Le SAPEC souhaite que la lutte contre les abus «ne s’ensable pas»

L’Eglise doit encore effectuer un profond travail d’introspection et de restructuration pour mener une lutte complète contre le fléau des abus sexuels. Tel a été le message délivré lors de la journée d’études organisée à Lausanne le 7 octobre 2022, à l’occasion des dix ans du groupe de Soutien aux personnes abusées dans une relation d’autorité religieuse (SAPEC.)

«Nous assistons à une prise de conscience réelle au sein de l’Eglise, mais la mise en place n’est pas atteinte», a déclaré Marie-Jo Aeby en introduisant la journée d’études. Celle qui a été l’une des figures fondatrices du SAPEC, en 2010, a ainsi donné le ton de l’événement, qui a passé au crible la réponse de l’Eglise au fléau des abus.

Elle s’est dite émue et surprise par l’audience représentant une cinquantaine de personnes, dans une salle du bâtiment Amphimax de l’Université de Lausanne. Elle a salué la présence de responsables de l’Eglise catholique, dont l’abbé Peter von Sury, président de l’Union des supérieurs majeurs religieux de Suisse (VOS’USM) et Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF).

Le sociologue Josselin Tricou a également introduit la journée comme «militante et académique». L’événement, initialement prévu en 2020 mais reporté à cause du Covid, a en effet déployé un important volet informatif aux côtés d’un intense débat d’idées.

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Des experts tels que Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, Josselin Tricou, ou encore l’historienne romande Lorraine Odier, ont dressé une «carte d’Etat major» de la lutte contre les abus, dans le monde et en Suisse.

Sr Véronique Margron, président de la CORREF, a appelé à une refonte du langage ecclésiastique, excessivement spiritualisé en rapport aux abus | © Bernard Hallet

Le rôle de la structure de l’Église dans le phénomène a été l’une des questions cruciales des exposés et des discussions. Véronique Margron a rappelé que le rapport de la CIASE, publié il y a un an, auquel elle a participé, avait déterminé une «responsabilité institutionnelle» de l’Église.

Elle a raconté le cas d’une religieuse qui n’a révélé que peu de temps avant sa mort, à 100 ans, qu’elle avait été abusée dans son enfance. Près d’un siècle de silence avant de pouvoir prononcer la vérité. «Je ne prends certainement pas cela comme une victoire», a souligné la responsable française, pour laquelle «les déclarations ne suffisent pas, il faut un changement de culture».

La présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF) a insisté sur le fait que les indemnisations monétaires étaient importantes, également pour installer un sentiment de responsabilité dans l’institution. Elle a aussi appelé à une refonte du langage ecclésiastique, souvent excessivement «spiritualisé» en rapport aux abus. «Pour établir une vraie reconnaissance, il faut arrêter les euphémismes, ne pas parler ‘d’erreurs’, mais de ‘crimes’. Il n’est pas besoin de grands discours spirituels, mais d’une reconnaissance du mal subi».

En France, après le cadre familial, l’Église catholique est le lieu où les abus sont les plus nombreux, loin devant le sport ou l’école a relevé le sociologue français Josselin Tricou | © Bernard Hallet

Des abus plus nombreux en Eglise qu’ailleurs

La question structurelle a également été soulevée par Josselin Tricou. Le sociologue français, auteur de l’essai Des soutanes et des hommes (PUF, 2021) a notamment présenté des études statistiques sur la prévalence des abus dans divers secteurs de la société. Il s’avère que l’Église catholique est la seconde «sphère de socialisation», en France, après le cadre familial, où les abus sont les plus nombreux, loin devant le sport ou l’école.

«Beaucoup d’affaires vont encore sortir»

Marie-Jo Aeby

L’Église ne peut donc pas se réfugier derrière l’affirmation selon laquelle «c’est la même chose ailleurs». Parmi les raisons évoquées pour cette particularité, Josselin Tricou a noté que la famille et l’Église étaient des secteurs encore très marqués par «la patriarcalité du pouvoir». Alors qu’un lien a été clairement établi entre pouvoir et abus sexuel. Bien que le législateur dans la plupart des pays occidentaux ait «nettoyé» cet aspect dans le droit de la famille, les anciennes habitudes et pratiques ont tendance à s’y poursuivre. Quant à l’Eglise, au contraire, elle continue à revendiquer le patriarcat pour elle-même.

Lorraine Odier est venue présenter l’étude pilote sur les abus sexuels en Suisse mandatée par la CES, VOC’USM et la RKZ | © Bernard Hallet

Vers une étude suisse?

Ces données de l’étranger ont été vues comme pouvant aider la réponse en suisse. Dans ce pays, l’un des outils majeurs en est l’étude pilote lancée par la Conférence des évêques suisses (CES), la VOS’USM et la Conférence centrale catholique romaine de Suisse (RKZ). Un projet que l’historienne Lorraine Odier, seule francophone parmi les quatre chercheurs de l’équipe, est venue présenter à Lausanne. Déployé jusqu’en automne 2023, il doit poser les jalons d’une éventuelle étude historique des abus en Suisse. Le contrat prévoit un libre accès aux archives de l’Eglise et une autorisation de la reproduction des données du rapport, des spécifications «pas si communes».

Que faire des prêtres abuseurs?

La table ronde qui a conclu la journée a rassemblé Sylvie Perrinjaquet, présidente de la Commission écoute-conciliation-arbitrage-réparation (CECAR), Marie-Jo Aeby et Peter von Sury, dans une discussion où les ›fleurets mouchetés’ ont été laissés de côté.

Sylvie Perrinjaquet a relevé, avec son franc-parler, que son rapport avec les responsables de l’Église s’était amélioré, après un début «difficile» face à un environnement ecclésiastique essentiellement masculin. «Les choses ont commencé à changer lorsque les représentants de l’Église ont été face à des victimes», a-t-elle assuré.

Elle a déploré que le premier souci de l’Église n’ait pas été de savoir que faire avec les victimes, mais que faire des prêtres abuseurs. Même si «en cinq ans les choses ont bien avancé concernant le souci des victimes», a-t-elle admis. Pour les prêtres, elle a préconisé de les placer dans les couvents et monastères vides, «désormais nombreux».

Sylvie Perrinjaquet a préconisé de placer les prêtres abuseurs dans les couvents et monastères vides, «désormais nombreux» | © Bernard Hallet

Le grand déni

Marie-Jo Aeby a précisé que si le groupe SAPEC existait encore, c’est qu’il n’avait atteint qu’une partie de ses objectifs. Elle s’est dite persuadée qu’il «sortira encore beaucoup d’affaires». Elle s’est notamment inquiétée de la situation dans les communautés nouvelles, qui «n’ont pas été assez accompagnées».

La responsable du SAPEC a salué en même temps l’attitude de certains responsables d’Église. «Si nous continuons notre travail, c’est aussi parce que nous pouvons faire confiance à des personnes telles que Mgr Morerod ou Peter von Sury».

Elle a néanmoins dénoncé les nombreuses zones sombres existant encore dans l’Église. «Ce que j’ai vu en 12 ans (dans son action au sein de la SAPEC, ndlr.) a dépassé tout ce que j’avais pu imaginer. Il y a tant de prêtres homosexuels qui sont dans le déni, d’autres qui ont des enfants».

Elle a dénoncé au passage le comportement de Mgr Pierre Mamie (1920-2008) l’ancien évêque de LGF, qui lui aurait dit dans sa jeunesse «Marie-Jo, votre corps m’appartient», et dont la multiple paternité serait avérée. Il a également été question du récent épisode du Châble (VS) lors duquel un chanoine convaincu d’abus a pu participer à une messe d’ordination, en août dernier. En rapport à cela, le SAPEC a, il y a quelques temps, ouvertement posé la question d’une démission de Mgr Jean-Marie Lovey, évêque de Sion. Le groupe avait conclu qu’il ne devait pas démissionner, mais prendre ses responsabilités.

Pour une autre «théologie du corps»?

La vision de l’Église présentée par Marie-Jo Aeby a été confirmée par Peter von Sury, qui a relevé la nécessité de regarder la vérité en face. «Il faudrait peut-être arrêter, comme cela a été dit, de spiritualiser constamment le discours, et finalement créer une ‘théologie de l’échec’, où il s’agirait d’être plus authentiques face à nos erreurs.»

Mgr Morerod est intervenu pour noter qu’un certain nombre d’avancées réalisées au sein de l’Eglise restaient non connues du grand public.

Des personnes dans l’audience ont pointé le rôle de la «théologie du corps» dans l’Église, qui serait obsolète et aurait un effet néfaste sur l’équilibre émotionnel des prêtres et des religieux. Certains participants ont plaidé pour une vaste réforme anthropologique au sein de l’institution.

Pour Sylvie Perrinjaquet, le principal problème est cependant la hiérarchisation de l’Église, qui ferait en sorte que les luttes de pouvoir constituent le souci principal du clergé et que ce dernier n’aborde pas les vrais problèmes. «L’Église doit proposer des solutions, si elle veut continuer à être respectée», a-t-elle averti.

Marie-Joe Aeby s’est inquiétée de l’effet de «lassitude» parmi les fidèles concernant les abus sexuels. «Mais le problème ne cesse pas pour autant d’exister, et il faut continuer la lutte, pour que la question ne s’ensable pas» a-t-elle lancé en forme de point final. (cath.ch/rz)

14 ans de «douches écossaises»
Jacques Nuoffer est revenu sur l’histoire du groupe SAPEC et les 14 ans de lutte qu’il a lui-même menés pour obtenir une reconnaissance des abus au sein de l’Eglise. Un moment phare avait été l’émission de radio Hautes Fréquences (RTS religion) où il avait témoigné de son expérience et lancé un appel à d’autres victimes, en mai 2010. Quelques unes l’avaient contacté, dont Marie-Jo Aeby, avec laquelle il avait notamment créé le groupe SAPEC peu après.

Jacques Nuoffer | © Bernard Hallet


Jacques Nuoffer a rappelé que Mgr Martin Werlen, Abbé d’Einsiedeln et membre de la CES, avait été, en 2011, l’un des premiers responsables de l’Église à soutenir son combat.
En 2012, un «premier contact chaleureux» s’était établi avec Mgr Morerod, à partir duquel des relations constructives ont pu se développer. Le président du groupe SAPEC a néanmoins aussi rappelé quelques étapes de «douche écossaise» dans son long combat, entre atermoiements, accueils «froids» et blocages de certains responsables de l’Eglise.
La doctorante en sociologie à l’UNIL Romaine Girod a développé de son côté l’histoire de la CECAR, créée en 2016 à l’initiative du groupe SAPEC et des institutions catholiques avec le soutien de parlementaires suisses.

Romaine Girod | © Bernard Hallet

Il s’agit d’une commission neutre et indépendante des autorités de l’Église catholique, chargée d’offrir aux victimes un lieu d’écoute, d’échange et de recherche d’une conciliation avec l’abuseur, à défaut avec son supérieur hiérarchique, en vue notamment d’une réparation financière. Elle a été dirigée dès ses débuts par Sylvie Perrinjaquet, ancienne conseillère d’Etat et nationale (PLR-NE). RZ

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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