APIC – Reportage
Rassembler la mémoire de 45 ans de persécutions
Maurice Page, Agence APIC
Lviv, 1erjuillet(APIC) Pendant 45 ans, l’Eglise grecque-catholique
d’Ukraine fut avec ses 5,5 millions de fidèles la plus grande communauté
religieuse interdite dans le monde. Rassembler la mémoire de ces 45 ans de
persécutions, telle est la tâche à laquelle se sont attaqués Boris Gudziak
et ses collaborateurs de l’Institut d’histoire de l’Eglise à Lviv, en
Ukraine occidentale.
Au-delà de l’intérêt historique, ce futur prêtre voit dans son travail
un aspect pastoral: faciliter l’intégration dans les nouvelles formes de
vie religieuse et préserver la mémoire des martyrs pour les générations futures. Dans une cellule de l’ancien couvent des studites à Lviv, méthodes
de l’histoire orale et fichier informatique sont au service de cette tâche.
La restauration de la mémoire fait partie de la restauration structurelle
et matérielle de l’Eglise grecque-catholique. L’expérience des communautés
clandestines est une ressource pour la reconstruction.
Les murs moyenâgeux d’une des cellules de l’ancien couvent des studites,
sur une des hauteurs de Lviv, abritent l’Institut d’histoire de l’Eglise.
Les armoires métalliques sont remplies de fiches rassemblées depuis l’été
1992. Chacune contient l’histoire vécue d’un membre de l’Eglise du silence.
« On peut comparer les prêtres d’ici aux martyrs des premiers temps de
l’Eglise », explique Boris Gudziak. Ils sont près de 550 plus 10 évêques à
avoir resurgi de la clandestinité à l’aube des années 1990.
Boris Gudziak est un ukrainien de la diaspora. Né aux Etats-Unis, il a
étudié à Rome et à Harvard, avant de rentrer au pays pour se lancer dans
cette recherche. « J’ai l’intention de devenir prêtre, mais je veux d’abord
accomplir mon travail scientifique pour lequel j’ai reçu une bourse américaine ». « Au départ, nous ne nous rendions pas compte de l’ampleur du travail », dit-il. 19 personnes, historiens, enquêteurs, secrétaires et archivistes travaillent pour l’Institut. Les fonds sont pour l’instant suffisants. En Ukraine le salaire mensuel moyen n’est que l’équivalent de 15
dollars!
A l’instar des autres pays de l’Est, la situation est plus complexe
qu’il n’y paraît. En 1946, après l’emprisonnement de 9 évêques, un pseudosynode réunissant 216 prêtres et deux évêques avait souscrit à la liquidation de l’Eglise grecque-catholique. Certains prêtres signèrent la déclaration de réunification avec l’Eglise orthodoxe imposée par Staline pour se
retracter ensuite, d’autres suivirent le chemin inverse. Certains ont vécu
dans une clandestinité totale exercant leur ministère secrètement, d’autres
étaient tolérés. Pendant la persécution, les Eglises n’ont tenu ni archives, ni statistiques, ni documents officiels.
Les laïcs, notamment les femmes pour lesquelles la surveillance était
moins étroite, ont joué un rôle indispensable pour le maintien et la transmission de la foi, par exemple en servant régulièrment d’agents de liaison
entre les prêtres et les communautés. Les prêtres d’ailleurs voyagaient
souvent déguisés en femmes, relate Boris Gudziak. Le clergé de l’Eglise
grecque-catholique étant le plus souvent marié, l’histoire d’un prêtre est
aussi celle de sa femme, de ses enfants. Le témoignage des femmes de prêtres est un des éléments essentiels de la vie de l’Eglise clandestine.
La mémoire orale au service de l’histoire
La mémoire orale est la seule source pour connaître l’organisation, les
structures, les mentalités et la vie quotidienne des gens. Le projet prévoit des enquêtes auprès de 2’000 personnes réparties en 9 catégories. Certains entretiens ne durent qu’une demi-heure, d’autres 14 heures. Aujourd’hui beaucoup de témoins et de victimes de la répression des années
1946 à 1950 sont déjà morts, explique Boris Gudziak. Grâce aux méthodes de
l’histoire orale, la confrontation des témoignages doit permettre une vision assez réaliste, au-delà de l’hagiographie.
Les archives du KGB et de la police, dans la mesure où on ne les a pas
fait disparaitre, devraient livrer des renseignements importants sur le caractère systématique de la persécution. On devrait égaleemnt apprendre à
quel niveau étaient donnés les ordres.
Durant ces 45 ans, l’Eglise grecque-catholique a réussi à maintenir ses
structures et a formé deux générations d’ecclésiastiques. Aujourd’hui on se
trouve en présence de trois générations de prêtres, les premiers formés
avant la suppression de l’Eglise en 1946 et qui connurent très souvent la
prison ou le goulag. Les seconds formés dans la clandestinité dont certains
ne furent pas identifiés par le KGB. Les derniers formés au sein de l’Eglise orthodoxe. Les évêques arrêtés en 1946 ont tous été tués ou sont morts
en captivité. A l’exception du cardinal Josyf Slipyj qui, après 18 ans de
goulag, a été libéré en 1963 par Krouchtchev sous la pression du pape Jean
XXIII, pour être aussitôt expulsé du pays. Mgr Slipyj est mort en exil à
Rome en 1984.
Récupérer le passé pour construire l’avenir
Pour survivre et assurer la continuité des sacrements, l’Eglise grecquecatholique a fait d’importantes concessions liturgiques, pastorales et de
droit canonique. La nature de l’enseignement religieux et de la prédication
a-t-elle considérablement changé? Comment luttait-elle contre la propagande
anti-religieuse présente dans les écoles et dans la société?
Pourquoi un des plus proches collaborateurs de Mgr Slipyj, homme intelligent et cultivé, a-t-il été un des instigateurs de la suppression du catholicisme? Pourqoui est-il mort assassiné en sortant d’une église en 1976?
Comment des religieux et des religieuses ont pu continuer à avoir une vie
communautaire en petits groupes dans des appartements en étant actifs à
l’extérieur? Ont-ils bénéficié d’une certaine tolérance parce qu’on appréciait leurs services? Autant de questions que Boris Gudziak et son équipe
vont tenter d’élucider.
Il n’est pas possible non plus de faire de l’histoire en Ukraine, sans
évoquer les rivalités religieuses actuelles, les liens de la religion avec
la conscience nationale et les querelles pour la restitution des biens ecclésiastiques.
Pour donner tout le rayonnement voulu à cette histoire tragique, Boris
Gudziak rêve d’un musée de l’Eglise clandestine à Lviv au couvent des studites. Il évoque aussi l’écriture de scénarios de films. Une autre façon
aussi de récupérer le passé pour construire l’avenir. (apic/mp)
webmaster@kath.ch
Portail catholique suisse