Fribourg: le Père Marie-Dominique Philippe cachait bien son jeu

Une petite enquête dans le milieu catholique fribourgeois confirme que le Père Marie-Dominique Philippe (1912-2006), coupable d’emprise et d’abus sexuels sur de nombreuses femmes, était un maître dans l’art de la dissimulation. On ne trouve cependant pas trace, ni dans les archives, ni dans les mémoires, d’agressions commises dans le cadre de son enseignement universitaire à Fribourg entre 1945 et 1982.

En juin 1945, le jeune et brillant dominicain de 33 ans, Marie Dominique Philippe, est nommé professeur de philosophie à l’Université de Fribourg. Un poste qu’il occupera pratiquement sans discontinuité jusqu’à sa retraite en 1982, à l’âge de 70 ans.

L’université de Miséricorde où le Père Marie-Dominique Philippe a enseigné de 1945 à 1982 | © Pierre Pistoletti

D’abord professeur ‘extraordinaire’, il est titularisé en 1950. Il enseigne, l’épistémologie, la théologie naturelle et l’histoire de la philosophie grecque, mais aussi, à partir de 1947 des «Éléments d’esthétique» qui deviennent «Philosophie de l’art» en 1955. Il continue à enseigner ponctuellement dans divers lieux et institutions en France. Il se trouve assigné au couvent de l’Albertinum qui dépend de l’autorité du maître général des dominicains à Rome.

Selon les témoignages de l’époque, le Père Philippe arrive généralement le mardi à Fribourg, pour ses cours, et en repart le vendredi pour rejoindre Paris ou d’autres lieux de séjours. On sait aujourd’hui qu’il en profite pour rejoindre une ou plusieurs de ses ‘dirigées’. Comme en témoigne, dans son livre L’emprise, Michèle-France Pesneau: «A cette époque (en 1971, ndlr) j’ai renoué avec le Père Marie Dominique que je revois environ une fois par mois, sauf pendant l’été, dans un appartement parisien.» Là, ils passent leur nuit «à prier ensemble étendus» selon sa formule «avec ou sans vêtements, le plus souvent sans …»  Outre l’enseignement universitaire, il voyage passablement pour donner des retraites, la plupart du temps dans des communautés religieuses féminines, anciennes et nouvelles, ou des conférences aux quatre coins de la France et au-delà. Le cadre de l’Albertinum lui est visiblement très lâche.  

Des archives diocésaines quasi muettes

L’historien Tangi Cavalin, auteur de l’Affaire, les dominicains face au scandale des frères Philippe, et un second chercheur, sont venus deux jours à Fribourg pour consulter les archives de l’évêché sur la période fribourgeoise de Marie-Dominique Philippe, a indiqué à cath.ch l’archiviste Nathalie Dupré.

«Le dossier concernant l’Université de Fribourg n’a rien livré de parlant. On n’y retrouve même pas la mention de l’arrivé de Marie-Dominique Philippe comme professeur à Fribourg en 1945.» Pour l’archiviste, la chose n’est pas étonnante, dans la mesure où le diocèse n’a pas autorité sur la Faculté de théologie qui dépend de Rome, de l’Ordre dominicain et de l’Etat de Fribourg. «Il ne fait qu’entériner les décisions prises à un autre niveau.»

Le Père Marie-Dominique Philippe lors d’une procession de la Fête-Dieu à Fribourg | DR blog chercheurs de vérité

Le dossier «dominicains» ne s’est pas révélé plus bavard. «On y retrouve quelques lettres de louanges et de remerciements pour l’enseignement du Père Marie-Dominique, mais aucune dénonciation de comportements inappropriés.» Ce qui ne surprend pas non plus Nathalie Dupré. «C’est assez commun pour ce genre de cas et de personnalités dont la capacité de dissimulation est grande.»

L’étude du troisième dossier concernant la «Congrégation Saint-Jean» fondée à Fribourg en 1975 avec un groupe d’étudiants du Père Philippe, n’a pas été plus fructueuse. Là encore, le diocèse n’a pas été impliqué dans la reconnaissance canonique de cette fondation rattachée d’abord à l’abbaye de Lérins, dans le Var, puis au diocèse d’Autun.

«La dernière piste fribourgeoise pour les historiens était les archives de l’Albertinum, la maison des professeurs dominicains de l’Université», explique Nathalie Dupré. Là aussi ils font chou blanc. Le Père Philippe semble avoir emporté tous ses dossiers avec lui, lors de son départ de Fribourg en 1982.

Pas de trace d’abus à l’Université

Rien non plus du côté de l’Université de Fribourg. «Dans le cadre de la diffusion du documentaire d‘Arte des informations sur cette période et sur d’éventuels événements documentés», a expliqué à kath.ch le porte-parole du rectorat.

«En dehors des documents administratifs habituels, nous n’avons cependant rien pu trouver. Nous ne savons donc pas, à ce jour, si la condamnation du Vatican de 1957 était connue ou non des instances de notre université à l’époque. Nous n’avons pas non plus connaissance d’accusations d’abus sexuels ou d’autres comportements répréhensibles dans le cadre universitaire».

Ignorance des dominicains

Le couvent de l’Albertinum abrite les dominiciains enseignants à l’Université de Fribourg | flickr CC-BY-SA-2.0

Chez les dominicains à Fribourg, on partage la même ignorance. Le Père Jean-Michel Poffet, ancien professeur à l’Université et ancien prieur, rappelle que le Père Marie-Dominique Philippe n’a jamais été rattaché à la province suisse de l’Ordre. «Lors de ses séjours fribourgeois, il habitait à l’Albertinum. Je n’ai pas souvenir de l’avoir jamais vu dans notre couvent de Saint Hyacinthe.» Il le côtoyait à l’Université, mais sans avoir jamais eu connaissance à l’époque de faits répréhensibles. «Dans tous les cas, sa parfaite orthodoxie doctrinale lui assurait des protections solides», note le Père Poffet.

Condamné par le Saint-Office en 1957, il conserve son enseignement

De protections solides, Marie Dominique Philippe a incontestablement profité au moment de sa condamnation par le Saint Office en février 1957. La sanction canonique qui fait suite à des dénonciations et à une enquête du Père Paul Philippe (un homonyme mais sans lien de parenté), mentionne «une direction spirituelle considérée comme trop mariale et affective dans plusieurs monastères». Il n’a plus le droit de confesser les hommes ni les femmes, ni de diriger spirituellement, ni d’enseigner ce qui touche à la spiritualité, explique l’historien Florian Michel, dans le rapport commandé par la communauté de l’Arche. Seul l’intéressé lui-même, quelques membres de la curie générale dominicaine à Rome et le provincial de France sont mis au courant.

Malgré sa condamnation, Marie-Dominique Philippe conserve son poste universitaire à Fribourg, mais obtient un congé en prétextant que le maître de l’ordre a besoin de lui à Rome et il continue à publier de nombreux ouvrages, sauvant ainsi les apparences.

Réhabilité en 1959

Le Père Marie-Dominique Philippe vers 1950 | DR blog chercheurs de vérité

A la demande du maître général de l’Ordre, il est réhabilité, mais pas blanchi, par Rome, en juin 1959. Il récupère ses fonctions cléricales avec l’exhortation de mener une «vie vraiment sacerdotale». Pour Florian Michel, l’avènement du pape Jean XXIII et l’annonce de la convocation du Concile Vatican II poussent le Saint Office à se montrer moins rigoureux dans ses condamnations. Quelques semaines après Marie-Dominique Philippe, les Pères de Lubac et Congar, religieux français comme lui, sont ainsi réhabilités: un conservateur pour deux progressistes.

Un professeur entouré de sa cour

«Le Père Marie-Dominique Philippe a prêché ma retraite de profession en mai 1968», se souvient Soeur Marie-Emmanuel. L’ancienne supérieure générale des Soeurs hospitalières de Fribourg, raconte qu’il donnait des conférences le soir à l’Université. Certaines de ses consoeurs lui étaient très fidèles, mais elles remarquaient qu’il était entouré d’une sorte de cour de gens ‘un peu bizarres’. Cela les gênait, mais elles ne semblent jamais avoir soupçonné de comportements abusifs. «Si la supérieure de l’époque, Mère Canisia, avait eu le moindre doute, elle ne l’aurait pas invité à prêcher une retraite de professions.» On voit le Père Philippe aussi au Rwanda, où il visite le foyer de charité de Ruhengeri et prêche une retraite à Butare, mais prend à peine le temps de saluer ses confrères dominicains.

La même gêne est ressentie par André Kolly. «J’ai suivi son cours d’esthétique qui était en tous points remarquable. Mais je n’appréciais guère le style du personnage et le clan qui gravitait autour de lui. Je n’ai dû le saluer personnellement qu’une ou deux fois,» se souvient l’ancien directeur du Centre catholique de radio et télévision (CCRT). Mais là non plus, pas de soupçons sérieux d’abus.

En l’état, il n’est donc pas possible d’imputer au Père Marie Dominique Philippe des abus manifestes dans le cadre de son enseignement et de sa présence à Fribourg. Mais les historiens savent que l’absence de preuves n’est pas la preuve de l’absence. Suite à la publication des deux enquêtes historiques, de nouveaux témoignages pourraient surgir, même si l’affaire remonte désormais à une bonne cinquantaine d’années. (cath.ch/mp)

Un déni total
Le 4 février 2006, un peu plus de six mois avant sa mort, le Père Marie Dominique Philippe reste dans un déni quasi total. Il écrit au Prieur de Saint-Jean: «Je tiens à dire que ce dont je suis accusé ouvertement n’est pas vrai et que ces accusations reposent sur des jalousies. (…) On attaque la communauté par un ‘chef d’oeuvre’ d’amalgame, qui, à la fois, masque les véritables intentions des personnes accusées et dévoilent les intentions de de ceux qui les accusent.»  Avant d’ajouter de manière un peu énigmatique: «le problème de la conscience personnelle est quelque chose de tellement secret, que Dieu seul a le droit d’en juger. Les hommes n’ont pas le droit de juger les intentions.»

Une affaire de famille
L’affaire Philippe concerne les deux frères de sang et de religion Thomas et Marie-Dominique Philippe. Thomas Philippe, fondateur de l’Arche avec Jean Vanier, sera, au nom d’une mystique dévoyée, un abuseur encore plus implacable que son frère.
Les rapports et le degré de complicité entre les deux frères sont néanmoins difficiles à démêler. Florian Michel évoque trois hypothèses. La première, mais qu’aucun élément matériel ne vient étayer, est que les deux hommes échangent en pleine lumière sur leurs pratiques sexuelles et la réalité des abus. Une autre à l’opposé voudrait que leurs abus se déroulent de manière parallèle, sans points de tangence.
La réalité complexe se situe probablement entre les deux: les hommes, les femmes, les pratiques circulent, mais il semble que Marie-Dominique n’appartienne pas au premier cercle du groupe gnostique et sectaire de Thomas. «Il savait, mais il a voulu tout couvrir et ne pas juger», estimait en 1956 l’enquêteur du Saint Office, Paul Philippe. MP

Maurice Page

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