APIC – Interview
Rencontre avec Mgr Bernard Agré, évêque de Yamoussoukro
Jacques Berset, Agence APIC
Je ne suis pas un intellectuel, plutôt un pasteur, fier de mes origines
paysannes que je ne troquerais pour rien au monde. D’emblée Mgr Agré suscite la sympathie par son ton chaleureux et sa liberté de parole. L’évêque du
diocèse de Yamoussoukro, en Côte d’Ivoire, invité par l’Ecole de la Foi à
Fribourg, nous parle de la culture de son continent, du Synode africain qui
s’ouvrira le 10 avril 1994 à Rome, du défi de l’islam et de la Basilique
Notre-Dame de la Paix qui a fait couler tellement d’encre.
« Je suis d’une petite tribu insignifiante en Côte d’Ivoire, les Mbatto;
nous nous appelons entre nous « Gwa », requins, parce que nous étions des
guerriers », témoigne Mgr Agré. Originaire de la région d’Abidjan, c’était
une tribu de chasseurs, de pêcheurs et d’agriculteurs. Dès son enfance,
Bernard Agré a été baigné dans cette culture africaine qui recèle tant de
valeurs: sens religieux, famille, solidarité… Un atout de taille à la
veille d’un Synode où l’inculturation sera l’un des enjeux décisifs.
Aîné de douze enfants, Bernard Agré n’a commencé l’école qu’à l’âge de
dix ans: « Je ne savais ni lire ni écrire; mes parents, des agriculteurs,
n’ont jamais appris ». A l’origine, chez les Agré, on était animiste, pratiquant comme les autres familles du village les sacrifices traditionnels. Un
jour la famille, devenue entretemps protestante méthodiste, s’est faite
baptiser catholique. Un parcours certes original pour l’ancien évêque de
Man, mais également une expérience d’une grande richesse pour faire face
aux réalités parfois si déconcertantes de ce continent africain.
APIC:Mgr Agré, vous êtes bien enraciné dans le terroir africain…
MgrAgré:J’ai initié mes diocésains à l’agriculture et à l’élevage. Je
vais travailler avec les paysans dans les champs. L’an dernier, à l’arrivée
dans mon nouveau diocèse de Yamoussoukro, la première chose que j’ai faite,
c’est de planter des tomates et des concombres. Comment, ont dit les gens,
vous êtes évêque et vous plantez des légumes ? J’ai répondu: »L’évêque mange aussi! ». Ainsi, je suis proche des gens et leurs problèmes me touchent.
APIC:N’auriez-vous pas souhaité que l’Assemblée spéciale du Synode pour
l’Afrique se tienne dans un des pays du continent et non à Rome ?
MgrAgré:Pour dire vrai, les Africains auraient été heureux d’accueillir
le Synode sur sol africain soit à Nairobi, au Kenya, ou en Côte d’Ivoire,
voire même à Kinshasa. Nous avons été déçus, car un tel événement, chez
nous, aurait permis de faire vibrer davantage la population. L’idée est du
reste partie d’Afrique, plus précisément d’Abidjan: c’est en 1977 que « Présence africaine », une association d’hommes de lettres et de théologiens, a
adopté une résolution demandant à l’Eglise d’Afrique de se mettre en état
de conciliarité permanente. A ce moment-là, on parlait de Concile africain.
Des évêques étaient pour, d’autres contre. Finalement le pape a pris les
choses en main et décidé de faire un Synode.
Maintenant que c’est décidé, nous avons dépassé ce sentiment de déception, en essayant d’en voir les aspects positifs. Car il y a des arguments
qui militent en faveur de Rome, comme les facilités de communication, l’infrastructure des dicastères romains et la présence des médias du monde entier, permettant ainsi de donner plus de résonance à l’événement. D’autre
part, cela facilitera la participation du pape à l’ensemble des travaux.
APIC:Quel est le défi principal de ce Synode ?
MgrAgré:Le vrai défi, c’est de voir comment les Africains vont mettre en
oeuvre ce qu’ils ont reçu de Jésus-Christ, qui leur dit: « Allez enseigner
toutes les nations, baptisez-les… ». Il faut donc dire aux Africains que
Jésus existe, dans un langage compréhensible pour les gens de ce continent:
c’est l’inculturation. Ensuite, on ne peut pas faire cette annonce tout
seuls, mais avec les autres, dans le dialogue et dans un esprit oecuménique. L’annonce de Jésus-Christ doit encore se faire en sauvant l’homme, en
luttant pour ses droits, pour la démocratisation, le développement, la justice et la paix. Pour ce faire, il faudra se servir des tam-tam nouveaux,
les moyens de communication modernes, pour faire résonner ce message.
Si on parle d’inculturation, on a l’impression que c’est une affaire
africaine. Mais, dans l’histoire, c’est ce que vous avez réalisé en Europe.
A partir de Jésus-Christ Sauveur, vos moines, vos grandes abbayes, n’ont
pas fait autre chose! Aujourd’hui, si l’Europe a encore une âme, elle est
chrétienne. En Afrique, nous verrons si nous allons donner à ce continent
une âme à résonance chrétienne, ou alors à résonance païenne et musulmane.
APIC:L’Eglise romaine n’est-elle pas trop « latine » pour l’Afrique ?
MgrAgré:La pensée occidentale est marquée par Aristote, Platon, Thomas
d’Aquin, sans oublier Descartes. Si les orthodoxes nous avaient évangélisés, nous penserions différemment la théologie. Mais nous n’en sommes pas
fâchés: ce que vous nous avez donné nous sert pour construire quelque chose
d’original. Nous devons nous donner cette liberté; nous allons au Synode en
« gagneurs », pas en hommes résignés ou en enfants de choeur prêts à dire
amen à tout. Nous voulons nous faire comprendre. L’ »instrumentum laboris »,
le document de travail du Synode, contient des passages assez vigoureux.
Cela peut faire trembler certaines personnes, mais nous devons remuer
les anciens meubles, faire la toilette de la maison. Le pape Jean XXIII l’a
bien fait avec le Concile Vatican II. Il fallait sortir les cancrelats pour
trouver une Eglise de printemps. Mais nous n’allons pas à Rome pour faire
le procès de l’Europe ou des missionnaires, chercher une tribune pour faire
sortir nos frustrations.
Nous allons discuter des vrais problèmes qui préoccupent l’Afrique. Pour
ne parler que de la Côte d’Ivoire, pays qui n’est pas le plus mal loti de
la région, on ploie sous le fardeau de la dette extérieure, les cours du
café et du cacao se sont effondrés; le pays compte au moins 30% d’étrangers, venus de tout le Sahel à l’époque où c’était encore « l’eldorado »,
sans compter quelque 300’000 réfugiés du Libéria en guerre ou du Togo. Le
temps du miracle ivoirien est terminé, c’est maintenant le temps du « mal
ivoirien », avec son cortège de misères et de problèmes sociaux.
Nous n’allons cependant pas faire un Synode seulement pour l’Afrique,
mais aussi pour le reste du monde. Si l’on voulait nous mettre dans un moule, il faudrait qu’il soit grand. L’africanité s’impose, mais nous ne
souhaitons pas une identité qui n’ait pas un air de famille avec le reste
de l’Eglise. Nous voulons être Africains complètement et romains aussi.
Pour nous, ce Synode est une grande espérance; nous n’allons pas à Rome
pour que la montagne enfante d’une souris!
APIC:Vous avez dans votre diocèse la fameuse Basilique de Yamoussoukro…
MgrAgré:Les évêques de Côte d’Ivoire n’ont pas demandé cette Basilique.
C’est le président Houphouët-Boigny qui l’a fait construire, comme il a
d’ailleurs construit des mosquées dans tout le pays. Je me suis demandé ce
que nous pouvons en faire, puisque le pape l’a acceptée et est venu lui-même la bénir. Il l’a confiée à une équipe de Pères polonais, qui sont responsables de la pastorale de la Basilique. Jean Paul II est un homme charismatique, qui n’a pas peur. Malgré les pressions, au sein même du clergé
ivoirien, il est venu à Yamoussoukro. Moi je l’ai approuvé et je vois que
la Basilique n’est pas dans le désert: elle est remplie de pèlerins de Côte
d’Ivoire, des pays environnants et même d’autres continents.
C’est un important instrument de la pastorale. Si on peut se servir de
cette Basilique de pierre pour construire la Basilique des âmes, alors il
ne faut pas hésiter. Beaucoup de jeunes et d’étudiants des grandes écoles
de la ville – qui compte 120’000 habitants – fréquentent ce lieu. Ce sont
les futures élites du pays, qu’il ne faut pas négliger. N’oublions pas que
Yamoussoukro n’est pas une ville chrétienne: il y a une majorité d’animistes et de musulmans, qui viennent aussi dans cette Basilique…
APIC:Craignez-vous la montée de l’islam en Afrique ?
MgrAgré:Les Africains ont traditionnellement vécu dans la tolérance et en
bonne intelligence entre les religions: il y a plusieurs sortes de fétiches
et chacun adore le sien. On rencontre dans certaines familles des chrétiens
de diverses obédiences, et même des musulmans; on ne s’est jamais battu et
on continue à vivre ensemble. Mais ce qui nous inquiète, c’est la pénétration de l’islam intégriste et de l’islam politique. Ce sont des idées qui
viennent de l’extérieur, qui bénéficient du soutien financier de pays comme
l’Arabie Saoudite, la Libye ou l’Iran. A un moment donné, il y avait beaucoup de portraits de Khomeyni en Côte d’Ivoire, maintenant plus…
Tant que nous sommes entre Africains, nous restons tolérants; un musulman ivoirien peut devenir catholique et vice-versa. Mais nous avons peur de
l’influence du fondamentalisme venant de l’extérieur, car cet islam ne connaît ni tolérance ni réciprocité envers les chrétiens. C’est un défi pour
le monde et pour notre culture. C’est d’ailleurs la préservation de notre
culture qui nous sauvera des difficultés que nous connaissons actuellement.
A cette occasion, je salue le fait que la Campagne de Carême qui vient
de commencer en Suisse s’appelle « Vive l’Afrique ». Au moment où l’Afrique
se sent abandonnée, est foulée aux pieds, des chrétiens et des hommes de
bonne volonté osent miser sur l’avenir de ce continent! (apic/be)
Encadré
L’Eglise catholique en Côte d’Ivoire
L’Eglise catholique en Côte d’Ivoire, visitée déjà à trois reprises par le
pape Jean Paul II, compte treize diocèses, tous dirigés par des évêques
ivoiriens. L’archevêque d’Abidjan, Mgr Bernard Yago, a été créé cardinal en
1983. Sur une population de 12 millions d’habitants, il y a environ 15% de
catholiques. L’Eglise est animée par plus de 400 prêtres, parmi lesquels
les autochtones sont en passe de devenir majoritaires, car il n’y a quasiment plus de prêtres qui viennent de l’extérieur.
L’Eglise de Côte d’Ivoire ne manque pas de vocations sacerdotales – le
chiffre de 200 grands séminaristes est atteint – mais plutôt de locaux et
de professeurs. Les ordres religieux féminins connaissent aussi une augmentation des vocations et les congrégations diocésaines locales – Notre Dame
de la Paix et Notre Dame de l’Incarnation – progressent également. « Ce
n’est pas un engouement, mais la croissance normale d’une jeune Eglise
consciente, note Mgr Agré. Ce n’est pas une sorte de promotion sociale, car
Côte d’Ivoire quand on veut faire de l’argent ou avoir une réputation sociale, on ne se fait pas prêtre. Le business est plus payant! ». (apic/be)
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