Narnia vs A la Croisée des Mondes: qui gagnera les enfants?

Avec les Chroniques de Narnia, l’écrivain anglais C.S. Lewis voulait sensibiliser les enfants à l’Evangile. Tandis qu’un autre phénomène de la littérature pour enfants et ados, A la Croisée des Mondes, s’attaque à la religion chrétienne et à l’Eglise catholique.

Elfes, nains, dragons. La littérature imaginative pour enfants apparaît comme un monde merveilleux et féérique destiné à faire rêver les plus jeunes. Mais sous la surface de cet univers enchanté, se joue une sournoise guerre idéologique opposant athées et croyants.

L’écrivain C.S. Lewis a créé le Monde de Narnia

Le pub d’où Frodon et Aslan ont conquis le monde

Pour comprendre les origines de ce conflit, il faut remonter aux années 1930.

Dans une salle enfumée du pub The Eagle and Child, dans la ville anglaise d’Oxford, un groupe d’hommes discute avec passion. De sujets anodins, mais aussi de légendes celtiques et nordiques, de littérature, de philosophie et de religion.

Ils ne sont pas conscients que de ce microcosme du club littéraire des «Inklings» va naître un monde immense qui va laisser une empreinte majeure dans la culture contemporaine.

Parmi les convives attablés devant leur pinte de bière se trouvent deux professeurs travaillant dans cette ville universitaire: John Ronald Reuel Tolkien et Clive Staples Lewis. Tous deux sont férus de mythologie et de langues anciennes, en particulier nordiques. Tous deux ont des rêves plein la tête et des projets littéraires novateurs.

«Le lion Aslan est incontestablement une figure christique»

Ils entretiennent également une profonde foi chrétienne. Chez Tolkien, il s’agit d’une solide conviction ancrée depuis l’enfance dans l’Eglise catholique. Pour C.S. Lewis, c’est une croyance apparue plus tardivement, sous l’influence de ce même Tolkien, qui s’est finalement manifestée dans la communion anglicane.

Les deux auteurs vont créer, chacun de leur côté mais en collaborant, un monde imaginaire qui aura une influence décisive sur la littérature et le cinéma des décennies suivantes, en popularisant notamment le genre de l’Heroic Fantasy.

Les sagas écrites par Tolkien du Hobbit et du Seigneur des Anneaux ont inspiré de très nombreux autres créateurs, ainsi que la série littéraire des Chroniques de Narnia, imaginée par C.S. Lewis. Les adaptations cinématographiques de leurs oeuvres, vues par des centaines de millions de personnes, ont fondé une véritable mythologie contemporaine.

Narnia, une «éponge» chrétienne

Les deux membres du club oxfordien des «Inklings», réuni de 1933 à 1963, ont également laissé dans leurs écrits des marques de leur vive foi chrétienne.

Ils l’ont cependant fait de manières différentes. Bien que l’on puisse voir chez Tolkien un certain nombre de symboles chrétiens, ce dernier a toujours refusé de considérer ses œuvres comme une allégorie du christianisme. Il s’est plutôt efforcé d’y intégrer des valeurs typiquement chrétiennes telles que l’humilité, le don de soi ou encore l’espérance.

Les convictions évangéliques de l’auteur apparaissent de façon beaucoup plus claire dans le Monde de Narnia.

L’histoire est celle de quatre enfants d’une même famille, Lucy, Susan, Edmund et Peter, qui découvrent, en entrant par le fond d’une armoire, un monde féérique, où vivent des créatures mythologiques et des animaux parlants. La Sorcière Blanche l’a plongé dans un hiver de plus d’un siècle. Avec l’aide du lion Aslan, à la tête de la rébellion contre la Sorcière, les enfants vont tenter de mettre fin à ce sortilège.

Un monde qui, selon l’auteur Philippe Maxence, est imprégné de christianisme «à la manière d’une éponge». Une analyse loin d’être nouvelle, mais finement réactualisée et complétée par le spécialiste de littérature anglaise, dans son ouvrage Le monde de Narnia décrypté, sorti en 2021 aux Editions Desclée de Brouwer.

Le «Christ-lion»

Parmi les signes les plus remarquables de ce symbolisme chrétien, il mentionne la figure d’Aslan. Ce lion doté de parole et de pouvoirs extraordinaires est incontestablement une figure christique.

Philippe Maxence note que, dans la Bible, cet animal est à plusieurs reprises associé à la figure de Jésus.

Dans le premier tome des Chroniques écrites dans les années 1950 (Le Lion, la Sorcière blanche et l’Armoire magique), le lion Aslan accomplit des actes renvoyant à ceux du Christ. Il redonne notamment vie à des créatures gelées par la Sorcière blanche et se livre en sacrifice à ses ennemis pour sauver les siens.

Bien d’autres éléments de l’œuvre de C.S. Lewis se réfèrent à la pensée chrétienne, notamment à son eschatologie (études des fins dernières de l’homme et du monde). A la toute fin de l’histoire, le royaume de Narnia disparaît pour donner place à un monde merveilleux dans lequel les héros vivent heureux pour l’éternité aux côtés d’Aslan.

Monuments de la littérature moderne

Au-delà de ces éléments d’évangélisation «cryptée», l’œuvre possède une qualité littéraire indéniable, qui a rencontré une très large audience. Traduite en une trentaine de langues, la série de C.S. Lewis s’est vendue à plus de 100 millions d’exemplaires. Il s’agit de la série de littérature jeunesse la plus populaire dans le monde après celle de Harry Potter (450 millions d’exemplaires, traduit dans 80 langues). De son côté, le Seigneur des Anneaux, qui n’est pas considéré comme spécifiquement destiné aux enfants, s’est vendu à 150 millions d’exemplaires et a été traduit dans 60 langues.

«À la Croisée des Mondes reprend, de façon inversée, les principaux aspects chrétiens du Monde de Narnia«

A noter que J.K. Rowling, l’autrice de Harry Potter, qui se revendique comme une chrétienne pratiquante, a confirmé la présence de thèmes religieux dans ses livres. Le dernier opus de la série (Harry Potter et les Reliques de la Mort-2007) est ainsi truffé de références christiques.

Une arme «anti-Narnia»

Cela signifie-t-il pour autant que le christianisme a définitivement conquis le royaume de l’Heroic Fantasy pour enfants?

Il semble bien que non. C.S. Lewis a aussi sa «Sorcière blanche» dans le monde réel. La «riposte» à cette «propagande chrétienne» dans la littérature pour enfants a pour fer de lance Philipp Pullman.

L’écrivain britannique âgé de 75 ans, qui a également enseigné à Oxford, a produit, avec sa série A la Croisée des Mondes (His Dark Materials-1995-2000) une véritable «arme» «anti-Narnia». L’auteur a lui-même avoué qu’il «haïssait» l’œuvre de C.S. Lewis «avec une profonde et amère passion».

La trilogie de À la Croisée des Mondes emmène le lecteur à la suite de Lyra Belacqua, une jeune fille de 12 ans, qui vit dans un monde fantastique, mais proche du nôtre. Il est dominé par «l’Église», aussi appelée «Magisterium», qui impose sa doctrine et sa pensée d’une main de fer. Lyra se révolte contre cet ordre et va tenter de sauver les enfants kidnappés et torturés dans le Grand Nord par le Magisterium. L’Église tente de combattre de cette façon une substance mystérieuse appelée «la Poussière». Elle est la réelle créatrice de l’univers, un titre usurpé par «l’Autorité», qui n’est autre que Dieu.

La petite fille qui voulait tuer Dieu

À la Croisée des Mondes reprend ainsi, de façon inversée, les principaux aspects chrétiens du Monde de Narnia. Selon la philosophie du livre, Dieu, «l’Autorité», est un menteur et un tyran sans pitié. Il maintient son pouvoir sur l’homme par l’intermédiaire du Magisterium, qui impose sa puissance en opprimant l’humanité.

Un univers qui reflète largement les convictions de Philipp Pullman. Issu d’un milieu anglican très pieux, il s’en est détaché, jusqu’à devenir un athée militant. Il considère en général la religion organisée comme une force d’oppression maintenant l’homme dans un état de dépendance.

La série «His Dark Materials», sortie par HBO en 2019, est tirée de l’œuvre de Philipp Pullman | HBO

Si À la Croisée des Mondes met au pilori tous les systèmes totalitaires et les institutions ecclésiales, la série attaque spécifiquement l’Église catholique. L’un des personnages principaux est une nonne «défroquée» et qui a perdu la foi, du nom de Mary Malone. Dans l’un des ouvrages, elle affirme que «la religion chrétienne n’est rien de plus qu’une très puissante et très convaincante erreur». Dans un schéma narratif qui oppose les «forces de la Lumière» aux «puissances du Mal», la petite Lyra jure de détruire Dieu et son Église.

Fronde chrétienne

L’aspect antireligieux de la série, revendiqué par l’auteur, a été la cible de nombreuses critiques de la part des milieux chrétiens. La Ligue catholique américaine a lancé une véritable campagne contre la série, au moment de sa sortie, relevant que les livres louaient les vertus de l’athéisme et proposaient aux enfants une vision particulièrement sombre et «désespérée» du monde.

Une fronde réactivée à l’occasion des adaptations cinématographiques de l’œuvre de Philipp Pullman, avec La Boussole d’or (The Golden Compass-Chris Weitz), en 2007, et la série His Dark Materials, sortie par la chaîne américaine HBO en 2019. Des versions télévisuelles dans lesquelles la critique religieuse a été passablement «édulcorée» afin de ne pas rebuter une partie du public, au grand dam des fans de la première heure.

Une place pour les enfants «libres-penseurs»?

Malgré le succès moindre de la série (18 millions d’albums vendus), comparée à ses «concurrentes» «pro-chrétiennes», À la Croisée des Mondes est devenue une œuvre culte de la littérature pour enfants et jeunes adultes. Et peu de librairies dans le monde peuvent se permettre de ne pas la proposer à la vente.

Un phénomène qui ne manque pas de réjouir dans le milieu de l’athéisme militant.

Annie Laurie Gaylor, co-présidente de la Freedom From Religion Foundation (la Fondation pour se libérer de la religion) a affirmé à la radio américaine: «Le fait que le livre rejette l’autorité de l’Église est une très, très bonne chose». Estimant que «la religion empoisonne tout», elle a ajouté qu’il «devrait y avoir une place pour les enfants libres-penseurs».

La guerre pour atteindre l’esprit en friche de la jeunesse n’est donc certainement pas prête de s’éteindre entre athées et chrétiens. Mais au moment où les emplettes de Noël ont commencé, le choix des livres à mettre sous le sapin se pose de façon plus aiguë. Où est l’ombre et où est la lumière? A la conscience éclairée des enfants lecteurs et de leurs parents de le déterminer. (cath.ch/rz)

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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