Lettres de Kiev: un dominicain témoigne au cœur de la guerre #27

Jaroslav Krawiec est un frère dominicain, d’origine polonaise, du prieuré de La Mère de Dieu, situé dans le centre de Kiev. Il envoie à la rédaction de cath.ch, depuis le 26 février 2022, des «notes d’Ukraine» (Les intertitres sont de la rédaction).

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a promis «la victoire», s’exprimant de la ville stratégique d’Izioum reprise aux Russes, lors de la contre-offensive éclair ukrainienne. Les chances de paix en Ukraine sont «minimales à ce stade», a déclaré le secrétaire général de l’ONU après une conversation téléphonique avec le président russe Vladimir Poutine.

Chères sœurs, chers frères,

200 jours se sont écoulés depuis le début de la guerre. Bien que les plus récents succès militaires de l’armée ukrainienne et la levée de l’occupation russe dans les territoires de l’Oblast de Kharkiv et du sud du pays nous aient apporté joie, espoir et attente, nous sommes tous conscients que le chemin vers la victoire totale reste long.

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Aujourd’hui, en la fête de l’Exaltation de la Sainte Croix, à l’initiative du Conseil des Conférences épiscopales européennes, nous célébrons en Ukraine la Journée de prière pour la paix, sous la devise: «Agenouillés devant l’Eucharistie, criant pour la paix». Je suis très reconnaissant à Mgr Gintaras Grušas (archevêque de Vilnius, ndlr) pour cette idée. Il s’est rendu en Ukraine en juillet, et comme il est lituanien, je suis sûr qu’il comprend parfaitement à quel point l’idéologie du «monde russe» (»Russkiy mir») peut être impie et terrible.

La sollicitude de Dieu

La prière est une forme d’aide particulièrement importante pour l’Ukraine. Je suis convaincu que la prière est ce qui nous a permis de survivre aux moments les plus difficiles au début de la guerre et qu’elle apporte continuellement de la force aux dominicains et aux volontaires laïcs qui servent quotidiennement les personnes dans le besoin. De nombreuses personnes m’ont dit qu’elles faisaient l’expérience, particulièrement maintenant, de la sollicitude de Dieu à leur égard.

Le Père Svorad m’a dit que les habitants de Chortkiv croient que c’est l’intercession de Marie, dont on se souvient beaucoup dans cette ville, qui a empêché quiconque de perdre la vie pendant l’attaque à la roquette de juillet. La zone de la ville où les roquettes ont atterri a été fortement endommagée, mais le petit sanctuaire récemment construit en l’honneur de la protection de Marie (Pokrova) a survécu.

Les dominicains d’Ukraine ont tenu leur réunion annuelle à Kiev | © Jaroslaw Kraviec

Ce sanctuaire a été béni au début du mois de septembre, à la fois par les évêques catholiques et orthodoxes. On peut interpréter ces signes de diverses manières, mais pour de nombreuses personnes épuisées par la guerre, ils sont une confirmation de ce qu’exprime un poème écrit au début de l’agression russe: «Dieu n’a pas quitté l’Ukraine. / Il reste ici parmi nous. / Là où nos villes sont en ruines. / Où la lueur d’espoir s’est éteinte.»

La divine Providence

La semaine dernière, lors d’une réunion annuelle des dominicains travaillant en Ukraine qui s’est tenue à Kiev, j’ai eu une conversation avec notre frère l’évêque Nicholas de Mukachevo. C’est grâce à son inspiration que l’année dernière, la Conférence épiscopale d’Ukraine a annoncé l’Année de la Sainte-Croix, qui vient de se terminer. «Cette période, a déclaré l’évêque Nicholas, nous a permis de voir comment la divine Providence prend soin de nous. Je me souviens bien comment les gens me disaient que sans le sacrement de la confession, le sacrement de l’Eucharistie, l’Église et la prière commune, ils ne savent pas s’ils auraient pu survivre à la terreur qui est entrée dans leur vie avec le début de la guerre.»

Un habitant de Nalivaivka, dont la maison a été détruite par l’artillerie russe, a pu être relogé dans un container avec l’aide du centre Saint-Martin et du gouvernement polonais | © Jaroslaw Kraviec

Dans le sanctuaire de l’église dominicaine de Fastiv nommé l’Exaltation de la Sainte Croix, deux personnes sont peintes à côté de l’icône de la croix. La première est saint Martin de Porres. La seconde est sainte Mère Teresa de Calcutta. Ces saints nous aident à comprendre aujourd’hui ce que peut être l’Exaltation de la Sainte Croix dans la vie spirituelle. Sainte Mère Teresa était sans aucun doute l’une des plus belles personnes de la modernité. Sa grandeur s’est exprimée par l’humilité, la foi, l’abaissement de soi et le service du prochain. Elle a écrit: «On a demandé un jour à un certain homme en Inde: «Que signifie être chrétien?» Sa réponse a été très simple: «Être chrétien, c’est donner». Dieu a tellement aimé ce monde qu’il a donné son Fils – c’était la première grande offrande. Mais ce n’était pas suffisant pour lui. Il s’est fait affamé et nu pour que nous aussi soyons capables de lui offrir quelque chose.»

Une grande aide à l’Ukraine

Il y a quelques jours, les frères dominicains de Pologne ont publié un court résumé de l’aide continue offerte à l’Ukraine depuis plus de six mois. J’ai été très ému en le lisant, car derrière la liste de noms d’organisations et de personnes, j’ai vu des visages de personnes précises et bonnes et je me suis souvenu de nos longs appels téléphoniques du soir lorsqu’ils pouvaient entendre les bruits des combats de Kiev derrière ma fenêtre. Je me souviens d’innombrables SMS: «Père, comment vas-tu? Es-tu vivant? Que puis-je faire?»

J’ai lu ce rapport avec une profonde gratitude aussi, et je suis convaincu que, comme les mots de sainte Mère Teresa nous le rappellent, pendant cette période, en dehors de ce qui a été donné, chacun des deux côtés de la frontière a reçu beaucoup plus. Je suis également convaincu que, grâce au peuple ukrainien, les Polonais, ainsi que les habitants d’autres pays du monde, ont pu devenir un peu meilleurs, plus aimants, plus compatissants et plus compréhensifs. Les réfugiés de Kiev, de Bucha, de Kharkiv et de bien d’autres villes et villages ukrainiens nous ont aidés en cela. Ils nous ont offert cette chance.

Préparer l’accueil pour l’hiver

En février et mars, nous étions tous inquiets de ce qui se passerait lorsque nous manquerions d’électricité et de gaz naturel. Comment allions-nous chauffer nos maisons et nos prieurés? Maintenant, nous recommençons à nous demander ce qui se passera lorsque les gelées hivernales arriveront. Aurons-nous assez de chaleur, et les Russes, comme ils l’ont montré samedi dernier, continueront-ils à détruire les centrales électriques et les lignes électriques? Pendant que je me pose ces questions, je comprends le Père Misha de Fastiv qui fait tout ce qui est en son pouvoir (et peut-être même un peu plus!) pour préparer, dans les bâtiments de la Maison de Saint Martin, autant d’endroits que possible avant l’hiver pour les réfugiés et les personnes privées de leur toit.

Le Père Misha visite le centre de réfugiés en rénovation à Fastiv | © Jaroslaw Kraviec

Nouvelle année académique

Nous avons commencé une nouvelle année académique dans notre Institut Saint-Thomas d’Aquin à Kiev. Je me souviens qu’il y a quelques mois, nous nous demandions si de nouveaux étudiants s’inscriraient cette année. Nous sommes en guerre, après tout. Finalement, beaucoup plus de candidats ont postulé que les années précédentes.

Parmi eux, on trouve aussi bien des catholiques que des orthodoxes, et même d’autres personnes simplement en quête de vérité. Comme c’est le cas depuis la création de l’institut, il y a un peu plus de 30 ans. Le Père Petro, qui a mené les premiers entretiens avec les étudiants, a déclaré que la plupart d’entre eux veulent étudier parce qu’ils veulent trouver la clé pour expliquer ce qui se passe autour d’eux. Vendredi, lorsque j’ai vu notre amphithéâtre rempli d’étudiants, je me suis souvenu des mots de la lettre du Père Timothy Radcliffe: «La violence qui s’exerce sur votre beau pays est le fruit empoisonné du mensonge. Nous, dominicains, avec notre devise «Veritas», et notre amour de la vérité, avons un témoignage particulier à donner aujourd’hui dans un monde qui souvent ne se soucie pas de la vérité.»

Le Père dominicain américain Christopher Fadok a été invité à Kiev | © Jaroslaw Kraviec

La conférence d’ouverture a été donnée par le Père Wojciech Giertych, théologien de la maison papale, ami et soutien de l’Institut de Kiev depuis de nombreuses années. Il a parlé de la compréhension catholique de la liberté, en soulignant que la liberté, selon les enseignements de Saint Thomas, est façonnée par les valeurs; et c’est une liberté vers, et non une liberté de. Il s’agissait d’une réflexion importante en cette période de guerre, qui devrait inspirer une pensée créative pour l’avenir.

«Agent secret ukrainien»

Nous avons également reçu un invité à Kiev, le Père Christopher Fadok, le provincial de la province occidentale du Saint-Nom-de-Jésus, originaire des États-Unis. Le samedi, nous avons rendu visite à Fastiv. Lorsque le Père Misha lui a demandé de laisser une signature sur le mur de l’une des salles de classe du Centre Saint-Martin de Porres, le Père Christopher a simplement écrit «USA» et nous a raconté que lorsqu’il était enfant, il avait reçu de son père un t-shirt sur lequel était écrit USA: «Agent secret ukrainien».

Ce n’était pas un cadeau fait au hasard. Les ancêtres du père Christopher avaient émigré d’Ukraine en Amérique. Comme dans beaucoup de belles histoires, ainsi que dans celle-ci, l’amour a uni ses arrière-grands-parents après avoir traversé l’Atlantique, et une véritable sympathie pour l’Ukraine est restée dans les générations suivantes des Fadok. C’est avec une joie immense que j’ai accompagné le Père Christopher lors de sa première visite en Ukraine. Je suis très heureux qu’il ait pu voir Lviv et Kyiv. J’ai vu son émotion lors de la rencontre avec le supérieur des gréco-catholiques ukrainiens, l’archevêque majeur Sviatoslav Shevchuk, au sujet duquel il a dit: «Mon archevêque majeur», car les Fadok étaient des gréco-catholiques.

Rencontre avec l’archevêque majeur Sviatoslav Shevchuk (à g.), chef de l’Église gréco-catholique ukrainienne | © Jaroslaw Kraviec

Plus tard, le Père Christopher s’est rendu à Fastiv avec le Père Wojciech Giertych, le théologien du pape, et le Père Jacek Buda des États-Unis, pour qui j’ai une gratitude infinie pour avoir traduit mes lettres en anglais, ainsi qu’avec Anna et Denys, des bénévoles de la Maison de Saint-Martin. Lorsque le Père Christopher a visité les villes et les villages détruits par les soldats russes et a vu les signes des récentes atrocités, et lorsqu’il a écouté le Père Misha lui dire ce qu’il fallait encore faire pour les victimes de la guerre, je sais qu’il ne s’est pas contenté de regarder avec ses yeux ou d’écouter avec ses oreilles, mais qu’il a surtout absorbé tout cela avec son cœur. Comment pourrait-il en être autrement, puisque dans sa poitrine bat le cœur de l’agent secret ukrainien?

Enfin, je voudrais mentionner mon propre provincial, le Père Lukasz et son socius, le Père Szymon. Sur le chemin du retour de Kiev à Varsovie, ils ont établi un nouveau record. Ils ont dû attendre à la frontière pendant 11 heures et 20 minutes. Parfois, nous n’avons pas de chance.

Avec gratitude, salutations, et demande de prière,

Jarosław Krawiec OP,

Kiev, 14 septembre, 17h15

Rédaction

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