APIC – Reportage
Un combat larvé contre la culture chrétienne ?
Jacques Berset, Agence APIC
Beyrouth, 21février(APIC) Au Liban, pays de 3,5 millions d’habitants, sur
environ 700’000 élèves et étudiants, près de 2/3 du total sont dans le secteur privé. La moitié des établissements privés sont en mains catholiques,
appartenant soit à des diocèses soit à des ordres ou congrégations religieuses. Aujourd’hui, les écoles catholiques tirent la sonnette d’alarme:
l’Etat libanais, sous la pression des pays arabes voisins, mènerait un
« combat larvé contre la culture chrétienne », cherchant à arabiser le système scolaire et à étouffer le secteur privé par des contraintes financières.
L’Etat libanais, laissant croire qu’il s’intéresse à un problème socioéconomique en prenant parti pour les parents ne pouvant payer la scolarité
de leurs enfants (voir encadré), essaye de s’immiscer dans les affaires de
l’école privée alors que son propre secteur est très mal géré, dénoncent en
choeur Mgr Youssef Béchara et le Père Camille Zeidan. Mais c’est un fait
que devant les sommes exorbitantes que représentent les frais d’inscription
dans les écoles privées, de plus en plus de familles renoncent à envoyer
leurs enfants à l’école. Les Libanais même les plus pauvres avaient
pourtant fait de l’éducation de leurs enfants une priorité. Aujourd’hui,
nombreux sont les enfants qui ont dû chercher du travail pour faire bouillir la marmite familiale. La guerre a laminé la classe moyenne.
Archevêque maronite d’Antélias, Mgr Béchara s’occupe du secteur scolaire
et universitaire de la Commission Episcopale pour l’Ecole Catholique et le
Père Zeidan est le nouveau responsable du Secrétariat des Ecoles Catholiques. S’ils ne nient pas les problèmes économiques des familles, ils estiment cependant que les lois 136/92 et 179/92 concernant le contrôle des
scolarités dans les institutions pédagogiques privées, poursuivent d’autres
buts. Ces dispositions qui créent d’immenses problèmes budgétaires aux écoles chrétiennes, ne visent-elles pas finalement à leur abolition ?
Préserver l’autonomie scolaire dans le cadre de la Constitution
Le Ministère de l’Education Nationale essaye toujours plus de s’immiscer
dans la gestion des écoles, sous prétexte de contrôler les programmes scolaires. « On risque la mainmise sur tout le système scolaire. La présence de
l’école et de son autonomie dans le cadre de la Constitution libanaise est
l’un des combats auquel nous devons faire face », note Mgr Béchara.
Arabisation = nivellement par le bas ?
L’an dernier, les écolages pour le privé ont été gelés pour une durée de
cinq ans; l’Etat a également fixé les traitements des professeurs du privé
à un niveau si bas que le risque est grand d’assister à une désaffection
croissante du corps professoral. « Quand les traitements étaient normaux, il
y avait de la relève. Les professeurs de bon niveau se dirigent maintenant
vers d’autres jobs. C’est là une autre façon d’atteindre l’école ».
Les contraintes budgétaires imposées par l’Etat, estiment les responsables de l’Enseignement catholique, sont utilisées pour mener un combat larvé
contre la culture chrétienne. Le but serait d’obtenir un nivellement par le
bas en arabisant l’enseignement, sous prétexte de travailler de concert
avec l’ensemble des Etats arabes. Le Liban a toujours lutté pour garder sa
spécificité sur le plan scolaire. Les écoles chrétiennes, dont le niveau
est reconnu à l’étranger, ont mené des années durant un combat contre l’adhésion du Liban à l’ALECSO, l’Organisation Arabe pour l’Education, la Culture et les Sciences. Il y a deux ans, le Liban a finalement adhéré à ce
pendant arabe de l’UNESCO.
L’apport des chrétiens à la renaissance arabe
Pour les responsables de l’Ecole catholique, l’arabisation de l’enseignement risque de faire disparaître une caractéristique essentielle du Liban: son ouverture à la culture occidentale, à la démocratie, à l’esprit
critique, sans que le pays renie pour autant son appartenance au monde arabe. D’ailleurs, notent-ils, les chrétiens arabes, dans leur histoire ancienne et récente, ont été les promoteurs de la culture arabe et ont joué
un grand rôle, dès le milieu du XIXe siècle, pour la Renaissance arabe, la
« Nahda ». L’imprimerie, la presse, la littérature, la musique, le théâtre
voire la pensée politique leur doivent beaucoup. Tout cela, grâce à cette
ouverture à la fois au monde arabe et au monde occidental.
Pour Mgr Béchara, le défi de l’arabisation est capital: « Nous n’acceptons pas la propagande qui fait des langues étrangères un moyen de communication uniquement; pour nous, ce sont d’abord des instruments de culture ».
Dans les établissements catholiques, on a à faire avec une seconde voire
une troisième langue dès les classes maternelles. Si, cédant à la facilité,
on n’enseigne une langue étrangère qu’à partir des classes moyennes, l’on
risque de devenir indifférent à la langue comme telle et à plus forte raison à la culture qui lui correspond. « Voilà l’enjeu: ce sont des options de
base dont on ne peut se défaire par fidélité à une tradition et à un patrimoine qui dépassent les frontières du Proche-Orient ».
Des lieux de coexistence intercommunautaire
L’enseignement catholique au Liban n’est pas seulement au service des
chrétiens; il joue un rôle non négligeable dans la compréhension entre les
communautés: 25% de l’effectif total des élèves sont non chrétiens, et
dans les régions à prédominance musulmane, les élèves voire les professeurs
musulmans sont en majorité. Ces « lieux de coexistence intercommunautaire »
sont disséminés dans tout le pays et l’Ecole catholique a maintenu sa présence dans les régions périphériques: au Liban-Sud, dans l’Akkar, au Nord,
et même à Baalbeck, dans la Bekaa, en milieu chiite.
Frère Antoine Jarjour, directeur de l’école des Frères maristes de
« Champville », à une dizaine de kilomètres au nord-est de Beyrouth, a sous
sa responsabilité plus de 3600 élèves, filles et garçons, du jardin d’enfants aux classes de bac. Son établissement a subi pour un million de dollars de dégâts de guerre: des centaines d’obus l’ont dévasté, du 31 janvier
au 6 février 1990, tirés pour la plupart par les milices chrétiennes des
Forces libanaises de Samir Geagea qui, bombardant le général Aoun, avaient
pris le collège pour cible. De l’argent qu’il a bien fallu trouver en dehors du budget scolaire… grâce à l’aide de la Congrégation.
A « Champville », on craint également pour l’avenir. « Certes, le gouvernement ne peut rien faire si les écoles catholiques, sans exception, font
front commun. Que peut faire l’Etat devant 300 écoles catholiques? Jusqu’à
maintenant, le pouvoir a profité du fait que chaque établissement agissait
en franc-tireur… » Certains d’entre eux n’avaient pas vraiment de budgets
et trichaient au niveau financier. « Il fallait mettre de l’ordre dans la
maison ». Maintenant, avec le statut de l’enseignement catholique, promulgué
par l’Assemblée des Patriarches et Evêques Catholiques du Liban en décembre
dernier, « il y a plus d’unité et plus de justice, bien que cela ne plaise
pas à tout le monde qu’il y ait de l’organisation ».
Un combat de longue haleine
La menace qui pèse sur l’école catholique serait-elle donc volontairement exagérée? « Vous savez, ils ont le temps, note Frère Antoine en parlant du pouvoir actuel; ils sont malins, parce qu’ils ont fait leur rodage
en Syrie, où l’on a nationalisé les écoles catholiques en 67. S’ils le font
ici comme en Syrie, cela provoquerait une révolution, alors ils vont tout
doucement, systématiquement, en profitant d’obstacles financiers… »
En attendant, les effectifs augmentent constamment, surtout dans les
classes complémentaires (moyennes) et secondaires. Cette ruée sur le secteur privé est d’abord due à la dislocation totale de l’enseignement public. Du fait de la guerre et des déplacements massifs de populations, la
désorganisation de toutes les structures étatiques a eu de graves conséquences sur les écoles officielles. Il n’y a plus d’alternative à l’enseignement privé, surtout si l’on considère la qualité de l’enseignement. Naguère, les écoles publiques, notamment les écoles secondaires, avaient un
certain niveau. A présent, la plupart des professeurs du secteur public
sont partis dans le privé, où il y a davantage de rigueur; le contrôle y
est plus proche et plus serré, et le rendement est meilleur.
Pour illustrer l’état lamentable du secteur public, Mgr Béchara cite le
cas du directeur d’une école publique qui devrait avoir 110 professeurs, et
qui n’en dispose que de 56: les 110 professeurs sont inscrits à l’école,
mais ils ne viennent pas enseigner, parce qu’ils sont mal payés, à cause de
l’éloignement, de la désorganisation totale…. « Il y a un immense gaspillage des deniers publics dans l’école officielle, et il existe même des
classes qui ont plus de professeurs que d’élèves ». Et quant au coût par
élève dans les écoles publiques, dans le Metn par exemple, il est cinq fois
plus élevé que dans les meilleures écoles catholiques, mais c’est l’Etat
qui le prend en charge.
Les écoles catholiques ne sont d’ailleurs pas les plus chères: certaines
écoles privées coûtent au Liban trois à quatre fois plus. L’Enseignement
catholique, du reste, de plus en plus conscient de son rôle social, a adopté ce principe: aucun élève ne doit être empêché de poursuivre sa scolarité
pour des motifs financiers. Un système de solidarité s’est installé et concerne une proportion d’élèves non négligeable. Dans certains cas, livres et
transports sont également payés. Contrairement aux idées reçues, l’Enseignement catholique, s’il dispose d’établissements huppés, n’est pas destiné
uniquement aux élites qui peuvent payer. En effet, le quart de ses effectifs fréquente les écoles catholiques gratuites. (apic/be)
Encadré
Impasse financière pour de nombreuses écoles catholiques
En 1984/1985, les écolages de l’école Saint Joseph, à Cornet Chahwan, au
Nord-Est de Beyrouth, dans le Metn, variaient entre 750 et 1600 dollars.
Les gens avaient alors des salaires correspondants. Aujourd’hui, les scolarités sont entre 230 dollars et 500 dollars. Avec l’inflation qu’a également connue le dollar entretemps, tous les équipements et les charges des
écoles ont augmenté. L’enseignement coûte de plus en plus cher, car il faut
investir dans les laboratoires, l’informatique: les enfants doivent être
« up to date ». A l’époque, note le Père Camille Zeidan, directeur de l’école, « nous avions à peine 5% d’élèves qui ne pouvaient pas payer; aujourd’hui, nous en avons entre 30 et 40%, alors que les écolages (en
dollars!) sont quatre fois moins chers! ».
Notons que le même problème se pose en matière de soins médicaux, une
hospitalisation étant devenue un luxe pour une grande majorité de la population. Un professeur à l’Université libanaise gagne 250 dollars par mois!
Même si l’école était gratuite, une famille qui a plusieurs enfants ne
pourrait même pas payer les transports (15 US$ mensuels par enfant). L’Etat
libanais, dans ce domaine comme dans d’autres, est complètement absent. Cependant, des parents et des anciens de l’Enseignement catholique, conscients de l’investissement que représente pour un pays son niveau d’éducation, l’aident volontairement au niveau financier. (apic/be)
Les photos de ce reportage sont disponibles à l’agence CIRIC à Lausanne
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