Mensuram Bonam: un premier pas fort hésitant

Le 25 novembre, l’Académie pontificale des sciences sociales a rendu public via son site le document Mensuram Bonam avec pour sous-titre «Les mesures ancrées dans la foi pour les investisseurs catholiques: point de départ et appel à l’action». Bien que ce texte n’ait pas (encore??) défrayé la chronique, il mérite qu’on s’y arrête brièvement.

D’abord la question du statut du document. Mensuram Bonam figure sur le site de l’Académie pontificale dans la rubrique «autres publications», sans autre commentaire. Le document n’est donc ni une publication de l’Académie à proprement parler, ni une prise de position endossée par elle.

Certes, c’est le cardinal Peter Turkson qui signe l’introduction du document au titre de chancelier des deux académies pontificales, celle des sciences et celle des sciences sociales. Mensuram Bonam vient six ans après Oeconomicae et pecuniariae quaestiones, avec le sous-titre «Considérations pour un discernement éthique sur certains aspects du système économique et financier actuel». Le texte de 2018 avait une paternité on ne peut plus claire, il était co-signé par la Congrégation pour la doctrine de la foi, dont les avis touchent les questions doctrinales et concernent donc tout croyant, et du dicastère pour le Service du développement intégral, compétent en matière de justice sociale, de paix et de sauvegarde de la création.

«L’absence d’attention aux situations de dilemmes qui sont au cœur de la vie économique affaiblit grandement la portée pratique du document»

Du point de vue du statut, les deux documents diffèrent donc grandement, le second ayant une portée doctrinale alors que le premier, celui qui vient de paraître, s’apparente à un document de travail, comme le suggère le sous-titre. En effet, le travail sur ce document avait commencé il y a bien des années sous la houlette du cardinal Turkson alors qu’il dirigeait le dicastère de Développement humain. En quittant ce dernier en été 2022 pour prendre les rênes des académies pontificales, le cardinal aurait donc embarqué un texte dont la mouture finale est disponible aujourd’hui. Deux questions demeurent: pourquoi avoir choisi ce canal de publication? Pourquoi faire sortir un document «hors catégorie», sans statut clair?

Ensuite la portée et les destinataires. Mensuram Bonam porte sur un aspect bien particulier de la vie économique et financière qu’est la gestion des actifs financiers. Il s’agit d’une activité financière d’achat et de vente de «papiers valeur», qui a connu un développement fulgurant durant les dernières décennies et dans laquelle la Suisse excelle, notamment par le volume des fonds sous gestion. Mensuram Bonam s’adresse explicitement aux catholiques actifs dans ce domaine et les enjoint à élargir leur perspectives et leurs critères de choix des actifs détenus aux considérations en rapport avec les principes de l’enseignement social chrétien.

L’idée générale est de construire progressivement un référentiel de gestion d’inspiration catholique à proprement parler. Après avoir, dans une première partie, rappelé les principes de l’enseignement de l’Eglise, Mensuram Bonam élabore dans la seconde moitié 24 critères d’exclusion qu’elle soumet au lecteur en lui recommandant d’adapter ses pratiques professionnelles en conséquence. Il s’agit ainsi d’exclure du portefeuille des actions d’entreprises dont l’activité ne respecterait pas les critères de la liste. Cette recommandation se heurte à une double limite. D’une part, elle suppose que le gestionnaire dispose de toute information nécessaire sur les entreprises, d’autre part que ces exclusions ne portent pas préjudice au résultat financier dont le professionnel est redevable légalement et moralement – à moins que le contrat de gestion n’en dispose autrement – à son client, individuel ou institutionnel.

«Mensuram Bonam est au mieux un premier pas fort hésitant, au pire un brouillon qui aurait dû rester dans les tiroirs»

Finalement, sur le fond. Mensuram Bonam est un document de travail avec trois faiblesses qui doivent être relevées. A l’instar d’une bonne partie des discours autour de la finance durable, le document part du principe qu’il est possible dans la vie des affaires de réaliser systématiquement de bons résultats tout en faisant par ailleurs du bien. Dans cette vision, il n’y a pas de place ni pour les conflits de priorités ni pour les dilemmes éthiques, puisque le «en même temps» est supposé fonctionner. Or, la pratique est faite de choix et d’opportunités. L’absence d’attention aux situations de dilemmes qui sont au cœur de la vie économique affaiblit grandement la portée pratique du document.

La deuxième faiblesse vient du fait que le document postule implicitement que les décisions du gestionnaire d’actifs produisent automatiquement un impact tangible sur le comportement des entreprises dont il achète ou vend les titres, notamment sur leurs choix d’investissement. Or, même si les achats/ventes de titres motivés par des considérations autres que purement financières affectent à la marge leurs cours – ce qui n’est pas démontré – elles restent sans effet sur les choix stratégiques des entreprises en question. L’expérience montre que la seule manière de forcer les entreprises à des changements de stratégie est l’actionnariat actif, démarche que Mensuram Bonam n’aborde pas, alors qu’elle a fait ses preuves (bien que limitées) et permet de dépasser la logique binaire de l’exclusion. Il s’agit là d’une troisième lacune difficilement explicable.

Ainsi, Mensuram Bonam est au mieux un premier pas fort hésitant, au pire un brouillon qui aurait dû rester dans les tiroirs. Espérons que d’autres documents, plus solides sur le fond, suivront sous peu. En attendant cela, le document de 2018 reste une référence incontournable pour celui qui – acteur comme observateur – veut réfléchir à l’économie et à la finance contemporaines dans la perspective de l’éthique chrétienne.

Paul H. Dembinski

28 décembre 2022

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