Cardinal Sarah, ni traditionaliste, ni progressiste, intransigeant

«Je ne suis ni traditionaliste, ni progressiste. J’enseigne ce que les missionnaires m’ont enseigné. Je veux être fidèle, c’est tout.» Le cardinal Robert Sarah n’aime pas les étiquettes. Mais il admet celle d’intransigeant «parce que Dieu est exigeant, parce que l’amour est exigeant».   

L’ancien préfet de la Congrégation pour le culte divin et la discipline des sacrements était de passage à l’abbaye de St-Maurice pour présider la célébration des martyrs d’Agaune. Il a livré, le 21 septembre 2021, en exclusivité à cath.ch son analyse de la crise actuelle du monde et de l’Eglise.

Certains vous qualifient d’intransigeant. Acceptez-vous ce qualificatif?
Dieu est exigeant, parce que l’amour est exigeant. Si intransigeant est compris dans ce sens oui, je suis d’accord. Aimer vraiment, c’est mourir pour les autres. C’est le Christ qui le dit. La religion chrétienne est exigeante. Elle n’est pas facile. Si nous voulons entrer dans le mystère de la mort et de la résurrection du Christ, nous ne pouvons pas vivre notre foi à la légère. Une foi qui refuse la croix n’est pas chrétienne. Quand Pierre dit à Jésus: «Non, la croix n’est pas pour toi», Jésus lui répond «arrière Satan». Un autre passage dit: «Si ta main droite te scandalise, coupe-là. Si ton œil t’entraîne au péché, arrache-le». C’est intransigeant.

Vous avez quitté la Congrégation pour le culte divin en début d’année 2021. Comment vivez-vous aujourd’hui votre mission?
Aujourd’hui, beaucoup de chrétiens cherchent un soutien dans cette confusion, pour grandir dans la foi, appuyer leurs convictions. Ma tâche est de les confirmer dans la foi, dans la mesure du possible, afin que ce qu’ils ont toujours cru ne change pas. L’Évangile est toujours valable comme il l’a été pour les apôtres, les pères de l’Eglise et les saints tout au long de l’histoire. Comme nous le chantons tous les Samedis-Saints: «le Christ est le même hier, aujourd’hui et pour les siècles.»

«L’homme se croit capable de se façonner, de se créer lui-même. Il ne veut dépendre ni de Dieu, ni de personne, hormis de lui-même.»

Dans un livre paru la semaine dernière en Italie, le pape émérite Benoît XVI voit une cause anthropologique à la crise actuelle.
La crise est multiple: de la foi, du sacerdoce, de l’Église, mais surtout anthropologique, aggravée par l’idéologie du genre. L’homme se croit capable de se façonner, de se créer lui-même. Il ne veut dépendre ni de Dieu, ni de personne, hormis de lui-même. Je partage tout à fait l’analyse de Benoît XVI. Cette crise est plus accentuée en Occident qu’ailleurs, du fait du vieillissement de la population, de l’évolution de la natalité, des progrès technologiques. On veut améliorer, augmenter l’homme, le rendre immortel. Mais ce sont des illusions. La perfection n’appartient qu’à Dieu.

Ces illusions se heurtent à l’énigme de la mort.
Bien sûr. Beaucoup de gens ont tellement peur de la mort aujourd’hui. Ils ne pensent plus à l’âme, mais uniquement à se protéger physiquement. Toutes les dispositions sanitaires face à la pandémie vont dans ce sens, mais personne ne s’occupe de la mort de l’âme, alors que c’est l’essentiel d’une vie humaine.

Comment la tradition peut-elle en ce sens venir au secours de l’homme?
L’homme est un héritier. Il reçoit, la vie, un nom, une famille, un pays, une langue, une culture, une tradition. Mais il nie cela, il veut tout créer. Ce qui ne fait qu’augmenter la crise et la désorientation. Un arbre sans racines meurt. Un fleuve si vaste, si majestueux soit-il sèche et disparaît, s’il est coupé de sa source. L’Occident l’a oublié.

La tradition est cependant une démarche dynamique.
Quand vous touchez un héritage, ce n’est pas pour l’enterrer, ni pour le dilapider, mais pour le faire fructifier. La tradition n’est pas quelque chose de fixe. Elle évolue mais sans se déraciner. Comme un homme qui naît avec des membres petits qui vont ensuite grandir et se développer. Si tout le monde agit comme il pense, sans tenir compte de son histoire et de sa tradition, nous allons vers l’anarchie.

«Ce qui compte ce n’est pas la marche, mais la recherche de la vérité. La vérité ne naît pas du consensus, elle nous précède.»

Le pape François invite à ne pas avoir peur de la liberté, ni de la nouveauté.
Il faut s’ouvrir mais en restant soi-même. Si je m’ouvre à quelqu’un, je ne dois pas disparaître. Je dois conserver ce que je suis. Chrétien, je reste chrétien. S’ouvrir n’est pas seulement chercher un consensus, mais vouloir essayer de faire grandir l’autre, marcher ensemble vers la recherche de la vérité.

Marcher ensemble, c’est la définition du mot synode.
Non. Ce qui compte ce n’est pas la marche, mais la recherche de la vérité. La vérité ne naît pas du consensus, elle nous précède. Si nous dialoguons, si nous nous rencontrons, c’est parce que nous cherchons ensemble la vérité qui rend libre. Chacun vient avec sa vision, ses idées. Mais si je suis honnête, je dois admettre que ma vision est incomplète et être prêt à adopter la vision de l’autre plus complète et plus vraie.
Si nous regardons ce qui se passe au niveau du chemin synodal allemand, je ne sais pas où cela va nous mener. Vers une réinvention totale de l’Eglise? On va prendre ce que chacun dit pour établir un consensus. Mais la vérité de l’Église nous devance. Elle ne peut pas être fabriquée par nous.

La messe est un sacrifice qui sauve et pas un repas fraternel, insiste le cardinal Sarah | © Bernard Hallet

L’Église est néanmoins en marche, elle évolue, elle change au cours des âges…
Non, l’Église ne change pas. Elle est née du côté transpercé du Christ sur la croix. C’est nous qui devons changer. Si l’Église est sainte, elle ne peut changer que pour devenir encore plus sainte.

N’est-ce pas courir le risque de l’immobilisme? Le Concile Vatican II invite à discerner les signes des temps.
Vatican II ne dit pas que l’Église doit changer. Elle grandit en nombre et en sainteté. Mais elle ne change pas ce qu’elle est, c’est-à-dire le prolongement de Jésus-Christ, une et sainte. C’est Jésus qui la bâtit et non pas les hommes. Nous en sommes les membres.

D’où l’importance, à vos yeux, de la la proclamation fidèle de la foi de L’Église à travers la liturgie.
L’adage dit lex orandi, lex credendi. Comme nous prions c’est comme cela que nous croyons. Quelle que soit ma culture, mon lieu de naissance, mon continent, ma foi en Jésus -Christ ne change pas. L’inculturation n›est pas mettre un vernis africain ou asiatique sur un rite. L’inculturation c’est laisser Dieu pénétrer ma nature humaine et ma culture. C’est comme l’incarnation quand Jésus prend notre forme humaine, il ne la laisse pas intacte, il la divinise. Comme le dit saint Irénée: «Dieu s’est fait homme pour que l’homme devienne Dieu». Sinon, nous horizontalisons la religion chrétienne. Nous pouvons parler des questions sociales, mais il faut d’abord faire monter l’homme vers Dieu.

«La liturgie n’est pas pour l’homme, elle est pour Dieu. Si on perd la centralité, le primat de Dieu, alors la messe devient un simple repas fraternel.»

La célébration de la messe est un sacrifice, mais en même temps aussi un repas fraternel.
Ce que nous mangeons et buvons, c’est le Corps et le Sang de Jésus qui s’est sacrifié pour nous. Donc la messe est un sacrifice qui sauve et pas un repas fraternel. C’est la commémoration de la passion, de la mort et de la résurrection du Christ. Ce n’est pas d’abord un repas convivial. Il faut insister là-dessus.

C’est là que ce situe peut-être la fracture entre les traditionalistes et la messe issue de la réforme liturgique promulguée par Paul VI.
Regarder comment on célèbre la messe aujourd’hui. Nous ne faisons bien souvent que bavarder entre nous. Le prêtre parle, parle, sans laisser de silence. En Afrique nous avons beaucoup de danses, d’applaudissements, mais peut-on danser devant un mort? Jésus nous dit: «faites cela en mémoire de moi». Nous sommes réunis ensemble, nous sommes contents, mais c’est tout. La liturgie n’est pas pour l’homme, elle est pour Dieu. Si on perd la centralité, le primat de Dieu, alors la messe devient un simple repas fraternel.
Si nous n’entrons pas dans le mystère, alors nous nous battons entre nous et chacun veut imposer sa vision. C’est Dieu que nous célébrons, que nous adorons. C’est lui qui nous réunit pour nous sauver.

La manière de croire évolue.
Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Quand Jésus dit «croyez-en-moi» il le dit aux juifs, aux païens, aux Grecs. Croire c’est se fier à Jésus, c’est compter sur lui.

Les respect de la forme liturgique est dès lors central pour la foi.
Je suis impressionné par les autres religions. Les musulmans, les bouddhistes, prient tous de la même manière. Je ne comprends pas pourquoi, nous chrétiens, nous nous battons sur ces questions. La foi est un don de Dieu. Nous perdons trop d’énergie dans des conflits liturgiques inutiles.

«Personne ne peut trouver un seul mot, une seule phrase que j’aurais dite ou écrite contre le pape François.»

Les milieux traditionalistes ont fait de vous leur porte-étendard.
Non, je ne suis pas un porte-parole. J’affirme ce que l’Église catholique a toujours cru et affirmé. J’affirme la doctrine et l’enseignement moral de l’Église. Je ne suis ni traditionaliste, ni progressiste. J’enseigne ce que les missionnaires m’ont enseigné et certains sont morts très jeunes pour me donner le Christ. Je n’invente rien, je ne crée rien. Je veux être fidèle, c’est tout. Dieu nous parle comme il a parlé à Adam et aux apôtres.

«Je n’invente rien. Je ne créé rien. Je veux être fidèle», dit le cardinal Robert Sarah | © Maurice Page

D’autres vous considèrent comme un adversaire du pape François.
C’est une étiquette que l’on me colle. Mais personne ne peut trouver un seul mot, une seule phrase que j’aurais dite ou écrite contre lui.

Au sein de votre combat pour la liturgie, le célibat des prêtres est une question essentielle. Vous voyez un lien ontologique entre sacerdoce et célibat.
Le Christ est l’époux de l’Église et le prêtre en tant qu’alter Christus ou ipse Christus (autre Christ ou le Christ lui-même) doit être entièrement conformé au Christ. Donc le célibat et la prêtrise sont ontologiquement liés.

Les Eglises orientales catholiques ont pourtant un clergé marié.
Les raisons sont politiques et historiques. C’est tout. Ces Églises reconnaissent d’ailleurs l’importance du célibat puisqu’un prêtre marié ne sera jamais évêque. Tous les derniers papes, Paul VI, Jean Paul II, Benoît XVI et même François ont tous insisté sur le célibat. Le pape François a dit, reprenant les termes de Paul VI: «Je préfère mourir plutôt que de changer la loi du célibat». On m’a accusé de tout, d’avoir manipulé Benoît XVI, mais le pape François m’a remercié personnellement pour mon livre. Je me moque de tout cela. Peut-être n’avons-nous pas la même façon de nous exprimer. Mais chacun en rendra compte devant Dieu.

Vous avez consacré un de vos livres au nécessaire silence.
Le silence nous est indispensable humainement parlant. Lorsque vous voulez vous reposer, vous avez besoin de silence. Lorsque vous voulez lire ou écrire le silence est indispensable. Dans nos rapports avec Dieu, il en est de même. Dieu habite le silence. Dans nos sociétés tellement bruyantes, Dieu a disparu. Il a un désintérêt total de Dieu, parce que nous sommes mangés par le bruit, le téléphone, internet, les informations. Nos cérémonies sont aussi tellement bruyantes.

Le cardinal Robert Sarah au côté de Mgr Jean Scarcella, Abbé de St-Maurice | © Maurice Page

Dans quel sens?
On rajoute des paroles, on invente des choses nouvelles, on commente tout le temps. Prenez le début de la messe: «Préparons-nous à la célébration de l’eucharistie en reconnaissant que nous sommes pécheurs». Nous n’avons pas besoin d’explications ni de commentaires, mais de silence pour nous permettre de rentrer en nous-mêmes.
Je viens d’un pays qui compte 73% de musulmans. Quand un musulman se prépare à prier il fait ses ablutions puis se met seul dans un coin en silence et quand il a fini, il va dans la salle pour prier. Que font les prêtres? Ils se préparent à la sacristie en bavardant puis en poursuivant leurs bavardages lors de la procession d’entrée. Nous voulons tellement humaniser notre liturgie que nous en perdons le sens.

Le maintien du latin pourrait être utile dans ce sens-là?
Le Concile Vatican II le recommande explicitement. La langue de l’Église, de la liturgie, c’est le latin. Lorsque nous nous retrouvons ensemble entre Africains ou avec des gens d’autres continents, le latin nous unit et nous permet de célébrer ensemble.

«C’est un mal d’avoir supprimé le latin. Tous les musulmans prient en arabe, même si ce n’est pas leur langue.»

Cela ne vaut pas forcément pour une célébration dans une communauté locale.
C’est un mal d’avoir supprimé le latin. Tous les musulmans prient en arabe, même si ce n’est pas leur langue. Nous divisons ce que le Christ a uni. S’il n’y a plus de latin, pourquoi parler d’Église latine? C’est d’ailleurs pareil pour la musique avec le maintien du chant grégorien.

Le Concile dit aussi que la traduction dans la langue du pays peut être utile.
Cela signifie que l’on doit traduire dans la langue vernaculaire la parole de Dieu pour que les gens puissent la comprendre. Mais encore une fois, il n’a pas dit de supprimer le latin.

Les pays francophones vont introduire la nouvelle traduction du missel pour le début de l’Avent 2021.  
C’est bien que le missel en français puisse paraître. La traduction s’est beaucoup améliorée, même s’il reste des choses qui auraient pu être meilleures.

Est-ce juste que la responsabilité des traductions ait été confiée aux conférences épiscopales selon la volonté du pape François?
Est-ce qu’un élève qui fait un examen se corrige lui-même? Il a toujours besoin d’une correction et d’un avis extérieur. Sinon chacun risque de traduire comme il veut. On me dira «une conférence épiscopale connaît sa langue et sa culture» certes, mais toutes les conférences épiscopales n’en ont pas les moyens, notamment une connaissance assez approfondie du latin. Mais je ne veux pas m’exprimer davantage à ce sujet.

Vous ne voulez pas d’une Église tiède.
L’Église doit parler une langue claire précise qui dit la doctrine et la morale. Beaucoup d’évêques se taisent ou disent des choses vagues par peur des médias et des réactions négatives. Nous devons demander la grâce à Dieu d’augmenter notre foi et de grandir dans son amour. Nous ne prions pas assez. (cath.ch/mp)

Prier lire et écrire
Depuis février 2021, le cardinal Sarah n’a plus de responsabilité au sein de la Congrégation pour le culte divin, il est toujours membre des Congrégations pour la cause des saints, pour l’évangélisation des peuples, pour les Églises orientales ainsi que du comité pour les congrès eucharistiques internationaux. «Cela fait encore pas mal de tâches. Mais je dirais que j’utilise mon temps pour Dieu, d’abord prier davantage, deuxièmement lire et troisièmement écrire.»
«Le Père Abbé m’avait déjà invité l’année dernière et je n’ai pas pu venir à cause de la pandémie. Cette année, je me réjouis beaucoup de présider la fête de saint Maurice et ses compagnons. En tant que saint africain Maurice est un modèle à suivre. Il a préféré mourir plutôt que d’obéir à l’empereur.» MP

Maurice Page

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