Jésus dit: «Je n’ai jamais trouvé une telle foi en Israël». C’est quand-même assez culotté de parler comme cela d’un officier de l’occupant païen. Ou à la cananéenne (Matthieu 15, 21ss) qui vient et que les disciples veulent éloigner, Jésus répond: «Grande est ta foi, que tout se passe selon ta Parole». Lui, le Verbe incarné, n’a même pas besoin de reformuler: la profession de foi de cette païenne est parfaite. Ce serait bien, dans l’Église, de se mettre à l’école de ces «outsiders». (cath.ch/gr)

Philippe Lefebvre, Comment tuer Jésus? Abus, violences et emprises dans la Bible, Ed. du Cerf, Paris, 2021.

Grégory Roth

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