Vers un devoir fiduciaire étendu

Voici quelques années que Genève entend se positionner comme la bâtisseuse des ponts entre trois communautés qui ont tendance à évoluer, chacune de son côté, selon leurs logiques propres. En effet, l’initiative «Building Bridges» cherche à relier autour du thème transversal de la finance durable le monde des organisations internationales dont on connaît la densité sur les bords du Léman, le monde de la banque et des activités financières, y compris le trading, et finalement le monde de la recherche académique.

Ainsi, durant toute une semaine se multiplient les séminaires, présentations et débats autour de la thématique – aux contours flous – de la finance durable. Lundi, Patrick Odier – président de «Building Bridges», éminent banquier, représentant de Swissbanking au comité d’Economiesuisse – lors de la séance d’ouverture, annonçait la présence dans la salle des représentants des institutions financières dont la masse sous gestion avoisinait 30’000 milliards francs, soit environ 10% des actifs financiers mondiaux. Des sommes de cette ampleur font rêver au point où la question du financement du développement durable peut sembler résolue par surcroit.

Or, il n’en n’est rien. Tout reste à faire pour que les propriétaires ultimes de l’épargne mondiale et leurs gestionnaires consentent à mettre leurs avoirs au service des causes dites durables, qu’il s’agisse de la crise climatique ou de la crise endémique du mal-développement et se départissent quelque peu de l’approche traditionnelle de risque & rendement.

«L’idée consiste à mettre le placement socialement responsable au diapason avec les Objectifs du Développement Durable»

L’idée générale des ponts à construire est de mettre les bonnes volontés présentes dans le monde de la finance en phase avec les efforts – souvent déclaratoires – des organisations internationales aux capacités d’action limitées. Pour résumer, l’idée consiste à faire du placement socialement responsable, avec son triptyque «environnement, social et gouvernance», un instrument au service Des Objectifs du Développement Durable (ODD) que l’ONU a articulés pour 2030.

Comment y arriver quand on sait que les retombées espérées de investissements nécessaires aux ODD sont diffus et donc se laissent difficilement capter par les pourvoyeurs de fonds. En effet, la grande majorité de ces investissement devrait – en théorie – relever de la puissance publique qui est – paradoxalement – aux abonnés absents: dans les pays du Nord à cause de la volonté politique de contenir la pression fiscale, dans les pays du Sud à cause de l’absence endémique de substance économique et fiscale. C’est par défaut donc que la finance privée est propulsée en première ligne. L’épargnant (souvent rentier – futur ou présent – par le biais des fonds de pension), et non le contribuable, est appelé à prendre les risques et à passer, le cas échéant, à la caisse au nom du développement durable.

«Plus les critères de durabilité sont stricts, plus le client a de chances que le placement contribue au plus grand bien»

Lundi dernier, dans son discours, le président de «Building Bridges» a franchi un cap important. Il a en effet proposé que le devoir déontologique de fiducie du gestionnaire de fortune ou du banquier soit étendu à la prescription des placements dits durables, même si le client ne le demande pas expressément. La justification serait à chercher dans la contribution escomptée de ce type de placement au plus grand bien, celui du monde.

Cette proposition, intéressante en soi, appelle trois réserves. La première tient au fait que l’effet des placements dits durables, notamment en actions, sur le comportement des entreprises concernées est loin d’être avéré et documenté. La contribution au plus grand bien demeure donc, à ce stade hypothétique.

La deuxième réserve tient aux coûts supplémentaires de l’expertise durable auxquels est exposé le client d’un placement durable. Cette dernière réserve pourrait être levée si les gestionnaires de fortune décidaient de faire aussi un pas en prenant à leur charge ces coûts supplémentaires et s’ils consentaient à aligner leurs commissions sur celle des autres placements.

Finalement la troisième réserve: plus les critères de durabilité sont stricts, plus il a – en théorie, de chances que le placement contribue au plus grand bien, mais aussi plus élevés sont les risques purement financiers pour un tel portefeuille. C’est du moins ce qu’affirme la bonne vielle théorie de gestion financière.

Paul H. Dembinski

5 octobre 2022

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