APIC – Reportage
« Seul le président Aristide peut sauver et réconcilier le pays »
Paul Jubin pour l’Agence APIC
Haïti, 21juin(APIC) « On ne peut enlever au Président Aristide son intelligence et son charisme, sa foi et sa détermination. Il donnera une chance
aux Haïtiens pour se réconcilier et sauver ce pays! » Cette conviction exprimée par un leader d’une organisation populaire en Haïti résume bien
l’attente profonde du peuple en ce milieu d’année 1993. Les Haïtiens ne
veulent plus être des figurants dans une pièce qui se joue aujourd’hui sans
eux. En attendant de pouvoir poursuivre celle commencée avec leur président
démocratiquement élu.
Lorsque l’avion longe le bord de mer, on s’aperçoit que Port-au-Prince,
la capitale de l’île, s’est subitement étendue, que les bidonvilles se sont
multipliés. Près de 20% de la population du pays s’y entassent. Les rues et
les avenues ne sont plus qu’une succession de fondrières, de nids de poule.
Les immeubles semblent à l’abandon, sans réparation ni entretien. Les montagnes d’immondices, de détritus et de déchets s’accumulent même dans le
boulevard Dessalines, le principal de la capitale. Les marchands étalent
leur marchandises, leurs fruits et légumes sur ces points de vente surélevés de manière inédite. Les enseignes des magasins frappent par leur originalité: Boucherie Dieu tout puissant; Ecole – cours primaires, secondaires
et adultères; La Foi – nettoyage à sec; Au nom de Dieu – maison des affaires; Immaculée Conception – cours spéciaux pour garçons; Coca Cola – Psaume
91…
Partout, les gens portent des habits propres, grâce aux innombrables
points de vente de fripes. Des milliers de petits vendeurs ambulants proposent trois fois rien: du fil, trois cigarettes, de la poudre de limonade,
des fruits, des habits usagés, des gadgets en plastique, et d’autres produits de contrebande. « L’économie parallèle représente 83% des actes économiques à Port-au-Prince », indique un professeur d’université spécialiste en
la matière. Les gens touchés par la crise se sont mués en marchands de tout
et de rien, et grâce à leur capacité de troc et d’échange, réussissent à
survivre. Ils envahissent toutes les rues de la capitale. Les jeunes déferlent par vagues: plus de la moitié de la population a moins de 18 ans. Les
voitures et les « taptap » (ces taxis recouverts de peintures naïves, de citations bibliques, de couleurs vives) sont plus nombreux que jamais et polluent hardiment. D’innombrables panneaux publicitaires et calicots à travers les rues attirent le regard. Les grands magasins offrent toutes les
marchandises désirées ou tous les équipements recherchés. Il faut passer
devant les casernes pour voir des uniformes. Alors quoi, où est l’embargo,
où est la répression?
Une répression qui vise à détruire le moral du peuple
Chaque nuit, des coups de feu retentissent. Les « attachés », ces civils
armés aux ordres des militaires (on pense qu’ils sont 40’000), accomplissent les basses besognes: ils pillent les maisons, organisent des barrages
de contrôles sur les routes, intimident ou arrêtent les partisans réels ou
supposés d’Aristide, harcèlent les leaders et animateurs des organisations
populaires et des communautés chrétiennes de base (20’000 d’entre eux vivraient dans la clandestinité dans la capitale). « En moyenne, déclare la
Conférence haïtienne des religieux, on enregistre la disparition quotidienne d’au moins cinq personnes à travers le pays. Les cadavres de certaines
d’entre elles sont retrouvés tandis qu’aucune trace des autres n’est repérée ».
Depuis le début de l’année, les attachés recrutés souvent parmi les malfrats, vont au-delà du pillage et violent des femmes et des jeunes filles à
partir de treize ans. Des infirmières et des médecins refusent de donner
des soins en raison des menaces de mort dont ils sont l’objet. Déposer
plainte et demander l’appui de la justice expose à des actes répressifs accentués. Corrompue, la justice se vend. « La répression subtile vise à détruire le moral et la résistance du peuple », affirme le président des religieux.
Le « chef de section » se révèle le type parfait de la répression. Limogé
par Aristide, il a été rétabli dans ses fonctions par les putschistes. Il
ne reçoit pas de salaire, pour vivre, il perçoit (les paysans disent: vole)
les taxes de marché, les amendes, les versements pour la nourriture des
prisonniers. Potentat régional, il assure l’autorité administrative, la responsabilité des forces armées et de police et… il exerce la justice!
Le poulet trois fois plus cher
L’embargo décrété par l’Organisation des Etats américains n’a eu d’effets que les deux premiers mois. Par la suite, les avions et bateaux américains croisant au large de la mer des Caraïbes décelaient le moindre radeau
de « boat people » mais ne voyaient pas passer les immenses pétroliers, les
navires chargés d’armements ou de marchandises stratégiques, pas plus que
les bateaux de contrebande commandités par les grandes familles commerçantes haïtiennes.
La gourde, monnaie haïtienne, a perdu plus de la moitié de sa valeur par
rapport au dollar depuis le putsch du 30 septembre 1991. Le coût de la vie
grimpe: le poulet coûte trois fois plus. Les pauvres manquent des biens de
consommation élémentaires. Certains connaissent un début de famine. Le pays
est soumis à une « économie mafieuse ». Les familles marchandes, les grands
macoutes et les militaires profitent de la contrebande, du marché noir, du
racket, de la corruption, du trafic de drogue pour s’enrichir scandaleusement. Le prix du sac de riz a été augmenté par les importateurs de 35 gourdes, sans aucune justification économique, mais en prétextant l’embargo. La
famille Brandt, qui importe chaque mois 250’000 sacs de farine, gagne 4
dollars par sac, soit un gain mensuel d’un million de dollars. Alors que la
plupart des salariés gagnent moins de 100 dollars par mois!
Le manque de travail et les difficultés économiques sont compensés par
l’aide humanitaire. « On crée une mentalité de la main tendue, une culture
de la mendicité, remarque Ernst Verdieu, directeur de Caritas Haïti. Il
faut renverser cette habitude de recevoir, déshonorante et perçue comme un
droit naturel. Il s’agit d’encourager et de soutenir les efforts productifs, le travail des Haïtiens. »
Les 200’000 porcs réintroduits après l’abbattage sous le régime Duvalier de 1’200’000 cochons créoles à cause de la peste porcine, ne correspondent pas aux habitudes culturelles et traditionnelles du pays. Les cochons créoles, adaptés au climat, se nourissant en liberté, constituaient
le carnet d’épargne des paysans. Leur disparition a mis en faillite la plupart des familles rurales.
Si la hiérarchie de l’Eglise avait marché avec le peuple…
En visitant Haïti en 1983, le pape Jean Paul II s’était écrié: « Il faut
que les choses changent ici. Il faut que les pauvres reprennent espoir ». A
cette époque, l’épiscopat, les religieux et le clergé, les communautés de
base et les fidèles étaient unis dans une même communion pour chasser le
dictateur. Après le départ des Duvalier, l’épiscopat a craint l’avènement
d’un régime communiste et a souhaité un pouvoir central fort. L’ascendant
du « prophète » Aristide sur les foules gênait la hiérarchie. Aujourd’hui,
les chrétiens sentent que certains évêques ne les soutiennent plus. A fin
mai, l’épiscopat (Mgr Romélus excepté) a reçu Marc Bazin au Grand Séminaire
Cazeau. Le nouveau nonce apostolique, Mgr Baldisseri, aurait déclaré aux
religieux: « Au Salvador, en dix ans on a enregistré 70’000 morts. Ici,
après le putsch, seulement 3’000… »
L’épiscopat est divisé: le nonce et certains évêques ont des liens notoires avec certains éléments putschistes. Mgr Romélus, évêque de Jérémie,
qui est le seul à avoir toujours nettement pris le parti du peuple chrétien, surtout des plus pauvres, ne mâche pas ses mots: « Si la hiérarchie
avait marché avec le peuple, la situation ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui. Le coup d’Etat n’aurait pas duré. » L’épiscopat a gardé un silence ambigu sur le putsch, sur les massacres et sur la répression, se contentant de condamner « la violence d’où qu’elle vienne ».
La mission alpha, lancée par l’Eglise pour alphabétiser le peuple, a été
arrêtée. Les Ti Légliz (communautés ecclésiales de base) sont une des cibles favorites de la répression. Radio Soleil, autrefois source critique
d’information et mobilisatrice des foules contre la dictature, refuse aujourd’hui d’accorder l’antenne aux communautés de base ou aux organisations
populaires et ne donne que le son de cloche des putschistes. Elle reste la
radio la mieux équipée du pays mais n’émet plus que trois à quatre heures
par jour. L’ancien directeur, le Père Hugo déclare: « Aujourd’hui, Radio Soleil est une honte pour l’Eglise catholique et pour le peuple d’Haïti! » Le
directeur actuel, proche de la famille Duvalier, affirme qu’il n’y a pas de
classes sociales en Haïti.
Pourtant, les chrétiens restent confiants. Ce qui les fait tenir debout,
c’est leur énergie spirituelle, c’est leur esprit religieux traditionnel.
Tout en souffrant, ils restent respectueux. Même s’ils ne comprennent plus
certains évêques, ils attendent de la hiérarchie des gestes significatifs
de communion.
Et maintenant?
Le président Clinton a annoncé le gel aux Etats-Unis des avoirs de 83
dirigeants haïtiens et de 35 institutions d’Etat, parmi lesquels le général
Raoul Cédras, le colonel Michel François, considéré comme le véritable
homme fort, et le chef du gouvernement de facto Marc Bazin. Rencontrant le
désaveu des militaires, Marc Bazin a présenté sa démission au début de
juin. Le Parlement a demandé de justesse la reconnaissance dans ses
fonctions du président Aristide. Les conditions posées sont inacceptables:
maintien dans leurs fonctions des chefs de l’armée responsables du putsch
et des massacres, reconnaissance des mesures prises par le gouvernement
illégal…
A travers les événements, le peuple s’est politisé, a renforcé sa prise
de conscience. Les paysans, les artisans, les femmes ont pris l’habitude de
s’entraider collectivement. Leurs objectifs et leurs efforts, bloqués ou
annihilés par la répression, n’en ont pris que plus d’attrait. Le tissu associatif est resté vivant avec des têtes dans la clandestinité. Les syndicats, muselés et décimés par le putsch, reconstituent leurs structures.
Ouvriers et paysans, citadins et ruraux retrouvent leur fierté. « L’avenir
sera celui que les gens du pays réaliseront à travers leur travail, leurs
actions, leurs organisations, souligne la responsable d’une antenne ouvrière. Nous sommes lassés de compter sur l’aide étrangère et de jouer au chat
et à la souris. Le temps joue en faveur de ceux qui veulent s’en sortir par
eux-mêmes. »
Haïti a trop souffert de la conception du pouvoir avec un chef dominant,
que ce soit à la tête des groupements, des associations ou de l’Etat. Même
au temps d’Aristide, on s’est trop démobilisé et on a compté sur la parole
magique du prophète. Aujourd’hui, les yeux se sont ouverts. La grande majorité de la population demande le retour de Titid et surtout la fin de
l’apartheid exercé par 10% de la population sur les autres 90%. La courte
expérience démocratique et les mois qui ont suivi le putsch ont permis un
apprentissage des valeurs fondamentales. On ne veut plus qu’un seul coq
chante dans la basse-cour, relève un paysan. (apic/Paul Jubin/cb/mp)
Encadré
Premières élections démocratiques
Pour la première fois depuis la création de leur République en 1804, les
Haïtiens ont eu la possibilité de désigner un président au suffrage universel. C’était en décembre 1990. A la surprise générale, le Père Aristide a
recueilli 67% des voix au premier tour déjà, contre 14% à Marc Bazin, ancien responsable à la Banque Mondiale. Deux fois déjà Titid avait échappé
par miracle à une liquidation programmée: lors d’un guet-apens organisé par
les forces de l’ordre sur la route du Nord; lors de l’incendie de l’église
St-Jean Bosco où il célébrait la messe.
Les Salésiens avaient exclu de leur congrégation le Père Aristide, ce
prophète au verbe de feu, cet apôtre de la théologie de la libération; les
militaires et les macoutes souhaitaient l’élection du candidat « américain »,
par conséquent l’éviction du prêtre trouble-fête. Coup de tonnerre: Titid,
l’homme propre, l’avocat des pauvres et pauvre lui-même se trouve propulsé
par le peuple au faîte du pouvoir.
Aussitôt, les vieilles familles marchandes, les macoutes et les militaires ont peur. Avant même l’entrée en fonction du Président Aristide le 7
février 1991, une tentative de coup d’Etat, menée par Roger Lafontant,
échoue. Dans une homélie, l’archevêque de Port-au-Prince, Mgr Ligondé se
demande si « l’orientation gauchiste ne conduira pas Haïti à endosser la défroque socialo-bolchévique ». Colère des chrétiens. La vieille cathédrale
est incendiée, la nonciature est saccagée, les personnes molestées. Le président élu, militant de la non-violence active, se distance de ces provocations malheureuses et les condamne. La machination des anciens maîtres du
pays est en marche. Le 30 septembre 1991, un coup d’Etat militaire dirigé
par le général Cédras renverse le premier gouvernement démocratiquement
élu, expulse le Président Aristide qui échappe une fois de plus à la mort
grâce à l’ambassadeur de France.
Les officiers supérieurs, créatures des Duvalier formées aux Etats-Unis
et équipés par les soins du Pentagone, confient les rênes de l’Etat à un
très vieux juge, Nérette, président d’opérette; et bientôt au politicien
ambitieux et soumis: Marc Bazin. Un gouvernement de facto s’installe. Aussitôt, l’ONU recommande à tous ses membres de ne pas le reconnaître en raison « de la situation illégale créée par l’emploi de la violence, la coercition militaire et la violation des droits de l’homme ».
Aujourd’hui, le Président Aristide et quelques membres de son gouvernement légitime sont en exil à Washington. Aucun gouvernement au monde n’a
reconnu le gouvernement putschiste de Port-au-Prince, sauf le Vatican: le
nonce apostolique est le seul à lui avoir présenté ses lettres de créance
et à avoir assisté à l’intronisation de Marc Bazin. Ah, si Aristide n’était
pas ce prêtre turbulent et populaire! (apic/pj/mp)
Encadré
Du café d’Haïti dans le café Max Havelaar
Les producteurs de café de la zone de Baradères ont le sourire. Pour la
première fois, le café vendu à la fondation Max Havelaar a été payé le double du prix usuel versé aux producteurs, constate le délégué. C’est un café
biologique, absolument naturel, sans engrais ni pesticides. Ce n’est qu’un
début, mais pour nous, cela change tout. En effet, jusqu’ici nous devions
emprunter pour payer l’écolage des enfants, pour entretenir nos cases. Auprès de qui? Evidemment, auprès des grands commerçants du bourg, les intermédiaires bien placés pour rogner ensuite les prix. Désormais, nous pouvons
nous passer de ces emprunts. Les intermédiaires ont dû payer davantage le
café acheté dans toute la zone. N’est-ce pas fantastique? La solidarité
peut créer des miracles.
Et pour nous, en Europe, un geste de solidarité peut être si facile.
Dans les Magasins du monde et dans toutes les grandes surfaces, il est possible d’acheter du café portant le label Max Havelaar et réalisé en mélangeant des cafés d’origines diverses. Il coûte un tout petit peu plus
cher, mais le supplément est distribué totalement aux producteurs. Ainsi,
dans chaque tasse de café Havelaar, il y a un peu de café d’Haïti. Les informations et les possibilités de solidarité avec le peuple souffrant
d’Haïti ne manquent pas. Il existe une Plate-forme Haïti regroupant toutes
les organisations suisses travaillant dans ce pays. Un bulletin téléphonique et un bulletin écrit sont édités régulièrement par le Centre haïtien de
recherches et de documentation, Case postale 125, 1211 Genève 12.
Au moment où un peuple entier espère le retour à la légalité, à une
vraie justice, à la fin de la sanglante répression et de l’arbitraire, il
importe qu’il sente le soutien et l’amitié active de ses amis à l’étranger.
Un paysan haïtien le formulait fort bien: « Ce qui nous importe, c’est pas
votre argent d’abord, mais la solidarité peuple à peuple pour prévenir les
mauvais coups ». (apic/pj/cb)
Des photos sont disponibles auprès de l’Agence CIRIC, à Lausanne
webmaster@kath.ch
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