Joseph Ratzinger; le théologien: «Rendre présente la Parole»

Le pape émérite Benoît XVI est décédé au matin du 31 décembre 2022. Retour sur le parcours théologique du pape allemand. En 2005, au moment de la mort de Jean Paul II, Joseph Ratzinger n’aspirait qu’à une chose: pouvoir retourner à ses chères études. Le destin ou le Saint-Esprit en a décidé autrement. Devenu le pape Benoît XVI, le cardinal Ratzinger a continué à défendre sa vision de la théologie comme la mission de «rendre présente la Parole, la Parole qui vient de Dieu, la Parole qui est Dieu.»

Maurice Page 

Bien au-delà de son pontificat, Joseph Ratzinger restera comme un théologien majeur du XXe siècle. Parmi la cinquantaine de livres publiés, plusieurs sont devenus des classiques de la recherche et de l’enseignement; d’autres des best-sellers de l’édition avec des millions d’exemplaires vendus dans des dizaines de langues. La rigueur de sa pensée, la précision et la qualité de son expression sont largement reconnues. Loin du jargon de certains théologiens, il impose un style, une patte personnelle. Ceux qui le lisent en allemand apprécient l’harmonie et la musicalité de sa langue. Même s’il est dense, il est toujours compréhensible. En bon professeur, il manie habilement la métaphore ou les analogies. Nourri de la littérature antique et allemande, mais aussi française, il s’y réfère volontiers. Son parcours est celui d’un intellectuel brillant, modeste, réservé, totalement dévoué à Dieu.

Faire le tour du théologien Joseph Ratzinger dépasse largement le cadre d’un tel article, mais on peut tenter de dégager quelques axes conducteurs de sa pensée et de son enseignement.

La théologie au service de la foi

Pour entrer dans l’univers théologique de Joseph Ratzinger, il faut d’abord se pencher sur le rôle qu’il attribue à la théologie: «La première priorité de la théologie, comme l’indique déjà son nom, est de parler de Dieu, de penser Dieu. Et la théologie ne parle pas de Dieu comme d’une hypothèse de notre pensée. Elle parle de Dieu parce que Dieu lui-même a parlé avec nous», expliquait-il aux membres de la Commission théologique internationale en 2008. «Le véritable travail de la théologie consiste à entrer dans la Parole de Dieu, à chercher à la comprendre dans la mesure du possible, à la faire comprendre à notre monde et à trouver ainsi les réponses à nos grandes questions». Le programme est clair et il ne saurait être question d’opposer la foi et la raison.

Pas de rupture avec le passé

La pensée théologique de Benoît XVI commence à se constituer dans les années 1950. Son œuvre abondante et diversifiée s’intéresse surtout à l’ecclésiologie, à la Tradition, à l’eschatologie et à la liturgie. On a souvent évoqué une rupture entre la pensée progressiste du théologien conciliaire, et celle du professeur de dogmatique qui quitta en 1969 Tübingen pour Ratisbonne, dans une ambiance de troubles estudiantins et de désaccords avec un progressisme théologique régnant, note Antoine Fleyfel, maître de conférences à l’Université catholique de Lille.

Mais lui-même s’est toujours inscrit en faux contre cette interprétation. Si les accents varient et évoluent, le théologien Ratzinger prône depuis le Concile un retour aux sources, pour revivifier l’Église. Ces sources se trouvent dans la Bible et chez les Pères de l’Église, donc dans la Tradition. Il exclut toute rupture avec le passé, mais défend une évolution vivante.

Ses combats successifs contre le marxisme et contre le relativisme, mettent en lumière ses convictions les plus profondes.

Du marxisme au relativisme

Bien avant ses affrontements avec la théologie de la libération, le professeur Ratzinger s’opposait à la fin des années 1960, à Tübingen, au marxisme. Le théologien considérait que celui-ci «prenait pour base l’espérance biblique, [et] l’inversait en gardant l’ardeur religieuse, mais en éliminant Dieu pour le remplacer par l’activité politique de l’homme. L’espérance reste, mais le parti prend la place de Dieu».

Devenu préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, il fut l’architecte de l’Instruction sur quelques aspects de la Théologie de la libération de 1984. Malgré ses aspects positifs, le cardinal estime qu’il n’est pas possible de s’appuyer sur la méthode marxiste sans en épouser l’idéologie. Or, «l’athéisme et la négation de la personne humaine, de sa liberté et de ses droits, sont au centre de la conception marxiste».

La théologie de la libération mise à l’index, et le bloc communiste éclaté, Joseph Ratzinger devait affronter un ennemi encore plus dur, le relativisme. «Posséder une foi claire, selon le Credo de l’Église, est souvent défini comme du fondamentalisme. Tandis que le relativisme, c’est-à-dire se laisser entraîner ‘à tout vent de doctrine’, apparaît comme l’unique attitude à la hauteur de l’époque actuelle», expliquait-il aux cardinaux le 19 avril 2005, à la veille de son élection pontificale. La «dictature du relativisme» se manifeste par le marxisme, le libéralisme, le libertinisme, le collectivisme, l’individualisme radical, l’athéisme, le mysticisme religieux, l’agnosticisme et le syncrétisme. Pour lui, le relativisme est désormais la nouvelle menace, l’ennemi principal de l’Église. C’est clairement cette position qui lui vaudra le plus d’ennemis.

Souvent mal interprété dans les médias comme la dénonciation du relâchement de la morale individuelle ou collective, le combat de Benoît XVI contre le relativisme est en fait une question philosophique et théologique fondamentale. «Une grande partie des philosophies d’aujourd’hui persiste effectivement à dire que l’homme n’est pas capable de vérité. […] Nous devons avoir le courage de dire: oui, l’homme doit chercher la vérité; il est capable de vérité. Que la vérité ait besoin de critères qui permettent de la vérifier et de s’assurer qu’elle n’a pas été falsifiée va de soi. Elle doit toujours aussi aller de pair avec la tolérance. Mais la vérité nous fait alors apparaître ces valeurs constantes qui ont donné sa grandeur à l’humanité», expliquera-t-il en 2010 au journaliste Peter Seewald.

L’intelligence de la foi

Face à ce défi, Joseph Ratzinger, dès le début de son enseignement universitaire, s’attache à l’intelligence de la foi. A Tübingen, il crée un cours destiné aux auditeurs de toutes les facultés qu’il intitule Introduction au christianisme. Il en fera un livre en 1968 avec le même titre. Réédité une douzaine de fois, traduit en une trentaine de langues, il est encore aujourd’hui un ouvrage de référence.

Comme pape, Benoît XVI entend poursuivre cette mission spécifique de conforter ses frères dans la foi. Sans endosser l’habit d’un pape médiatique, sans se plier aux lois de la communication, il développe un sens aigu de la pédagogie dans ses interventions publiques comme dans ses écrits toujours soigneusement préparés. Il n’est pas l’homme des petites phrases. Même dans ce que certains ont jugé comme des dérapages ou des erreurs, chacun de ses mots est pesé, souvent percutant parce que précis et juste, jamais complaisant. Son propos est dense mais toujours d’une grande clarté.

L’ecclésiologie ou la conception de l’Église

Pour Joseph Ratzinger, un des noyaux du problème est l’ecclésiologie, c’est-à-dire la conception de l’Eglise. «Pour les catholiques, l’Eglise est certes composée d’hommes qui en forment le visage extérieur; mais derrière cela, les structures fondamentales sont voulues de Dieu lui-même et sont donc intouchables», expliquait le cardinal Ratzinger au journaliste italien Vittorio Messori en 1985. «Derrière la façade humaine, se trouve le mystère d’une réalité surhumaine sur laquelle, réformateur, sociologue et organisateur n’ont aucune autorité pour intervenir. Si, par contre l’Eglise est perçue comme une construction humaine, comme une oeuvre à nous, même les contenus de la foi finissent par devenir arbitraires. […] l’Evangile devient le ‘projet-Jésus’ […] qui peut sembler encore religieux, mais qui est athée dans sa substance.»

L’eschatologie ou les fins dernières

Depuis ses travaux de jeunesse sur Augustin et Bonaventure, Joseph Ratzinger fut persuadé que l’eschatologie, c’est-à-dire le salut et les fins dernières est le thème central du Nouveau Testament. Les horizons de la foi chrétienne et de l’Église ne doivent pas se confondre avec les horizons de ce monde. La vocation chrétienne ne peut se réduire en aucun cas de figure à un programme politique, à une morale, à un humanisme quelconque, à une philosophie ou à une sagesse.

Tout tourne en fin de compte autour de l’avènement du Royaume de Dieu. Pour Ratzinger, oublier cette perspective cause un problème dans l’Église, celui de créer un décalage entre son identité actuelle et celle des origines. Ainsi Jésus devient, par son œuvre rédemptrice, le signe eschatologique de Dieu qui met un terme au péché de l’homme, le libère et instaure la souveraineté de Dieu. Cependant, l’eschatologie ne fait pas de l’Église une réalité exclusivement tendue vers les fins dernières. Le Christ qui proclamait la venue du Royaume était lui-même ce Royaume. Ce qui était à venir était déjà là. Cette logique s’applique à l’Église qui connaît un ‘maintenant’ dans son espérance eschatologique.

La liturgie dans la vie de l’Eglise

La centralité et l’importance première de la liturgie pour la vie de l’Église est une constante pour J. Ratzinger. La liturgie est une incarnation de l’espérance eschatologique: «Notre obligation [est] de vivre la liturgie comme une fête de l’espérance et de la présence du Christ cosmocrator (maître de l’univers)

Le point de départ de la liturgie est la prière. Dieu n’est pas une pure transcendance, il entre en relation avec l’homme. Dans la prière, l’identité de la personne n’est plus un ‘je’ renfermé sur soi-même, mais une ouverture vers Dieu. La liturgie de l’Église doit ouvrir à cette dimension ontologique.

Par ailleurs, la pratique de la liturgie ne doit pas se faire à l’écart de la Tradition, ce qui n’exclut cependant pas l’ouverture au monde contemporain et le renouveau. Ratzinger s’oppose aux tendances qui préfèrent le rationalisme à la Tradition. Réduire la liturgie à une austérité calviniste, abolir les dévotions populaires ou celles des ordres monastiques n’est clairement pas la voie à suivre. Le moteur capable de réformer l’Eglise n’est pas le rationalisme, mais la sainteté, comme cela a toujours été le cas.

Pour le professeur, la place du dogme devrait être centrale dans la prédication. Le lieu et l’ultime sujet de la prédication ne résident pas dans des expériences individuelles, mais dans celles de l’Église.

Jésus de Nazareth

Une des œuvres majeures de Joseph Ratzinger restera sans doute sa trilogie Jésus de Nazareth. «J’ai tenté de présenter une exégèse, une interprétation du Texte qui ne suive pas un historicisme positiviste, mais intègre la foi comme élément d’interprétation. Dans le paysage actuel de l’exégèse, il s’agit bien entendu d’un risque gigantesque», expliquait-il à Peter Seewald. Son objectif est de «montrer que le Jésus auquel on croit est aussi le Jésus historique et que le personnage, tel que nous le montrent les évangiles, est beaucoup plus réaliste et plus crédible que les nombreuses autres figures de Jésus que l’on ne cesse de nous présenter». Pour beaucoup, le défi est relevé de manière magistrale.

Un pape du retour à la tradition

L’histoire retiendra probablement que Benoît XVI était un pape du grand retour à la Tradition, du renforcement de la conformité à l’enseignement du Magistère et de la défense de l’Église catholique romaine, contre toute doctrine erronée. Parmi les théologiens de son époque, il nage plutôt à contre-courant. On peut s’en réjouir ou s’en lamenter, mais certainement ne pas s’en étonner. (cath.ch/mp)

Maurice Page

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