APIC – Interview

Un « Plan Marshall » pour l’Ukraine, pas seulement pour la Russie (280793)

Appel de Mgr Ivan Dacko, vicaire général de l’archiéparchie de Lviv

Jacques Berset, Agence APIC

Lviv, 15juillet(APIC) Après la joie de courte durée qui a accompagné

l’accession à l’indépendance nationale, l’Ukraine, avec son taux d’inflation de 1’000 à 2’000 o/o et ses 15 à 20 % de chômeurs, attend désormais

des « signes de solidarité » de l’Occident. « L’Ukraine a besoin d’urgence

d’un ’Plan Marshall’ », nous lance Mgr Ivan Dacko, le dynamique vicaire général de l’archiéparchie de Lviv, capitale de l’Ukraine occidentale.

De retour le 30 mars 1991 avec la hiérarchie de l’Eglise ukrainienne en

exil à Rome durant 46 ans, Mgr Dacko mesure le chemin parcouru en deux ans

et demi. Entretemps, l’Ukraine est devenue libre et indépendante: « Ce moment a apporté un grand espoir en la démocratie. Mais en même temps, nous

devons faire face aux douleurs de l’enfantement d’un nouvel Etat ».

APIC:La situation s’est en effet dégradée ces deux dernières années…

MgrDacko:Certes, la situation économique est très déprimante, mais je

suis malgré tout optimiste, car la population de l’Ukraine – en Ukraine occidentale particulièrement – ne veut pas revenir en arrière. Quand on a

joui une fois de la liberté, on ne veut plus y renoncer.

Il y a bien des difficultés politiques, notamment avec la Russie concernant la possession des armes nucléaires et le partage de la flotte de la

Mer Noire. Mais les Ukrainiens sont parvenus à obtenir et jusqu’à présent à

maintenir leur liberté et leur indépendance sans verser de sang.

APIC:Vous demandez des « signes de solidarité » de l’Occident ?

MgrDacko:Je crois que ces difficultés avec la Russie seront surmontées,

mais nous attendons des signes de solidarité très concrets de la part de

l’Occident. Vous devriez comprendre que nous avons besoin d’une sorte de

« Plan Marshall », même si cela ne signifie pas que nous devons immédiatement

recevoir de l’argent sur la table. Il faut d’abord investir dans la formation des gens, afin qu’ils acquièrent les compétences et le « know how » nécessaires, investir dans des projets de développements, dans le domaine social, la formation pastorale…

Il faut nous envoyer des experts pour former les gens ici et, dès qu’ils

sont en mesure d’occuper des responsabilités, les leur laisser prendre.

Nous, qui venons d’Occident, nous devrions éviter la tentation de nous

prendre pour les plus riches et les plus compétents… Nous devons aider

dans l’humilité, dans un sens de service et de diaconie.

APIC:Vous exprimez une certaine frustration vis-à-vis de l’Occident ?

MgrDacko:Nous ressentons certes une frustration parce que l’on parle tellement de la Russie, et que l’on oublie les autres. Les Russes ont aussi

souffert, ils méritent donc aussi d’être aidés, mais ils ne sont pas les

seuls. De ce qui était l’URSS sont nées 15 nouvelles réalités qui ont toutes besoin de recevoir de l’aide.

L’histoire est ainsi: l’Ouest ne travaille qu’avec les Russes. C’était

déjà le cas du temps des tsars, et pareillement durant la période soviétique. L’URSS avait 280 millions d’habitants, et la Russie d’aujourd’hui n’en

a que 150 millions: il reste donc 130 millions d’autres personnes. On fait

payer à l’Ukraine 16,5 % de toutes les dettes de l’ancien empire soviétique, on devrait aussi lui fournir 16,5 % de l’aide. L’Ouest s’était habitué

à ne traiter qu’avec un grand centre, et maintenant, il y a 15 centres…

C’est comme si après la seconde guerre mondiale, les grandes puissances

n’avaient aidé que l’Allemagne, pas l’Italie, la Belgique ou la France…

APIC:Du point de vue religieux, qu’avez-vous trouvé en arrivant ici ?

MgrDacko:Quand nous sommes revenus à Lviv, notre Eglise était déjà sortie

de la clandestinité depuis plus d’un an, pratiquement depuis le 1er décembre 1989, lors de la fameuse visite de Gorbatchev au pape Jean Paul II. A

cette occasion, un important document fut publié, permettant aux paroisses

grecques-catholiques d’Ukraine de se faire enregistrer. La légalisation

proprement dite n’a eu lieu qu’après le retour du cardinal Lubachivsky, et

les statuts de l’Eglise n’ont été reconnus que le 28 mai 1991.

Au retour d’exil, nous avions déjà 1720 églises; aujourd’hui, nous en

avons 2’840, ainsi que 1’100 prêtres (avec les religieux), plus de 800 religieuses, plus d’un millier de séminaristes, avec ceux qui étudient à

l’étranger. Nous sommes très présents en Ukraine occidentale – la première

Eglise en nombre de fidèles – mais nous avons près de 50 paroisses dans les

autres parties de l’Ukraine et en Crimée. L’Eglise est en pleine croissance

et jouit d’une grande crédibilité, parce que dans le passé, elle n’a pas

accepté le compromis avec les autorités communistes.

Nous sommes également crédibles parce que nous travaillons aussi dans le

domaine social et la formation. Ainsi, nous sommes présents dans les orphelinats, dans les hôpitaux, et dans les écoles. Et pas seulement au niveau

pastoral: l’Eglise a créé à Lviv une clinique de soixante lits et un lycée

de 250 élèves. Caritas, bien qu’encore très petite, s’est également mise au

travail, au service de toute la population.

C’est un grand défi pour nous de pratiquement tout devoir commencer en

même temps. La moisson est si grande, il ne reste qu’à travailler, même si

ce n’est pas facile pour quelqu’un qui a vécu à l’Ouest – il faut renoncer

à beaucoup de choses – mais il y a aussi de grandes satisfactions.

L’oecuménisme se fraye difficilement un chemin dans l’Eglise d’Ukraine

Concernant les relations avec les autres communautés religieuses, je dirais qu’elles sont en général « correctes », et elles s’améliorent lentement.

Localement, cela dépend pratiquement du comportement du prêtre. Ce que dit

le prêtre de sa chaire est pour nos gens parole d’Evangile. Il n’y a pas de

conflits dans la paroisse si le prêtre est un homme de Dieu, un homme de

paix, éduqué, formé. Mais si c’est quelqu’un qui ne pense qu’à lui-même,

qu’à gagner plus parce qu’il a une meilleure paroisse et davantage d’ouailles, alors… La situation s’est vraiment améliorée ces deux dernières années, mais il reste des points de friction, en particulier dans les villages où il n’y a qu’une église pour deux confessions. Nous avons proposé de

partager les églises, mais les orthodoxes ont de la difficulté à accepter.

APIC:Les relations avec les orthodoxes sont-elles toujours aussi tendues ?

MgrDacko:Personnellement, ici en Ukraine occidentale, j’ai même des relations amicales avec certains évêques orthodoxes. Dans toute l’Ukraine, nous

sommes déjà la deuxième plus grande Eglise, après l’Eglise orthodoxe ukrainienne, dirigée par le métropolite Volodymir Sabodan, et qui est restée

rattachée au Patriarcat de Moscou. En Ukraine occidentale, nous sommes à la

première place et dans les autres parties, nous sommes respectés. Mais il

ne faut pas oublier que durant une longue période de l’histoire, déjà sous

les tsars, on a mené en Ukraine orientale une grande propagande contre

l’Eglise gréco-catholique, politique poursuivie par les communistes. Les

gens en sont encore imprégnés. C’est notre devoir de prouver que l’Eglise

catholique est là pour tous. Et grâce à nos activités sociales, à nos écoles, nous améliorons la situation.

Avec le clergé catholique romain également, les relations sont meilleures. Malheureusement, dans la tête des gens, le préjugé est tenace: latin

égale polonais; latinisation signifie immédiatement polonisation; pas seulement la perte de la spécificité liturgique, mais également de l’identité

nationale. Mais face aux reproches de « polonisation » à travers l’Eglise

catholique, nous faisons remarquer qu’aucune autre Eglise n’a autant fait

pour la liberté et l’indépendance de l’Ukraine que l’Eglise catholique

ukrainienne. Et les intellectuels ukrainiens le savent. Nous n’avons pas

besoin de prouver que nous sommes de bons patriotes! (apic/be)

Encadré

Repères

Les orthodoxes d’Ukraine éclatés en quatre obédiences

Les profonds bouleversements qu’a connus ces dernières années l’Ukraine,

notamment la lutte pour l’indépendance, ont provoqué l’éclatement de

l’Eglise orthodoxe en Ukraine. Le 27 octobre 1990, le patriarche de Moscou

Alexis II reconnaît l’indépendance et l’autonomie administrative de l’Eglise orthodoxe ukrainienne sous la houlette du métropolite Philarète de Kiev.

A la même période, ce dernier est, dans les médias, accusé de collaboration avec le KGB, de corruption et de conduite immorale (il a trois enfants d’une femme divorcée, et sa fille Vira a publié l’an dernier une lettre ouverte qui a fait beaucoup de bruit).

Les 1er et 2 novembre 1991, un synode des évêques de l’Eglise orthodoxe

d’Ukraine tenu à Kiev sous la présidence du métropolite Philarète lance un

appel au patriarche de Moscou Alexis II pour reconnaître la totale indépendance et l’autocéphalie canonique de l’Eglise ukrainienne. Demande rejetée

en mars 1992 par Moscou. Le 30 avril 1992, une assemblée d’évêques de

l’Eglise orthodoxe d’Ukraine à Zhytomyr réclame la démission de Philarète.

Les 7 et 21 mai 1992, le Saint-Synode de l’Eglise russe donne l’ordre de

convoquer un synode de l’Eglise orthodoxe ukrainienne dans le but d’élire

un nouveau métropolite de Kiev. Le 27 mai 1992, un synode de l’Eglise

ukrainienne réuni à Kharkiv élit son nouveau chef en la personne de Mgr Volodymyr (Sabodan), jusqu’alors métropolite de Rostov et Novocherkassk. Le

11 juin 1992, le Synode de l’Eglise orthodoxe russe, siégeant à Moscou, ratifie l’élection de Mgr Volodymyr et destitue Mgr Philarète de toutes ses

fonctions et de sa dignité sacerdotale, et le réduit à l’état laïc.

Les 25 et 26 juin 1992, l’Eglise autocéphale orthodoxe d’Ukraine et

quelques évêques de l’Eglise orthodoxe ukrainienne restés fidèles au métropolite Philarète fondent ensemble l’Eglise orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Kiev. Agé de 94 ans et vivant aux Etats-Unis, Mstyslav Skrypnyk,

chef de l’Eglise autocéphale d’Ukraine (une Eglise liquidée par Staline

dans les années 30 et qui s’est reconstituée en Ukraine ces dernières années) est reconnu comme patriarche de Kiev et de toute l’Ukraine.

Cette opération d’unification a été appuyée activement en sous-main par

des responsables politiques ukrainiens. Mais le patriarche Mstyslav Skrypnyk (aujourd’hui décédé), a refusé tout contact avec Mgr Philarète, qui se

présente comme son lieutenant à Kiev. Une partie de l’Eglise orthodoxe

autocéphale continue donc d’exister sous ce nom.

On a donc d’une part l’Eglise orthodoxe ukrainienne, restée sous la juridiction de Moscou, et dirigée par le métropolite Volodymyr. Elle regroupe

21 évêques, quelque 5’400 églises, 3’000 prêtres et 12 millions de fidèles.

L’Eglise orthodoxe ukrainienne – Patriarcat de Kiev, dirigée par Mgr Philarète, a sous sa juridiction 19 évêques, 1’800 à 2’000 églises, 1’200 prêtres et près de 3 millions de fidèles. La partie de l’Eglise orthodoxe autocéphale ukrainienne qui n’a pas accepté la réunification compte aujourd’hui 4 à 500 églises. Elle a beaucoup perdu d’effectifs, car les autorités de Kiev soutiennent Philarète, considédrant l’Eglise orthodoxe ukrainienne-Patriarcat de Kiev comme une continuité de l’ancienne l’Eglise autocéphale liquidée par Staline. Etant donné qu’un certain nombre de communautés orthodoxes d’Ukraine souhaitent passer sous la juridiction directe du

patriarcat de Moscou, on est quasiment en présence de quatre juridictions

orthodoxes sur le même territoire. (apic/be)

Encadré

Mgr Ivan Dacko: quelques données biographiques

Fils d’Ukrainiens déportés par les nazis en 1941 pour le travail forcé dans

des fermes allemandes et qui se sont mariés à Berlin, sous les bombes, en

janvier 1945, Ivan Dacko est né dans la zone d’occupation britannique. Raison pour laquelle ses parents ont émigré en Angleterre, où il a passé son

enfance dans la région de Manchester, à Rochdale, « où a été fondée la première coopérative du monde, en 1844 ».

Ses parents, qui voulaient qu’il soit tout à fait éduqué en tant

qu’Ukrainien, l’ont envoyé au petit séminaire ukrainien de Rome. C’est dans

la ville éternelle qu’il a poursuivi ses études de philosophie et de

théologie au Collège pontifical ukrainien St-Josaphat, sur le Janicule.

C’est à l’époque de son baccalauréat, en 1963, que le cardinal Slipyj,

primat de l’Eglise catholique ukrainienne, est libéré des geôles

soviétiques, et qu’Ivan Dacko décide d’entrer au grand séminaire. Après

quatre ans, le cardinal Slipyj, chef de l’Eglise catholique ukrainienne en

exil à Rome, l’envoie au Kanisianum, à Innsbruck, de 1967 à 1970, avant de

l’ordonner prêtre l’année suivante.

En 1974, toujours à Innsbruck, Ivan Dacko passe son doctorat, avec la

dogmatique pour branche principale et l’histoire de l’Eglise comme branche

secondaire. Sa thèse était consacrée à l’ecclésiologie du métropolite Sheptytskyi, « un pionnier de l’oecuménisme contemporain », comme l’avait déjà

souligné Yves Congar, et qui a beaucoup contribué à freiner les tentatives

de « latinisation » de l’Eglise catholique ukrainienne de rite byzantin. Il

s’agissait de maintenir l’identité ecclésiale et culturelle dans cette

l’Eglise « à la fois catholique et orthodoxe ».

En 1976, Mgr Dacko devient secrétaire du cardinal Slipyj et plus tard

son chancelier, jusqu’à sa mort en 1984, fonctions qu’il a poursuivies aux

côtés de Mgr Lubachivsky. Lors du retour du cardinal à Lviv le 30 mars

1991, Mgr Dacko est devenu vicaire général de l’archiéparchie de Lviv. JB

(Illustrations de ce texte disponibles à l’agence CIRIC Tél:021/25 28 29)

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