Mgr Morerod: «Dieu a de l’humour pour faire quelque chose avec moi!»

60 ans d’âge et 10 ans d’épiscopat cela fait 70… ou 50 plaisante d’emblée Charles Morerod. Avec l’humour qui le caractérise, l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg n’attache pas trop d’importance à ce double anniversaire qu’il fêtera le 11 décembre 2021.

«Je me dis que Dieu doit avoir un certain humour pour essayer de faire quelque chose avec quelqu’un comme moi!» D’emblée le ton est donné, Charles Morerod ne se prend pas trop au sérieux, même si son ministère d’évêque l’est.

Rencontre dans un salon de l’évêché sur un canapé ‘pied de poule’ placé devant un mur jaune pétant. Derrière son crâne chauve, ses petites lunettes et sa dégaine d’ado sans complexe, Charles Morerod est un esprit vif, capable de passer sans transition de la franche rigolade aux questions les plus difficiles en ne livrant qu’avec parcimonie ses propres sentiments.

«Le point de départ est la rencontre avec une personne: le Christ»

Pour vous la première tâche de l’évêque est incontestablement l’annonce de l’Évangile.
Charles Morerod:
J’ai souvent relevé que pas mal de monde n’associe pas l’Église au Christ. Même quand on demande à des croyants ce que signifie le mot chrétien, seule une petite proportion l’associe spontanément au Christ. Je dis souvent, citant le cardinal Journet, lui-même s’inspirant de Bossuet, que ‘l’Église c’est l’Évangile qui continue’.
Si en pensant à l’Église, les gens imaginent d’abord un ensemble de normes morales, le point de départ est faussé. Comme l’a beaucoup répété le pape Benoît XVI, le point de départ est la rencontre avec une personne: le Christ. C’est d’autant plus vrai que moralement parlant, nous avons perdu notre crédibilité, notamment à cause des abus. Le modèle de la vie chrétienne est Jésus-Christ, pas les évêques, pas les prêtres. Nous essayons de nous mettre à son service et nous le faisons plus ou moins bien.

Votre métier est d’abord celui de la rencontre.
J’aime rencontrer les gens. Je préfère être à l’extérieur avec les gens plutôt qu’à l’intérieur pour un travail de bureau. Pendant la période du covid, nombre de rencontres ont été impossibles, heureusement cela a bien changé. Mon ministère implique d’être en contact avec des personnes très variées, pas forcément des croyants. Si ce sont des personnes qui ont souffert du fait de l’Église, et pas seulement dans le cas d’abus sexuels, la rencontre peut être douloureuse.

Fribourg le 19 novembre 2021. Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg | © Bernard Hallet

Les expériences sont très variées.
A cause du covid, j’ai dû réviser ma manière de me déplacer. Avant je rentabilisais assez facilement un abonnement général 1ère classe et je profitais souvent des trajets pour travailler. Depuis que je me déplace moins, j’ai opté pour des billets de 2e classe dégriffés et je rencontre plus de gens et cela m’offre beaucoup de conversations inattendues. Certains me reconnaissent mais de loin pas tous.

«Un endroit où je suis vraiment frappé par la qualité des rencontres est la prison»

De quoi les gens vous parlent-ils?
Ils me parlent simplement de leur vie et pas nécessairement de leur relation avec l’Église. Je me demande cependant si je ne suis pas un prisme déformant. Beaucoup se posent des questions fondamentales et la pandémie a ouvert de nouvelles incertitudes face à l’avenir. On peut ne pas les remarquer ou les refouler, mais elles se posent quand même. Donc les gens m’en parlent.
Parfois, c’est plus inattendu. Un jour, je traverse une gare et comme beaucoup de gens je regarde mes messages sur mon portable et j’éclate de rire. Alors un homme qui se trouvait là m’interpelle en disant: «C’est ça la bonne nouvelle!». Du coup, nous avons parlé un bon moment.
Un autre endroit où je suis vraiment frappé par la qualité des rencontres est la prison. Les prisonniers sont ‘obligés’ de réfléchir à des questions fondamentales. Leur situation empêche la ‘fuite’. Je comprends désormais autrement la parole de Jésus: «J’étais prisonnier et vous m’avez visité». On peut beaucoup recevoir et apprendre d’eux.

Comment êtes-vous passé de votre statut de religieux dominicain à celui d’évêque?  
Lorsqu’on vit dans une communauté, on y est seul la plupart du temps. Curieusement, une des choses qui me manquent le plus comme évêque, ce sont ces plages de solitude et de silence. La vie d’évêque est plus ‘bruyante’, mais je ne m’en plains pas fondamentalement. Je suis en outre devenu un personnage public.
Beaucoup cherchent le contact avec l’évêque. Et ont eux mêmes souvent l’impression d’être prioritaires. Ce qui n’est pas tout à fait faux, dans la mesure où chacun est unique, mais pour moi cela représente un certain poids d’être très sollicité.

Vous avez évoqué assez souvent vos années heureuses comme professeur à Rome avant d’être évêque. Qu’en dites-vous aujourd’hui?
J’ai l’impression que ma vie est de moins en moins insouciante. Cela dit, mes années avant d’être évêque ont eu leur part de difficultés. Ma vocation a été assez compliquée, avec des moments de remise en cause réelle. Ce n’est pas facile d’être évêque, mais c’est intéressant surtout à une époque où tant de choses changent dans la société et dans l’Église. Ce n’est pas la routine! Une vie complètement sur des rails et qui avancerait toute seule ne me plairait pas beaucoup.

«Pour certains, une relation ‘fraternelle’ permet de parler, mais pour d’autres, je ne me montre pas assez père.»

Certaines personnes vous disent distant et inaccessible.
C’est peut-être parfois vrai, mais souvent, elles n’ont même pas essayé de me contacter. J’ai été frappé de recevoir beaucoup de messages d’amitié des prêtres et d’autres personnes à l’occasion des trois jours de session que nous venons de passer avec les agents pastoraux du canton de Fribourg. Il n’est même pas rare que certains me disent: «C’est la première fois que j’ai une rencontre avec mon évêque depuis 50 ans que je suis prêtre». Ce n’est peut-être pas tout à fait exact, mais ils l’ont vécu comme cela. Il faut que j’en tienne compte.

L’évêque est-il le père ou le frère de ses prêtres?
C’est une bonne question. En fait, ma formation de religieux m’amène à voir les autres plutôt en termes de frères, mais ce n’est pas nécessairement comme cela que les prêtres voient l’évêque. Pour certains cela facilite le dialogue, pour d’autres cela le dénature. Pour certains, une relation ‘fraternelle’ permet de parler, mais pour d’autres, je ne me montre pas assez père. Des laïcs me le disent aussi d’ailleurs.

Fribourg le 19 novembre 2021. Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg | © Bernard Hallet

Ne faut-il pas voir là un risque de dérive vers le cléricalisme dénoncé par le pape François?
Il ne suffit pas simplement de dénoncer le cléricalisme. Il y a aussi une culture interne profonde de l’Église marquée par la foi qui découle de la paternité divine et de l’Eucharistie. Le prêtre fait assez tôt une expérience particulière, il rencontre des personnes, même en dehors de l’église, qui le connaissent alors qu’il ne les connaît pas. En présidant l’eucharistie, le prêtre acquiert une position spéciale face à la communauté. Cela implique des éléments positifs et négatifs.

Parfois, l’évêque doit agir comme un juge qui sanctionne.
Je m’en passerais volontiers. Mais je dois penser à toute la communauté de l’Église. Nous devons toujours avoir conscience de l’impact de nos actes sur d’autres personnes. Je suis obligé de le faire.

La crise des abus a remis en avant la question de la séparation des pouvoirs dans l’Église.
La concentration dans la constitution de l’Église des trois pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire dans la personne de l’évêque et du pape est discutable et doit faire l’objet d’une réflexion profonde. Si on pouvait créer d’autres instances, cela constituerait un soulagement pour les évêques. La nécessité de la sanction demeure, même si elle semble parfois dure pour les personnes. On pourrait sans doute organiser autrement le «pouvoir» dans les diocèses. Nous en avons pris une conscience très vive avec les abus sexuels.

Y voyez-vous un moyen de restaurer la crédibilité de l’Église?
Il faut trouver mieux, la confiance ne repose pas seulement sur la norme. Beaucoup de gens ont conservé une attente forte vis-vis de l’Église et la déception et le scandale sont à la mesure de cette attente. Jésus est très dur par rapport au scandale des petits – et le terme ne s’applique pas qu’aux enfants. Je ne peux pas m’empêcher de penser que cela met en cause l’existence de l’Église.

«On ne peut pas construire une structure selon un modèle bien déterminé comme on assemble des Legos.»

Comment dès lors restaurer la confiance?
Un prêtre m’a dit il y a deux jours: «Oh vous savez, moi je dois disparaître pour que d’autres puissent vivre». C’est très profond. C’est la manière chrétienne de se présenter à l’autre. Ce qui n’est pas si facile quand on est un évêque à qui on demande précisément d’apparaître. Le prêtre ou l’évêque doit laisser apparaître le Christ. Ce n’est pas à moi, ou à nous, que l’on doit s’intéresser.

C’est donc un changement d’attitude, plus que de structures.
Les structures sont là pour aider, mais elles ne sont toujours que des constructions humaines. Le pape Benoît XVI, dans son encyclique sur l’espérance, dit que si quelqu’un pense qu’il peut trouver des structures qui garantissent définitivement le bonheur d’une société, c’est qu’il n’a pas compris l’être humain et ignore l’importance de la liberté.
On ne peut pas construire une structure selon un modèle bien déterminé comme on assemble des Legos. Y compris dans l’Église. Je ne veux pas dire que la réforme des structures ne servirait à rien et que par conséquent on peut se dispenser d’y réfléchir.
Au cours de l’histoire, la réforme est sans cesse nécessaire, mais il ne faut pas tout attendre de modifications qui se limiteraient aux structures. Le processus synodal lancé par le pape implique que tout le monde puisse s’exprimer sous l’impulsion du Saint Esprit sur notre manière d’être Église aujourd’hui.

Fribourg le 19 novembre 2021. Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg | © Bernard Hallet

Vous tenez à l’image de l’évêque pasteur qui fait paître ses brebis.
Quand on est ordonné évêque, on s’entend dire: «Il te sera demandé compte de chacune des personnes qui t’a été confiée». Cela fait beaucoup. Si je ne crois pas que Dieu est présent et agit, c’est simplement impossible. Comme évêque, je suis au courant de beaucoup de belles choses, mais aussi de choses pas belles. Il vaut mieux que cela s’équilibre. Les bonnes choses existent. Je suis impressionné de constater la découverte de la foi chez les gens. Un de mes grands sujets de préoccupation est que ces personnes ne trouvent pas de communautés et se détournent de la foi.

L’humour et l’ironie sont des traits marquant de votre caractère. Mais n’est-ce pas une forme de carapace?
Ouais bon, sans doute. Mais il y a aussi des racines familiales à cette ironie, elle n’est pas liée à ma fonction. Il faut bien sûr ne pas blesser l’autre, mais cela permet des contacts variés avec des gens inattendus. On ne peut pas trouver la vie un peu drôle sans prendre de recul vis-à-vis de soi-même. Si je manie assez aisément les bons mots, ce dont je n’ai parfois pas conscience, j’ai remarqué aussi que les gens le font assez volontiers avec moi. Je n’aime pas être pris trop au sérieux, même s’il faut que le ministère que j’exerce le soit. Je me dis que Dieu doit avoir un certain humour pour essayer de faire quelque chose avec quelqu’un comme moi! (cath.ch/mp)

Un évêque peu impliqué dans le processus synodal?
La raison principale en est ma volonté de donner la possibilité de s’exprimer à ceux qui ne participent par forcément à la vie de l’Église et qui n’ont peut-être pas le vocabulaire pour le faire. De même que les policiers qui interrogent des suspects ne doivent pas introduire eux-mêmes des éléments dans l’interrogatoire, ni suggérer des réponses. C’est pourquoi je me tiens en retrait.
Certains mettent l’accent sur le processus, le fait de cheminer ensemble, d’autres s’inquiètent du résultat.
Probablement que ce processus va durer. Le pape François a dit que la synodalité était la caractéristique de l’Église. Cette synodalité faisait clairement partie de l’Église antique. Elle a été peu à peu atténuée, ce qui a été à la fois conséquence et cause de crises. Par exemple lors de la Réforme, les éléments de synodalité présents dans l’Église catholique ont été écartés parce que soupçonnés d’être trop protestants. Comment la retrouver? Cela n’est pas facile, notamment pour les évêques. Le coté ›isolateur’ de la fonction fait qu’il est parfois difficile d’échapper aux contradictions. MP

Maurice Page

Portail catholique suisse

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