«La fin de l’URSS a marqué le retour de l’Eglise à la politique»

Trente ans après la chute de l’URSS, les relations entre l’Etat et les Communautés religieuses ont profondément changé en Russie. Ce tournant historique a permis à l’Eglise orthodoxe de récupérer presque tout le poids politique qu’elle détenait à l’époque des Tsars. Aldo Ferrari, professeur d’histoire russe à l’Université de Venise, parle d’un retour au concept byzantin de ‘symphonie’.

Décembre 1991: la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie déclarent leur indépendance. Un geste qui débouche sur la dissolution de l’Union soviétique. 15 Etats émergent des ruines de l’URSS. L’épisode historique a eu des conséquences géopolitiques importantes qui affectent encore le monde aujourd’hui.

La chute du pouvoir communiste a aussi mis un point final à une période de dure répression et discrimination vis-à-vis des religions. Une mise sous cloche de la foi qui avait cours depuis la Révolution bolchevique de 1917, après laquelle, de 85 à 95% des paroisses orthodoxes ont disparu du territoire de l’URSS. Mais quelle est la situation aujourd’hui? Explications d’Aldo Ferrari, professeur d’histoire russe et d’Eurasie à l’Université Cà Foscari de Venise et à l’ISPI de Milan.

Quels étaient les rapports entre les Eglises orthodoxes et l’Etat soviétique avant sa dissolution en 1991?
Aldo Ferrari: Lorsqu’on parle du rapport entre l’URSS et les communautés religieuses, en particulier chrétiennes, il faut distinguer plusieurs phases de l’histoire soviétique. En effet, l’URSS n’a pas eu une politique unique vis-à-vis des Eglises chrétiennes et des autres religions présente sur son vaste territoire.

Je distinguerais trois phases principales. Tout d’abord, dans les années 1920-1930, on assiste à un moment de fortes répressions qui s’étend jusqu’au début de la Deuxième guerre mondiale. Au début des années 1940, pour de s’attirer les faveurs des croyants, Staline commence à faire quelques concessions aux Eglises orthodoxes. Par exemple, la possibilité d’élire des patriarches qui n’avaient pas été remplacés durant les décennies précédentes, l’ouverture de séminaires pour la formation du clergé, ou encore la publication de revues théologiques.

Aldo Ferrari est professeur d’histoire russe à l’Université de Venise | ©Marco Sabadin/Vision

Le rapport fondamentalement négatif avec les Eglises ne changea pas, mais par ces initiatives s’ouvrirent des premiers espaces de collaboration, qui augmenteront au fil des décennies. Jusqu’à leur formalisation avec la Perestroïka, ce grand programme de réformes économiques et sociales mené par le président de l’URSS Mikhaïl Gorbatchev à partir d’avril 1985.

Dans la gestion courante des relations entre Moscou et les Eglises chrétiennes, le Conseil pour les affaires religieuses jouait un rôle essentiel. De quoi s’agissait-il?
Cet organe jouait effectivement un rôle essentiel. Notons en passant que, dans l’ancienne URSS, le christianisme, mais également le judaïsme, l’islam, le bouddhisme, ainsi que les cultes chamaniques sibériens, n’étaient pas officiellement mis hors-la-loi, comme ce fut par exemple le cas en Albanie. Cependant, leurs adeptes furent victimes de répressions violentes qui causèrent de fortes pertes, surtout parmi le clergé et les responsables de ces religions. En effet, l’exercice du culte était strictement encadré, soumis à une série de règles limitatives dont le Conseil pour les affaires religieuses était le principal outil.

Durant les dernières décennies de l’ère soviétique, cette répression intense fit place à des formes de «tolérance majeure», même si on ne peut certainement pas parler de vraie liberté religieuse. Alors que l’Etat soviétique permettait de plus en plus l’organisation de différentes manifestations religieuses, il les limitait en même temps fortement et continuait de mener une propagande athéiste agressive.

Comment la vie chrétienne a-t-elle pu survivre dans une telle situation de répression?
Essentiellement grâce à la ténacité et au courage des croyants et du clergé. Au début de la Révolution bolchevique, en 1917, la quasi totalité de la population russe se définissait comme religieuse. Une fois au pouvoir, les bolchéviques ont essayé d’éradiquer ces pratiques religieuses très répandues. Un effort intense de la part de l’Etat qui n’a toutefois pas réussi complétement, grâce surtout à des formes de résistance très courageuses, principalement de la part des prêtres. Quand ils n’étaient pas déportés, ils étaient fusillés lorsqu’ils osaient manifester leur foi.

Il ne faut pas non plus oublier les nombreuses discriminations auxquelles étaient soumises les croyants, pratiquement empêchés de toute carrière dans l’administration soviétique, ainsi que d’accès aux institutions culturelles. Ce qui causa de graves problèmes dans la vie quotidienne. Vers la fin de l’époque soviétique cette répression était devenue beaucoup moins importante pour le pouvoir russe, elle s’est donc progressivement affaiblie.

«Au cours des trois dernières décennies, l’Eglise russe a récupéré presque toute la place qu’elle avait à l’époque des Tsars»

Au fil des décennies, la pratique chrétienne avait été fortement redimensionnée. Dès 1991, on assista cependant à une renaissance de la vie religieuse qui ne concernait plus que de 5% à 20% de la population, selon les études. Une proportion donc bien différente du (pratiquement) 100% qui avait cours 70 ans auparavant.

En 1991, la donne a complètement changé, avec la dissolution officielle de l’URSS. Quelle a été la position des autorités ecclésiales orthodoxes face au choix de l’indépendance des Républiques soviétiques?
Ils ont accueilli la chose très favorablement, c’est certain. À l’époque, cette décision historique était un soulagement et une joie pour les Eglises orthodoxes nationales. Car elle leur conférait une nouvelle liberté, autant sur le plan religieux que politique. Mais il est impossible de rendre une image exacte des dynamique politiques, sociales et religieuses internes aux républiques soviétiques à ce moment-là, à cause de leur grande complexité.

La dissolution de l’URSS a entrainé de fortes tensions entre certaines républiques devenues indépendantes. L’exemple le plus récent est la relation conflictuelle entre la Russie et l’Ukraine. La religion joue-t-elle aussi un rôle dans ces oppositions?
Oui, dans certains pays, l’indépendance politique a impliqué de nombreux problèmes institutionnels, aussi au niveau religieux. Comme en Ukraine, où les différends entre les communautés religieuses – les unes voulant rester fidèles au patriarcat de Moscou, les autres ayant une volonté d’indépendance nationale – ont fortement augmenté à partir de la déclaration d’indépendance. Des problèmes très sérieux qui ont influencé les relations entre Russes et Ukrainiens. Ce qui en revanche n’a pas été le cas, par exemple, entre la Russie et la Géorgie, même si les deux pays se sont engagés en 2008 dans un bref et sanglant conflit.

L’église du Christ-Sauveur de Moscou est incendiée en 1931 sur l’ordre de Staline

En général, la religion joue un rôle très limité dans les rivalités entre ex-Républiques soviétiques. Il y a des cas isolés où la dimension religieuse est un élément parmi d’autres, mais cela reste assez exceptionnel. Ces conflits s’enracinent essentiellement dans des anciennes disputes concernant les frontières territoriales. Comme c’est le cas entre Arméniens chrétiens et Azéris musulmans: la religion n’est pas la cause des tensions. D’ailleurs, les Ukrainiens et les Russes sont majoritairement de confession orthodoxe; ce qui n’a pas empêché une dynamique d’opposition croissante. Finalement, ce sont les orthodoxes grecs et les catholiques de rite byzantin qui se sont profilés comme les plus antirusses.

Selon vous, quel a été le changement majeur dans les relations entre l’Etat et l’Eglise orthodoxe ces derniers 30 ans?
Le changement majeur se situe certainement dans le rôle social et politique que joue l’Eglise orthodoxe depuis la fin de l’URSS. Elle a eu une influence croissante dans une époque caractérisée par des relations privilégiées entre l’Etat et l’Eglise. Au cours des trois dernières décennies, elle a récupéré presque toute la place qu’elle avait à l’époque des Tsars. Des exemples de ces changements profonds seraient les très nombreux monastères et églises qui ont rouvert depuis la chute de l’URSS. Et le fait que les autorités ecclésiales se sont de plus en plus présentées en public aux côtés des présidents russes, comme si on était revenu à l’état de ›symphonie’ (ndlr. entre Etat et Eglise), un concept d’origine byzantine et tsariste.

«La religion joue un rôle très limité dans les rivalités entre ex-Républiques soviétiques»

Mais, selon plusieurs observateurs, au-delà de cette situation généralement très positive, ce changement profond a comporté aussi un risque majeur: celui d’un nivellement, d’une adaptation trop importante de la vie de l’Eglise orthodoxe au pouvoir politique. Une sorte de formalisation et d’adhésion mécanique de l’Eglise aux positions privilégiées du pouvoir central. Un phénomène qui préoccupe certains.

Peut-on parler de connivence entre le pouvoir politique russe et les responsables ecclésiaux?
Certainement. Avec le danger – toujours bien présent dans les Eglises orthodoxes à caractère national – d’une surévaluation de la dimension politique par rapport à la dimension religieuse. En d’autres termes, elles courent le risque réel de se conformer au pouvoir étatique, ce qui peut amener à un affaiblissement des dynamiques spirituelles ou des désirs de renouvellement dans la sphère sociale et politique exprimés par de nombreux fidèles. Pour certains, l’Eglise est trop condescendante avec le Kremlin. Elle agirait comme une ›assistante spirituelle’ de l’Etat séculier. C’est un risque réel, alimenté aussi par la situation politique actuelle.

A qui cette situation profite-t-elle le plus?
Cette forme de ‘fonction accessoire-subordonnée’ de l’Eglise vis-à-vis de l’Etat est certes très utile au pouvoir russe qui a profondément besoin de l’Eglise orthodoxe, mais aussi des autres communautés religieuses, pour remplir le vide laissé dans le tissu culturel et social du pays après la fin du marxisme-léninisme. Les autorités russes tendent aujourd’hui à instrumentaliser leurs bonnes relations avec l’Eglise orthodoxe.

«L’Eglise russe devra trouver des ressources d’innovation et d’écoute, au-delà de son rapport avec le pouvoir»

Les Eglises orthodoxes des ex-Républiques soviétiques ont-elles commémoré l’indépendance?
En Russie, cet anniversaire est passé un peu inaperçu. Comme cela avait été le cas pour la ‘non-célébration’ des 100 ans de la Révolution russe, en 2017. Le pouvoir a tendance à souligner la continuité entre l’actuelle Fédération russe, l’Union soviétique et l’époque tsariste, plutôt que les ruptures. Une recherche de la continuité historique qui vise fondamentalement à éviter les oppositions internes entre droite et gauche, entre conservateurs et révolutionnaires, etc.

Un anniversaire en discrétion donc, pour essayer de passer au plus vite sur cette page d’histoire qui n’est pas si glorieuse pour la Russie. Il ne faut pas oublier qu’en 1991 elle a perdu d’énormes territoires qui avaient été conquis à partir du XVIII siècle et qui étaient restés partie intégrante de l’Etat jusqu’à cette date. Pour la Russie, c’est donc un moment pas si heureux de son histoire récente. Pour les autres ex-Républiques soviétiques, la situation est en revanche bien différente.

Comment voyez-vous l’avenir des rapports entre l’Eglise orthodoxe et l’Etat russe?
De façon relativement positive. Je vois cette relation rester dans ce rapport de force et de proximité au pouvoir dont j’ai parlé tout à l’heure. Cela se concrétisera certainement en partie par la consolidation des structure ecclésiales vis-à-vis du pouvoir, au risque d’une conformation grandissante.

C’est un problème que l’Eglise devra résoudre. Il lui faut en effet trouver des ressources d’innovation et d’écoute, au-delà de son rapport avec le pouvoir, afin de réussir à concilier son rapport avec l’Etat et la nécessité de répondre aux exigences spirituelles, morales et socio-économiques des croyants. (cath.ch/dp)

5 dates-clés du rapport entre Eglise et Etat russe:

–           1917: Révolution bolchevique: début de la répression et de la discrimination des communauté religieuses.

–           1941: Premiers signes d’une ouverture prudente de Staline envers les structures religieuses chrétiennes, comme musulmanes et bouddhistes.

–           1988: L’Etat permet de célébrer les 1000 ans de la conversion au christianisme de la Russie. Malgré le fait que l’URSS est un Etat laïc, dans le cadre de la Perestroïka. Ces commémorations montrent qu’une profonde mutation est en cours dans le rapport entre pouvoir étatique et Eglises orthodoxes.

–           1991: Chute de l’URSS, en tant qu’Etat marxiste-léniniste. Le changement de régime garantit la consolidation progressive de la liberté religieuse.

–           2021: La liberté religieuse n’est pas encore totale. En Russie, demeure une nette distinction entre les quatre religions reconnues (christianisme orthodoxe, judaïsme, islam et bouddhisme) et les autres, auxquelles on ne reconnait pas l’état de religion traditionnelle, comme c’est le cas pour l’Eglise catholique ou les communautés protestantes. Le rapport avec ces religions n’est pas d’ordre répressif, mais il reste discriminatoire par rapport aux quatre religions officielles. DP

Davide Pesenti

Portail catholique suisse

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