A Venise, des religieux arméniens cultivent leur foi et leur culture

Venise célèbre en 2021 ses 1600 ans d’existence. L’histoire de la ville maritime épouse celle du christianisme occidental. Les minorités religieuses établies dans la Sérénissime en font partie. Exemple, celui des moines arméniens, établis depuis trois siècles sur l’île de San Lazzaro.

Bernard Litzler pour cath.ch

On les appelle les «mékhitaristes». Un nom dérivé de Mékhitar de Sébaste, un moine fondateur de l’ordre en 1700 à Constantinople. D’abord réfugié dans le Péloponnèse vénitien, Mékhitar rejoint Venise en 1715, suite à l’invasion ottomane. Soutenu par les négociants arméniens, le religieux obtient peu après d’établir sa communauté sur une île voisine du Lido, San Lazzaro. D’où l’appellation adoptée par les Vénitiens: «San Lazzaro degli Armeni», Saint-Lazare des Arméniens. Le monastère, véritable foyer de culture et de recherche intellectuelle, va marquer l’histoire spirituelle du peuple arménien.

La ligne 20

Aujourd’hui il suffit de quelques minutes en bateau pour rejoindre le territoire insulaire de 30’000 mètres carrés. La ligne 20 du Vaporetto vous dépose dans le port de l’île. Le Père Hamazasp Kechichian, supérieur de la communauté, accueille les visiteurs. Arménien originaire de Syrie, il va les conduire, en anglais, à travers le monastère, en commençant par le superbe cloître doté de grands panneaux explicatifs.

«La présence arménienne à Venise est très ancienne: elle date du 15e siècle, explique le guide. Les Arméniens participaient à sa vie économique et spirituelle. Ils avaient leurs églises, leurs commerces et un collège». A la fin du 17e siècle, l’île de Saint-Lazare est abandonnée, après avoir été le siège d’une abbaye bénédictine, puis un lazaret.

Saint Benoît et saint Antoine

Les moines s’y installent le 8 septembre 1717, jour de la Nativité de Marie. «Fils adoptifs de la Vierge, prêcheurs de la pénitence, chargés de besoins spirituels du peuple arménien», ils adoptent le double patronage de saint Antoine du désert, fondateur de l’érémitisme en Egypte et de saint Benoît, père du monachisme occidental.

Pour la communauté arménienne vénitienne, la présence des moines est un point d’ancrage essentiel. Pour preuve, la bibliothèque de San Lazzaro compte 4’000 manuscrits, de provenances diverses. «C’est une sélection d’ouvrages que les pères choisissaient pour les études, explique le Père Hamazasp. Nous avons ici la troisième collection la plus importante de manuscrits arméniens dans le monde, après Erevan et Jérusalem. Nos livres sont constitués d’ouvrages de spiritualité, de Bibles, mais aussi de piliers de la culture occidentale, traduits en arménien: cela va de Virgile à Bossuet et Racine en passant par la littérature anglaise».

Une véritable «île aux trésors», conservés dans une grande annexe de forme ronde. Inaugurée en 1970, elle est rafraîchie par ventilation pour assurer la conservation des ouvrages. Précis et enthousiaste, le Père Hamazasp présente les livres enluminés ainsi que les reliures métalliques aux motifs religieux. Au passage, il signale le plus ancien livre en arménien, imprimé en 1512.

Une momie

Le monastère, amoureux des livres et de la culture, possédait en outre sa propre imprimerie polyglotte. Aussi les livres imprimés, objets du travail des moines ou dons de bienfaiteurs, sont-ils gardés dans une autre partie des bâtiments. Ouvrages en anglais, allemand ou français, traductions en arménien, objets religieux, l’inventaire des richesses muséales est impressionnant.

Par leur engagement, ponts entre l’Orient et l’Occident, les Pères sont devenus les héritiers d’un patrimoine exceptionnel: des objets offerts au monastère et remontant aux Phéniciens et aux Etrusques, des lampes à huile, des divinités babyloniennes, des céramiques de Chine.

Un des trésors monastiques: la momie de Nemenkhetamon qui date du 11e siècle avant Jésus-Christ | © Bernard Litzler

Une des pièces maîtresses est constituée par une momie égyptienne, du nom de Nemenkhetamon. C’est l’une des mieux conservées au monde. Exposée derrière une vitre, la dépouille du prêtre du temple d’Amon est enveloppée dans une couverture de perles de verres ornée du scarabée et de l’aigle d’Horus. «Elle date du 11e siècle avant Jésus-Christ. Elle a été offerte aux moines par le ministre des Affaires étrangères égyptien, Boghos Bey Youssoufian».

Napoléon et Lord Byron

Des figures ont également marqué l’endroit. Le fondateur Mékhitar, grand intellectuel et chercheur, composa une grammaire et un grand dictionnaire et traduisit en arménien nombre d’ouvrages. D’autres religieux s’inscriront dans son sillage, notamment le Père Léonce Alishan (1820-1901), historien et géographe, archéologue et poète, qui chante la terre d’Arménie sans, pourtant, y avoir jamais vécu.

Napoléon Ier laissa aussi quelque souvenir à Saint-Lazare. Le Père Hamazasp montre le document signé de l’Empereur autorisant, en 1810, les moines mékhitaristes à rester sur l’îlot. Un statut dérogatoire, arraché au potentat corse. En 1816-17, le poète anglais Lord Byron (1788-1824), un des pères du romantisme, attiré par la vigueur intellectuelle des religieux, visite souvent l’île. Il y apprend la langue arménienne. Et se passionne, composant avec son enseignant, le Père Pascal Aucher, une Grammaire anglaise et arménien. Il travaille également à l’élaboration d’un dictionnaire anglais-arménien.

L’arménité ancrée

Vers midi, fin de la visite, après un tour dans le magasin monastique. Les religieux vont se retrouver pour la prière de midi et le repas. Car les offices continuent de rythmer la vie des Pères mékhitaristes. Des dizaines de milliers de visiteurs – 50’000 à 80’000 avant la crise sanitaire – viennent goûter ici au parfum de la lointaine Arménie.

La communauté – une douzaine de Pères – poursuit ainsi l’œuvre de ses prédécesseurs. Le Père Aristakès, 95 ans, doyen de la communauté, se mêle volontiers aux visiteurs. Il insiste sur l’usage des langues par ses confrères: 36 ont été utilisées en traduction au monastère. Car, indique le vieux Père, «plus tu connais de langues, plus tu deviens un homme». L’arménité reste profondément ancrée, à Saint-Lazare, Venise. (cath.ch/bl)

Saint-François du désert
Saint-Lazare n’est pas la seule île réservée aux religieux catholiques dans la lagune de Venise. Saint-François du désert, près de Burano, est occupé depuis le 13e siècle par des franciscains. Ce havre de paix est habité, aujourd’hui, par une dizaine de religieux. Eloigné des circuits touristiques, il permet d’échapper à l’agitation des autres îles de Venise.

Rédaction

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