François, un pape théologien… et géomètre

Le pape François utilise fréquemment l’image du polyèdre pour expliquer sa perception de l’humanité, dans sa diversité qui combat l’uniformisation culturelle. Analyse d’un langage géométrique qui oriente vers une profondeur humaine et théologique.

Bernard Litzler, pour cath.ch

La Terre est ronde, mais le monde, lui, ne tourne pas toujours très rond. Le pape François le sait. Depuis plusieurs années, sa réflexion valorise une figure géométrique, le polyèdre (voire encadré). Est-ce dû à son diplôme de technicien en chimie, obtenu à Buenos Aires avant de rejoindre le séminaire?

Toujours est-il que l’actuel successeur de Pierre fait fréquemment allusion au polyèdre pour expliquer sa vision du monde. Le 21 novembre 2013 – année de son élection -, il explique dans un message vidéo pour le Festival de la Doctrine sociale de l’Eglise: «Il me plaît d’imaginer l’humanité comme un polyèdre, dans lequel les formes multiples, s’exprimant, constituent les éléments qui composent, dans la pluralité, l’unique famille humaine. C’est cela, la vraie globalisation! L’autre globalisation, celle de la sphère, est une homogénéisation!».

Garder son identité

Le polyèdre s’oppose donc à la sphère. En d’autres termes, l’uniformisation qui menace la planète – les mêmes références, séries TV ou boissons – s’oppose à la diversité, symbolisée par les multiples faces du polyèdre.

Le 24 novembre 2013, le pape François reprend le symbole dans son exhortation apostolique La Joie de l’Evangile: «Quand une personne garde sa particularité personnelle et ne cache pas son identité, elle reçoit toujours de nouveaux stimulants pour son propre développement, écrit-il. Ce n’est ni la sphère globale, qui annihile, ni la partialité isolée, qui rend stérile».

«Pour le pape, tous, dans leur originalité, ont leur place dans le plan de Dieu»

Le pape justifie ainsi son choix: «Le modèle n’est pas la sphère, où chaque point est équidistant du centre et où il n’y a pas de différence entre un point et un autre. Le modèle est le polyèdre qui reflète la confluence de tous les éléments partiels qui, en lui, conservent leur originalité. Tant l’action pastorale que l’action politique cherchent à recueillir dans ce polyèdre le meilleur de chacun».

Unité et diversité

Les théologiens et les vaticanistes saisissent la portée de la réflexion «françoisienne», dans un sens politique: le polyèdre permet de penser à la fois l’unité du monde et la diversité des identités. En 2017, dans son livre-entretien avec le sociologue français Dominique Wolton (Politique et société, un dialogue inédit, Ed. de l’Observatoire), le pape complète: «On peut voir la globalisation comme un phénomène politique, sous la forme d’une «bulle» dont chaque point est équidistant du centre. Tous les points sont identiques et ce qui prime c’est l’uniformité: ce type de globalisation détruit la diversité», lance-t-il.

L’image du polyèdre est récurrente dans la théologie du pape François | © Pixabay

«Mais on peut aussi la concevoir comme un polyèdre, où tous les points sont unis, mais où chaque point, qu’il s’agisse d’un peuple ou d’une personne, garde sa propre identité. Faire de la politique, c’est rechercher cette tension entre l’unité et les identités propres».

Non à la lassitude

Garder son identité personnelle, ne pas devenir des numéros, uniformes. Cette insistance sur la personnalité de chaque personne, de chaque peuple, de chaque Eglise, François la reprend dans Fratelli tutti, son encyclique du 3 octobre 2020. «Il n’est possible d’accueillir celui qui est différent et de recevoir son apport original que dans la mesure où je suis ancré dans mon peuple, avec sa culture» (n° 143).

«L’image du polyèdre renvoie à la miséricorde de Dieu»

Et il ajoute: «L’universel ne doit pas être l’empire homogène, uniforme et standardisé d’une forme culturelle dominante unique qui finalement fera perdre au polyèdre ses couleurs et aboutira à la lassitude» (n° 144). L’universalité actuelle équivaut, pour François, à «une tentative malavisée, née de l’orgueil et de l’ambition, de créer une unité différente de celle voulue par Dieu dans son plan providentiel pour les nations» (n° 144).

Jeunes et vieux

Pour le pape, tous, dans leur originalité, ont leur place dans le plan de Dieu: «Aujourd’hui, disait le pape dans sa vidéo du 21 novembre 2013, les jeunes et les personnes âgées sont considérées comme des rebuts parce qu’ils ne répondent pas aux logiques productives d’une vision fonctionnelle de la société. On dit qu’ils sont «passifs», dans l’économie du marché, ils ne sont pas sujets de production.» Or les jeunes sont «la force pour aller de l’avant» et les personnes âgées «la mémoire du peuple».

Pour le théologien et bénédictin français Ghislain Lafont, décédé en 2021, l’image du polyèdre renvoie à la miséricorde de Dieu. L’image du polyèdre fait aussi droit à la pluralité dans l’Eglise, estime-t-il dans son Petit essai sur le temps du pape François. Polyèdre émergent et pyramide renversée, paru en 2017 (Ed. du Cerf). D’où une vision synodale de l’Eglise, «pyramide renversée» où le sommet est au service de la base.

Académiciens et ouvriers

Cette base, le pape la considère dans sa largeur, y compris «les pauvres avec leur culture, leurs projets, et leurs propres potentialités», écrit-il dans La Joie de l’Evangile (n° 236). Car la plénitude de la richesse de l’Evangile «incorpore les académiciens et les ouvriers, les chefs d’entreprise et les artistes, tous» (n° 237). Une référence explicite à la théologie du peuple, autre axe important du pontificat actuel.

Le 21 juin 2019, à Naples, le pontife invite les théologiens à poursuivre la recherche en ce sens: «Je rêve de facultés théologiques où l’on vit la convivialité des différences, où l’on pratique une théologie du dialogue et de l’accueil, où l’on expérimente le modèle du polyèdre du savoir théologique, au lieu d’une sphère statique et désincarnée». L’Eglise catholique continue d’explorer la profondeur de la figure géométrique promue par le pape. (cath.ch/bl)

Le polyèdre, une vieille histoire
Un polyèdre désigne une figure géométrique à trois dimensions avec plusieurs faces. Par exemple, un cube. Le mathématicien grec Pythagore (entre 590 et 550 av. J.-C.) a découvert cinq polyèdres qualifiés de solides parfaits. Avec trois polygones réguliers (le triangle, le carré et le pentagone), il bâtit cinq polyèdres réguliers : le tétraèdre, l’octaèdre, le cube, l’icosaèdre et le dodécaèdre (formé de douze pentagones). Le philosophe Platon reprend ces éléments, si bien que les cinq polyèdres réguliers sont appelés polyèdres platoniciens. Plus tard, Archimède (297-212 av. J.-C.) crée une nouvelle catégorie, dits polyèdres archimédiens. Son génie? utiliser les faces de polygones réguliers, mais de nature différente. Treize polyèdres sont obtenus à partir des cinq polyèdres platoniciens. De nos jours, leur étude se poursuit avec de nouvelles figures, baptisées zonoèdres. Par exemple, le fullerène, une figure moléculaire comportant 12 pentagones et 20 hexagones. BL

Rédaction

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