Thomas d'Aquin face au risque d'une théologie fragmentée

Le Père Serge-Thomas Bonino, président de l’Académie pontificale de saint Thomas d’Aquin, chargée de l’organisation des Congrès thomistes internationaux, et ancien secrétaire de la Commission théologique internationale, revient sur les principaux défis des théologiens actuels.

Le XIe Congrès thomiste international se tiendra à l’Université de l’Angelicum, à Rome, du 19 au 24 septembre 2022. Environ 300 spécialistes de saint Thomas d’Aquin, venus du monde entier, sont attendus pour partager leurs travaux, alors que la matrice thomiste, autrefois prégnante dans l’enseignement de l’Église, est aujourd’hui confrontée à l’éclatement des courants théologiques et à une diminution de l’influence des théologiens dans le monde catholique.

Ce Congrès thomiste international sera le premier organisé depuis 2003. Depuis 19 ans, l’Église et le monde ont connu de nombreux bouleversements. Quels sont aujourd’hui les principaux défis des théologiens thomistes?
Serge-Thomas Bonino: Je pense qu’il faut faire la distinction entre les défis qui se posent à la théologie dans un sens général, et ceux qui concernent spécifiquement la «famille» thomiste. Pour ce qui est de la théologie, elle procède surtout par approfondissement ou maturation de la compréhension des données de la foi, ce qui lui donne du recul par rapport à l’actualité immédiate.

Mais les théologiens sont aussi à l’interface entre l’Église et les cultures dans lesquelles nous vivons, et ils sont donc interpellés par les questions qui agitent la société, par exemple aujourd’hui les problématiques anthropologiques fondamentales, la relation entre l’homme et la femme, la responsabilité de l’homme vis-à-vis du cosmos… La théologie porte un regard à la fois bienveillant et critique sur les mouvements culturels d’aujourd’hui.

«L’objectif général du Congrès est de faire le bilan des études sur saint Thomas»

Il y a aussi les questions concernant davantage le fonctionnement interne de l’Église. Comment, par exemple, le catholicisme est-il capable d’intégrer dans sa propre théologie ce qu’il y a de juste dans le féminisme, avec la question des ministères féminins. Ou encore la question très théologique de la relation entre l’ordre et la juridiction: l’autorité dans l’Église est-elle liée au sacrement de l’ordre, ou relève-t-elle simplement d’une délégation donnée par une autorité supérieure? Cela a suscité une discussion lors du dernier Consistoire, en lien avec la perspective de donner à des laïcs la possibilité d’exercer une fonction d’autorité sur des clercs.

La théologie a donc trois moteurs: l’approfondissement interne de l’intelligence de la foi, liée à l’action de l’Esprit saint dans le cœur des croyants (par exemple le mystère de la miséricorde de Dieu a été mis en valeur par des auteurs spirituels comme la petite Thérèse ou sainte Faustine); l’interface avec les problèmes culturels, qui obligent l’Église à rechercher dans sa propre tradition ce qu’elle peut apporter à leur solution; et enfin les questions internes à l’organisation de l’Église. Le tout est évidemment lié.

Quels seront les thèmes abordés dans ce Congrès?
Le but des congrès thomistes internationaux est de faire se rencontrer des spécialistes du monde entier. Il y aura par exemple des Australiens, des théologiens chinois de Taïwan… On ne fixe qu’un thème assez général pour ne pas limiter les échanges, car chacun doit pouvoir parler de son travail et trouver des interlocuteurs. L’objectif général est toutefois de faire le bilan des études sur saint Thomas. Cela doit permettre d’identifier les nouvelles méthodes, les nouveaux centres d’intérêt.

«Le problème est d’identifier les critères d’un véritable Sensus Fidei»

On s’intéresse par exemple de plus en plus au thomisme biblique, c’est-à-dire aux méthodes exégétiques de saint Thomas et à son usage de la Bible en théologie systématique. On sort de la seule Somme de théologie et on corrige ainsi l’image d’une théologie très abstraite, très philosophique, pour montrer combien saint Thomas est enraciné dans l’Écriture sainte et les Pères de l’Église. C’est une façon de réconcilier les deux courants qui se sont durement opposés au XXe siècle: les théologiens thomistes scolastiques et les théologiens du retour aux sources bibliques et patristiques. Il s’agit de montrer que le vrai thomisme est, lui aussi, attentif aux sources et aux Pères de l’Église sans négliger pour autant son effort de synthèse spéculative à l’aide d’une solide métaphysique.

La vie de l’Église est marquée actuellement par le processus mondial du Synode sur la synodalité. Suscite-t-il un investissement dans le monde des théologiens?

Il y a un investissement sur la question des fondements et de la nature de la synodalité. Par exemple, la Commission théologique internationale a produit récemment un document sur ses fondements théologiques.

Dans la même ligne, il y a aussi un thème très cher au pape François, qui est le Sensus Fidei, c’est-à-dire la façon dont l’ensemble du peuple chrétien participe à la mission prophétique de l’Église et peut dire quelque chose qui vient de l’Esprit de Dieu, par exemple dans les réunions synodales. Le problème est d’identifier quels sont les critères pour qu’il s’agisse vraiment du Sensus Fidei qui vient de l’Esprit et non d’une simple opinion mondaine à la mode: c’est une question très délicate.

On voit que les débats synodaux sont marqués par l’influence des sciences sociales et une certaine culture revendicative. Le thomisme peut-il aider à resituer le parcours synodal dans une direction «christocentrique», libre de tout conditionnement idéologique?

Ce n’est pas le thomisme en tant que tel, mais toute la théologie catholique qui est appelée à discerner les «signes des temps», c’est-à-dire les phénomènes de société qui sont pour l’Église une invitation à redécouvrir des aspects parfois oubliés ou même à découvrir des richesses encore jamais exploités de sa propre tradition. L’Église n’est pas appelée à «s’adapter», mais à identifier, dans sa propre tradition, les ressources pour répondre aux questions qui se posent.

«Les acquis du Concile sont possédés paisiblement au sein de l’Église catholique»

Par exemple, le catholicisme n’a sans doute pas été à la pointe des conquêtes féministes aux XIXe et XXe siècles, mais cela l’a poussé à réfléchir sur ses propres ressources en ce domaine et un texte comme Mulieris Dignitatem, de saint Jean Paul II a su identifier de façon critique ce qu’il y avait de positif et de négatif dans ce mouvement, à la lumière de l’Écriture Sainte et de la tradition de l’Église.

C’est cela le rôle des théologiens. Mais dans le cas du Synode allemand, pour autant que je puisse en juger, il est très difficile de distinguer entre ce qui relève d’une forme d’aplatissement devant l’esprit du monde de ce qui relève d’une vraie volonté d’entendre ce que l’Esprit Saint peut vouloir dire aux croyants, à travers les évolutions de la société.

En octobre 2022 sera célébré l’anniversaire de l’ouverture du Concile Vatican II. Est-ce que cette commémoration sera l’occasion de remettre en lumière le rôle des théologiens dans l’organisation de la vie de l’Église?

En 2012, le 50e anniversaire avait été bien marqué. J’ai l’impression qu’aujourd’hui Vatican II est de l’histoire ancienne et ne fait plus vraiment débat, sauf sur la question liturgique, avec les controverses autour de Traditionis Custodes. Les acquis du Concile sont possédés paisiblement au sein de l’Église catholique et permettent d’affronter de nouveaux problèmes qui ne sont plus du tout ceux du XXe siècle.

Quant au rôle des théologiens, il a en effet été majeur lors du Concile. Il est moindre aujourd’hui. Nous assistons aujourd’hui à une sorte d’affaiblissement des institutions théologiques. Nous n’avons plus les maîtres penseurs d’autrefois. On aurait de la peine aujourd’hui à identifier un théologien de la dimension de Congar, de Lubac, Journet, Ratzinger ou Balthasar….

«Il y a une situation d’éclatement disciplinaire de la théologie»

Les théologiens aujourd’hui sont plus modestes, ils font leur travail d’une manière peut-être plus collégiale, avec moins d’individualités marquantes. Mais les institutions théologiques traversent une période de crise. En France, les facultés de théologie, au sein des Instituts catholiques, ont du mal à recruter et la théologie est largement absente des débats publics. Ce sont davantage les philosophes laïcs chrétiens qui représentent l’Église dans les débats culturels, plutôt que les théologiens professionnels.

En Allemagne, la théologie est beaucoup plus présente dans les universités, ce qui est positif en soi, mais trop souvent ces institutions se transforment en facultés de sciences religieuses. Dans ce cas, il ne s’agit plus de la théologie confessante qui cherche à donner l’intelligence de la foi, mais d’une simple réflexion sur le fait religieux. Les sciences religieuses sont tout à fait légitimes et utiles, mais ce n’est plus de la théologie. Elles devraient être proposées en plus de la théologie, mais non la remplacer.

Est-ce que l’évolution du collège des cardinaux et des épiscopats fait émerger des figures théologiques fortes?

Le pape François cherche avant tout des pasteurs au contact de la vie quotidienne des fidèles, et il y a beaucoup moins de profils théologiques parmi les nouveaux évêques. Un indice très concret: au temps de saint Jean Paul II et Benoît XVI, de nombreux membres de la Commission théologique internationale sont devenus évêques, alors qu’il n’y en a quasiment plus sous François.

Cela ne veut pas dire que les évêques actuels ne sont pas bien formés, mais que le monde de la théologie académique n’est plus le vivier dans lequel on vient puiser. C’est peut-être dommage, car certains théologiens ont su se révéler de bons pasteurs et apporter un «plus» au collège épiscopal et sa mission d’enseigner la foi. Joseph Ratzinger en est un exemple.

La théologie vit donc une sorte de rétrogradation, par rapport à son prestige passé?

Il y a une situation d’éclatement disciplinaire de la théologie. Il y a de très bons exégètes et théologiens bibliques, mais ils ont peu de lien avec les théologiens systématiques. Il y a beaucoup de spécialistes d’Histoire de la théologie ou des experts dans certains secteurs précis comme la bioéthique, mais la théologie se trouve compartimentée, alors que dans la perspective thomiste elle a vocation à être une sagesse, c’est-à-dire à porter un regard global sur la réalité, à la lumière de la Parole de Dieu.

«Le risque de schisme est réel, notamment avec le Synode allemand»

Ce qui explique en partie cette segmentation de la théologie, c’est la disparition d’un langage commun. Le thomisme a eu la chance – ou la malchance – d’être la doctrine officielle de l’Église jusqu’à Vatican II. On lui en veut un peu! Mais la théologie scolastique avait le mérite de donner aux théologiens un langage commun, une base philosophique commune. Après Vatican II, un certain pluralisme théologique s’est installé.

Dans Fides et Ratio, saint Jean Paul II, inspiré par le cardinal Ratzinger, rappelle que la théologie a besoin de la philosophie, mais que toutes les philosophies ne sont pas aptes à servir la réflexion théologique. Mais aujourd’hui, on voit une grande dispersion dans les philosophies utilisées en théologie, ce qui rend plus difficile le dialogue entre théologiens, car on ne donne plus le même sens aux mêmes mots.

Ces divisions entre théologiens comportent-elles un risque de schisme, ou malgré tout, des références communes persistent?

Parmi les théologiens classiques, il y a actuellement deux grands courants, qui ont des points communs mais aussi des différences: le courant issu de Lubac et Balthasar, et le thomisme. On retrouve ce clivage en France à travers la revue Communio, inspirée par la tendance ›Balthasar – de Lubac’, et la Revue thomiste, qui promeut le thomisme. Ce sont les deux grands axes de la théologie classique. Il y a bien sûr d’autres courants, avec parfois des théologies ultra-libérales qui sont, à mon sens, un peu en dehors des clous.

Le risque de schisme est réel, notamment avec le Synode allemand, qui révèle des fractures profondes. Le débat théologique est légitime, mais les attaques frontales contre Humanae Vitae et contre l’enseignement de Jean Paul II sur la morale fondamentale et les questions bioéthiques, les remises en question radicales de l’enseignement traditionnel de l’Église, sur la question de l’homosexualité ou sur les ministères, peuvent conduire un certain nombre de théologiens et, plus largement de chrétiens, à ne plus pouvoir se reconnaître dans ces évolutions qui marquent de vraies ruptures dans la tradition et donnent l’impression que l’Église pourrait s’être trompée pendant des siècles.

Quelle est la spécificité du thomisme par rapport aux autres courants théologiques?

Le thème central du thomisme, c’est l’harmonie entre la raison et la foi. Vatican I reprend littéralement les textes de saint Thomas sur ce thème, qui ont donc servi à formuler le magistère de l’Église. Le thomisme, c’est aussi une méthode, une manière de faire de la théologie avec des questions, des objections… Il s’agit de rechercher la vérité partout où elle se trouve.

«Les thomistes considèrent que sa théologie permet d’aborder avec fruit les problématiques actuelles»

Mais l’esprit du thomisme est lié à des doctrines précises, à des thèses philosophiques et théologiques particulières. Le propre du thomisme est d’être une théologie structurée par une métaphysique théocentrée de l’acte d’être, et par une philosophie réaliste de la connaissance. L’un de ses thèmes essentiels est de considérer Dieu comme la Cause première, que l’on peut connaître par analogie. La doctrine de l’analogie de l’être signifie que lorsqu’on attribue à Dieu la bonté ou la sagesse, celles-ci ne sont pas exactement celles des hommes, mais ont un certain rapport avec elles.

Une autre idée essentielle est que l’action de Dieu dans le monde ne concurrence pas l’action des causes créées, mais la fonde et la porte. Pour saint Thomas, toute action droite des créatures trouve sa source en Dieu. Ainsi, l’évolution des espèces n’a pas été conduite par Dieu de façon magique, par interventions miraculeuses, mais de l’intérieur, il a pu orienter cette évolution.

La matrice thomiste est-elle toutefois remise au goût du jour, dans certains pays?

Indiscutablement, les États-Unis constituent le pôle le plus important pour les études thomistes. Le thomisme reste un point de référence dans certaines universités ou chez les dominicains, mais dans d’autres centres de formation, saint Thomas d’Aquin n’est présenté que comme un jalon important dans l’histoire de la théologie, ou comme un exemple de théologien. Il n’est plus vu comme un maître pour faire de la théologie aujourd’hui en reprenant ses doctrines fondamentales.

Pour leur part, les thomistes ne prétendent pas qu’il faut s’en tenir à la lettre de saint Thomas – ce serait absurde et même contraire à sa théologie – mais ils considèrent que les principes de sa métaphysique et de sa théologie permettent d’aborder avec fruit les problématiques actuelles. (cath.ch/imedia/cv/rz)

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