Actualité: L’abbé Pierre et Raoul Follereau, dont on célèbre cette année le 20e anniversaire de la mort, sont parmi les personnalités les plus connues et les plus admirées de ce siècle. Le Jurassien Marcel Farine les a cotoyés durant plus de trente ans.

APIC – Interview

Rencontre avec Marcel Farine, un Suisse aux côtés de l’abbé Pierre et de Raoul Follereau

Les rendez-vous de l’espoir

Par Maurice Page, de l’Agence APIC

Fribourg, 21 décembre 1997 (APIC) Marcel Farine n’aime visiblement pas se mettre sur le devant de la scène. Lorsqu’il raconte ses expériences, il préfère presque toujours parler des autres, des rencontres qu’il a faites aux quatre coins du monde. Militant actif, ce jurassien de Moutier, fonctionnaire international à l’Union postale universelle, a été, durant plus de trente ans, un administrateur efficace aux côtés de deux « géants de la charité » l’abbé Pierre et Raoul Follereau.

Fondateur et président d’Emmaüs suisse puis d’Emmaüs international, président fondateur de la Fédération internationale des associations contre la lèpre (ILEP), Marcel Farine a toujours combattu les misères rencontrées sur son chemin. A Berne d’abord, auprès des familles pauvres durant l’hiver 1956, puis jusqu’à Yaoundé, Lima ou Calcutta.

A l’image de ses « maîtres », ce catholique convaincu a pris au sérieux la parole de l’Evangile « J’étais nu et vous m’avez vêtu, j’étais malade et vous m’avez visité. » La retraite ne pouvait pas laisser un homme tel que Marcel Farine inactif. Il se consacre depuis quelques années à l’écriture et a publié plusieurs livres dont « Les rendez-vous de l’espoir » et « Le Paradis perdu d’Eugen Drewermann ». Il est également l’auteur de nombreux articles sur des thèmes religieux ou sociaux. Rencontre avec un homme qui fut le témoin direct et le collaborateur discret de deux grands prophètes de notre siècle.

APIC: Quels ont été vos premiers engagements ?

Marcel Farine: J’ai commencé à Berne dans les années 45-46. Beaucoup de jeunes romands venaient travailler dans la ville fédérale. En dehors du travail, ils ne savaient pas que faire sinon la tournée des bistrots. Avec quelques amis, nous avons créé un club de jeunes romands, avec une série d’activités intellectuelles, religieuses, théâtrales ou sportives. La misère que j’ai été amené à côtoyer étaient plutôt morale à cette époque car ces jeunes avaient un peu d’argent.

APIC: La rencontre et l’engagement avec l’Abbé Pierre sont venus quelques années plus tard…

M.F. : Je me suis marié en 1949. Avec ma femme nous voulions aller plus loin. Nous avons pris contact avec l’Eglise locale. On nous a répondu alors que la misère n’existait pas à Berne. En 1956, l’Abbé Pierre est venu parler au Kursaal. J’ai été très marqué par son charisme. Je lui ai demandé de lancer une équipe à Berne. Avec quelques copains, dont l’abbé Joseph Candolfi, devenu évêque auxiliaire de Bâle, nous avons fondé Emmaüs Berne dont j’ai été le premier responsable, puis Emmaüs Suisse pour rassembler tous les groupements d’Emmaüs qui s’étaient constitués. J’ai assumé la présidence d’Emmaüs suisse durant 32 ans. En 1969, Emmaüs international a été fondé en présence de l’abbé Pierre dans la salle du Conseil National. Ce fut sans doute un des grands moments de ma vie.

APIC: Parallèlement vous avez été également très proche de « l’apôtre des lépreux », Raoul Follereau, décédé il y a juste 20 ans

M.F. : J’ai été plus proche encore de Raoul Follereau que de l’abbé Pierre. Follerau était un bourgeois, mais une personnalité capable de prendre n’importe quel moyen pour aller auprès des lépreux bien qu’il ne fut pas un homme de terrain. Sa façon de parler était celle d’un avocat qui subjuguait les foules. Il réunissait facilement 2 à 3’000 personnes pour ses conférences. Sa gentillesse était exceptionnelle avec beaucoup de délicatesse. Il avait le sens de l’amour du prochain. Il n’a jamais hésité à s’ »attaquer » aux grands Etats et à l’ONU.

APIC: Y avait-il une sorte de dénominateur commun entre ces deux personnalités?

M.F. : Le dénominateur commun est l’aide au plus souffrant, l’Evangile qui dit « vêtez ceux qui sont nus ». Ils sont ou ont été la voix des hommes sans voix. La foi les avait marqués dès leur enfance.

Ces gens sont des génies, des personnes extraordinaires, mais souvent des hommes difficiles surtout au moment où vous cherchez à introduire une organisation. Le prophète est large d’idée et ne veut pas être maintenu dans un carcan administratif. J’étais un peu le frein. L’abbé Pierre surtout se faisait rouler par beaucoup de gens qui par exemple récoltaient des fonds en son nom. Mais cette naïveté fait aussi leur force. L’abbé Pierre et Raoul Follerau se connaissaient et avaient un grand respect mutuel, teinté néanmoins d’une certaine concurrence. Leur façon de parler et d’agir étaient tout à fait différentes.

APIC: Après la mort de Mère Teresa de Calcutta, on a l’impression que la fin de siècle manque de prophètes de cette trempe ?

M.F. : Oui, on ne vit plus une période de prophètes comme il y a 40 ans. J’ai l’impression qu’on s’engage différemment et je pense que cela va revenir par des jeunes. Ma vision reste optimiste. Beaucoup de valeurs essentielles on été perdues, mais on constate un retour. Je crois à l’engagement concret dans tous les domaines social, politique, écologique. Ce sont les gens de terrain qui vont remodeler la situation, même si le matérialisme a pris une puissance extraordinaire. Il faut retrouver dans la religion une nourriture spirituelle et un motif d’engagement. Il s’agit de concilier les traditions avec la mentalité de notre époque, c’est un immense problème.

APIC: Vous parlez d’engagement direct, concret …

M.F. : Dans nos pays, nous faisons beaucoup de discours. Le développement commence pourtant ici chez nous, avec un invalide dans le bus, avec un requérant d’asile. Ce qui manque à l’heure actuelle dans le monde politique est ce contact direct par une action personnelle. Comment voulez-vous gérer les problèmes du monde sans avoir de contact avec les plus petits ?

Les gens n’ont pas seulement perdu ce contact social, mais aussi la foi. Ce qui m’a poussé personnellement et c’est le cas de beaucoup des prophètes que j’ai rencontrés, c’est cette foi intérieure reccueillie au sein de la famille, même chez des personnes comme Edmond Kaiser qui se disent agnostiques. Ce sens de la transcendance s’est perdu. Chacun est trop lié à ses petits besoins personnels, à sa radio, à sa télévision, à sa voiture…

Ceci dit, il y a tout de même dans le monde 270’000 institutions sociales catholiques qui soignent des millions de gens. A chacun de mes voyages j’ai rencontré des dizaines de gens engagés à trimer dans des projets et qui restent totalement inconnus.

APIC: Vous avez beaucoup voyagé tant pour Emmaüs que pour l’aide aux lépreux. Parlez-nous de vos découvertes sur le terrain

M.F. : Ma plus grande expérience a été la découverte de la misère. Dans certains bidonvilles, j’ai eu peur, à Lima, à Calcutta ou à Madras. Je me suis plusieurs fois demandé si j’allais en revenir. En Inde nous nous étions arrêtés un jour au bord de la route pour pique-niquer et nous avons vu arriver des gens vidés par la faim. Je leur ai tendu un sandwich, il se sont précipités dessus et le sandwich a volé en mille éclats.

APIC: Il y avait largement de quoi vous pousser à la révolte, à l’action violente…

M.F. : J’ai eu la tentation de me battre avec un fusil, même sur le plan religieux. Mais la seule chose valable reste l’amour. Avec un fusil, on ne peut jamais créer l’amour. Je suis totalement contre la violence, mais elle n’est pas toujours évitable. Je peux comprendre la violence ou le vol par exemple en Amérique latine, mais je ne les défends jamais.

APIC: Aujourd’hui vous vous êtes tourné plutôt vers la réflexion et l’écriture

M.F. : Je me consacre totalement aux questions ecclésiales. J’aide toujours Emmaüs, mais à cause de ma santé, l’action sur le terrain a été remplacée par l’écriture. L’écho de mes livres, m’a fait découvrir que l’écrit garde une importance considérable. Il s’agit pour moi d’exprimer la vérité à partir de faits précis et de documents exacts. Je ne cite jamais rien sans l’avoir lu.

APIC: Dans votre dernier livre vous vous attaquez à un « monument » : le grand psychothérapeute et théologien contestataire allemand Eugen Drewermann…

M.F. : Je me suis intéressé à Drewermann de manière un peu accidentelle. Comme j’ai un peu plus de temps, je fais pas mal de lectures religieuses. Le livre de Drewermann « Was ich denke » (Ce que je pense) m’est ainsi tombé par hasard sous la main et m’a beaucoup choqué. A travers Drewermann , j’ai mieux perçu la pensée actuelle du monde. Son livre est très dur. A mes yeux, Drewermann est quelqu’un de profondément déçu. C’est un psychothérapeute qui utilise sa discipline beaucoup plus que la foi héritée de 2000 ans de christianisme.

Dans un sens, Drewermann doit être sincère, ce n’est pas possible autrement. C’est un prophète qui s’est enfoncé dans la contradiction. Même s’il connaît extrêmement bien la Bible et la théologie, ce qui n’est pas mon cas, ses objections et ses critiques ne tiennent plus compte des dogmes de l’Eglise qu’il renie pratiquement tous. Il affirme qu’il n’y a plus de péché, que le mal que l’on fait n’est qu’une erreur.

APIC: Pourquoi estimez-vous nécessaire de vous opposer à de telles tendances ?

M.F. : Pourquoi je m’élève contre cela ? A notre époque c’est vrai on nous disait « si tu ne fais pas ceci ou cela tu iras en enfer ». Il y avait de la part de l’Eglise un paternalisme certain. Mais si je n’avais pas été dans cette Eglise là, je n’aurais peut-être jamais fait tout ce que j’ai fait. Dieu est un puits de miséricorde certes, mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas aussi un fonds de justice. Eliminer le péché c’est aussi nier le pardon. Qui sommes-nous ? De tout petits hommes qui pouvons mourir du jour au lendemain. Drewermann prétend libérer l’homme de la culpabilité oppressante, mais trouvez-vous vraiment qu’on en parle encore dans nos églises? Depuis 30 ans au moins c’est fini !

Ecrire à propos de Drewermann a été pour moi une manière de replacer les valeurs essentielles à leur juste niveau. Il est important à mes yeux que les laïcs, les gens de la base s’intéressent à ces questions et se prononcent. Même si du côté des théologiens ou du clergé on est mal vu. Pas mal de prêtres refusent de lire mon livre.

APIC: Quelles ont été les réactions à cet ouvrage ?

M.F. : Les 95% des réactions que je reçois sont positives. Je n’y aurais jamais pensé. Tout le monde ressent le besoin d’un rappel des valeurs. Regardez par exemple le débat actuel sur la pédophilie. Il faudra bien revenir à la notion de péché. Reconnaître que nous sommes faibles et que nous sommes capables de faire le mal et d’aller contre Dieu. Nous vivons dans une société paradoxale qui prône la liberté totale de l’individu mais qui n’est pas capable d’en assumer les conséquences. L’Eglise est en crise certes, mais toute la société l’est, l’école, la famille, l’Etat, l’économie, la science. Tout est contesté. Cette contestation n’est pas forcément mauvaise. Il est bon de se battre. (apic/mp)

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