Du sable dans les rouages de la globalisation

L’accord sur la taxation des multinationales, qui vient d’être avalisé par plus de cent pays sous les auspices de l’OCDE, sera à marquer d’une pierre blanche dans les annales de la globalisation. En effet, par cet acte – que le G20 devrait reprendre à son compte, sauf surprise chinoise ou russe – les gouvernements de la planète affirment leur volonté de rendre le système fiscal mondial étanche et l’adapter aux modèles d’affaire de l’ère du numérique déterritorialisé, et se faisant de reprendre la main sur la fiscalité des plus grands groupes mondiaux.

Le fait que cet accord ne va toucher que quelques centaines d’entreprises met en évidence l’extraordinaire hétérogénéité des configurations qu’on qualifie d’un même terme «d’entreprise». De la micro-entreprise aux mastodontes de l’économie mondiale avec des dizaines de milliard de chiffre d’affaires et de bénéfice, tout est entreprise.

L’accord ne porte que sur les plus grandes parmi les trans-nationales, c’est-à-dire ces entreprises dont les activités de production et de distributions impliquent de nombreux territoires. Ce mode de fonctionnement, progressivement mis au point, a été le fer de lance de la globalisation moderne, vieille d’un demi-siècle environ. Ces entreprises ont su saisir de nouvelles opportunités technologiques et géopolitiques grâce à leur inventivité et leur agilité organisationnelle. Ce faisant, leur caractère de plus en plus transnational les a soustraites progressivement de l’emprise d’une autorité fiscale unique, puisque leurs activités ont été réparties entre de nombreux territoires. L’accord qui vient d’être conclu permet aux gouvernements de reprendre un peu la main; il met quelques grains de sable dans les rouages de la globalisation. Pourtant, tous les gouvernements ne tirent pas à la même corde, loin s’en faut, notamment la Suisse qui appuie le principe de l’accord du bout des lèvres, mais annonce vouloir formuler des réserves quand la négociation rentrera dans la phase finale.

«Il ne suffit pas de taxer, il faut encore dépenser avec le souci des plus fragiles»

Les entreprises transnationales constituent l’épine dorsale de la globalisation, mais – paradoxalement – demeurent les éléments peu connus de l’économie mondiale. Certes, elles publient leurs états financiers à destination des marchés financiers, mais peu ou pas d’information économique structurée. Ainsi, personne – sauf les hautes directions – ne sait comment est distribuée entre les territoires la production de leur valeur ajoutée. Or, la valeur ajoutée est la raison d’être de toute activité économique puisqu’elle est la somme des rémunérations du travail et de celles du capital, dont le bénéfice est une des composantes. Si la rémunération du travail est inscrite dans un territoire, la rémunération du capital – notamment quand il est intangible (brevets, marques) – est mobile au gré des principes comptables et des politiques de domiciliation des groupes. C’est donc le plus malin ou inventif, c’est selon, qui gagne. On parle alors d’optimisation fiscale ou de prix de transfert, techniques dont les transnationales sont passées maîtres et que l’OCDE a mis dans son viseur il y a plus de dix ans à cause de leur potentiel de spoliation.

Certes la mise en place de l’accord va se traduire par une facture supplémentaire pour les quelques centaines d’entreprises; on parle d’une fourchette de 100 à 150 milliards par année. En conséquence, les bénéfices distribués vont diminuer, avec probablement, en parallèle, une hésitation boursière et une pression accrue sur les salaires, aussi chez les sous-traitants. Le jeu risque d’être à somme nulle, avec les gouvernements pour principaux bénéficiaires. En conséquence, l’ultime justification morale de l’accord est double. D’une part, renforcer la coopération entre gouvernements en réduisant la marge de manœuvre des très grandes entreprises. D’autre part, rééquilibrer un peu l’inégalité fiscale en taxant un peu plus le capital. Ceci étant, la preuve ultime du bien-fondé moral sera à chercher dans la manière dont les gouvernements utiliseront cette nouvelle manne. Il ne suffit pas de taxer, il faut encore dépenser avec le souci des plus fragiles.

Paul H. Dembinski

7 juillet 2021

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