Jean Claude François et l’expérience communicative du don

Il est des événements qui influent sur toute une vie. Pour Jean Claude François, fondateur il y a 30 ans de Haïti Cosmos, une ONG de développement, ce furent une jeune enfance passée dans la rue et la conversion de sa belle-mère au christianisme qui lui permit de trouver un foyer stable. «J’ai eu faim, j’ai reçu, et ça me pousse à donner aux autres.»

Jean Claude François vit à Genève, mais passe quatre mois par an environ en Haïti, son pays d’origine, pour superviser les projets de développement, éducatifs et de santé principalement, de Haïti Cosmos. Cette association, qu’il a co-fondée à Genève en 1993, doit pour beaucoup son existence à la foi en Dieu et en l’humanité portée par cet Haïtien de souche. Et à toutes les personnes qu’il a croisées au fil du temps, de manière providentielle ou insolite parfois, qui lui ont tendu une main secourable au bon moment.

Certaines d’entre elles sont devenus des partenaires inébranlables, comme les membres du comité de l’Association suisse des Amis de Sœur Emmanuelle (ASASE), qui finance depuis plus de 25 ans Haïti Cosmos, à hauteur de 80%.

La motivation de la faim

Tout commence il y a 72 ans à Maïssade, un village du plateau central d’Haïti, non loin de Hinche. C’est là que voit le jour le petit Jean Claude, un enfant naturel. Son père, marié par ailleurs, refuse de le reconnaître. Sa mère part s’établir alors avec lui dans le nord-est. La région s’est développée grâce à l’exploitation du sisal, une fibre végétale avec laquelle on fabrique la ficelle, et elle espère y trouver du travail. Mais c’est la misère qui les attend.

Hinche, plateau central de Haïti | © Patrick Bittar

La mère envoie néanmoins Jean Claude à l’école. Les heures passées le ventre vide sur les bancs sont trop difficiles pour lui. Âgé d’à peine six ans, le garçonnet préfère passer ses journées dans la rue, où il mendie et rend des petits services contre un peu de nourriture. Un jour, un grand négociant de Cap-Haitien de passage à Hinche le remarque et propose de l’emmener avec lui pour le former à son travail. Sa mère accepte cette «manne du ciel», sous condition que Jean Claude puisse aller à l’école. «Moi, j’étais d’accord. Pouvoir manger, c’était très important», explique le vice-président de Haïti Cosmos.

L’enfant est logé dans la famille, sert au magasin la journée et est envoyé le soir à l’école. Des doubles journées bien lourdes. «Je n’étais pas considéré à l’école car j’étais toujours en retard et mes vêtements étaient sales, comme je vendais du gaz et de l’huile.» Le couple ne le maltraite pas à proprement dit, mais il ne lui donne pas d’affection et le fait beaucoup travailler.

Quand une rencontre change le cours d’un destin 

Deux ans plus tard, la vie de Jean Claude bascule encore une fois grâce à une autre rencontre improbable. Il a 10 ans. Un client l’interroge et découvre qu’il connait son père, qui vit toujours à Hinche avec sa femme et ses autres enfants. Alerté, le père mène son enquête et envoie finalement quelqu’un pour les ramener, lui et sa mère, à Hinche. «Je ne connaissais pas cette personne, mais j’aurais suivi n’importe qui tellement je n’étais pas bien!» Après une première entrevue rocambolesque avec son père, l’enfant est reconnu par ce dernier.

«C’est grâce à ma belle-mère que j’ai été accepté dans le foyer de mon père…Elle était devenue une vraie chrétienne et c’est sa foi qui a changé ma vie.»

«C’est grâce à ma belle-mère que j’ai été accepté dans le foyer de mon père. Quand je suis né, elle l’avait poussé à me rejeter. Mais entre-temps, elle avait abandonné les rites vaudous et elle s’était convertie au protestantisme via une Église évangélique américaine. Elle était devenue une vraie chrétienne et c’est sa foi qui a changé ma vie.»

Enfin sur les bancs de l’école … et de l’église

La belle-mère l’accueille comme un fils et fait son éducation. «On était huit à la maison et elle cuisinait au feu de bois. Quand elle distribuait le repas, qu’on prenait tous ensemble par terre, elle donnait la même part à chacun. C’était une femme extraordinaire!  C’est ainsi que j’ai enfin été à l’école à 11 ans [grand rire] et c’est aussi comme ça que je me suis rendu chaque dimanche au culte. Elle nous a tous élevés dans la foi protestante. Je chantais dans la chorale de l’Église baptiste à laquelle nous étions affiliés.»

La plus vieille église de Haïti (1602) à Hinche | © Patrick Bittar

À l’école, Jean Claude apprend vite. «J’étais tellement motivé!» Des années studieuses s’enchaînent. Il passe sa maturité et débute l’université du soir. Le jour, il travaille comme réceptionniste dans un hôtel à Port-en-Prince, et la providence prend à nouveau le visage d’un client de passage. Un Suisse cette fois, qui l’encourage à venir étudier dans son pays. «C’était en 1976.  J’ai pris un stylo, une feuille de papier et j’ai envoyé une lettre à l’Université de Genève dans laquelle j’ai mis toutes mes notes, primaires et secondaires [rires].  Je l’ai adressée à Université de Genève, Genève, Suède! Un mois après j’ai reçu une réponse positive! C’était une autre époque… J’ai emprunté de l’argent pour le billet d’avion et j’ai acheté un joli costume crème… que je n’ai jamais porté et que j’ai revendu aux puces [rires].»

Des investissements tournés vers la population de Hinche

Les réussites se suivent:  diplôme de l’Institut d’études du développement, maîtrise de la Webster University, doctorat de l’Université de Grenoble. «Je travaillais en même temps dans le milieu bancaire. Je voulais retourner bien loti dans mon pays, tant sur le plan professionnel que financier, pour m’investir et investir dans son développement. Je me rendais régulièrement à Haïti, mais c’était compliqué à concilier avec mon travail.» Il choisit alors de créer sa propre entreprise, une fiduciaire, afin d’avoir les coudées franches. Ainsi débute l’aventure de Haïti Cosmos: Haïti, comme un tout petit pays, et cosmos, comme le plus grand…

Jean Claude François, dans l’université bâtie par Haïti Cosmos (Hinche, 2015) | © Patrick Bittar

Son travail en Suisse permet à Jean Claude François de bien gagner sa vie et de lancer, avec quelques amis de Genève, des projets de développement à Hinche. Le premier – comment s’en étonner? – sera la création d’un école secondaire sur un terrain qu’il achète. S’en suivront, sur le plan éducatif, une école primaire, une école polytechnique et finalement, en 2010, après le séisme qui a durement frappé le pays, l’Université Jean Price-Mars. La première université de Hinche!

«J’ai acheté les terrains au fur et à mesure. D’une certaine façon, la terrible situation économique du pays m’a servi. Quand j’ai quitté Haïti, un franc suisse valait 15 gourdes, aujourd’hui 150. Mes terrains ont aussi pris de la valeur, car le plateau central est la zone la plus sûre sur le plan sismique et la diaspora haïtienne cherche à y acquérir des terres. En plus, l’État m’a acheté deux fois, et à un très bon prix, une bande de terre pour agrandir une route et c’est en partie grâce à ça que Haïti Cosmos a pu faire construire le bâtiment qui abrite notre université.»

À Hinche, Jean Claude vit simplement, sans eau courante ni électricité, à l’instar de la population. Il a toutefois fait installer sur son toit deux panneaux solaire pour bénéficier d’un peu de lumière le soir. «J’ai vécu dans la privation. Je connais la valeur des choses. C’est indécent de vivre dans le luxe à côté de gens qui crèvent de faim.» Pas question non plus de dépenser inutilement à Genève. La sobriété reste de mise et toute son énergie est tournée vers Haïti.

La stratégie se révèle payante. «Les gens dans la région de Hinche savent que Haïti Cosmos emploie 130 personnes et que nos écoles et dispensaires sont accessibles aux pauvres pour trois fois rien. Que nous n’exploitons pas les gens mais que nous les aidons. Les bénéficiaires de nos programmes sont reconnaissants et nous protègent. Ils m’informent de possibles problèmes.» Ainsi, sur les conseils avisés de personnes sur place, Jean Claude François a renoncé cet hiver à se rendre à Hinche, les enlèvements par des gangs se produisant aussi dans le plateau central.

Un pacte passé avec Dieu

Pour le vice-président de l’association suisse, le don entraîne le don, dans une sorte de chaîne de transmission. «Je le fais pour les autres car j’ai moi-même beaucoup reçu. Des gens, mais aussi de Dieu. Depuis ma rencontre avec ma belle-mère, je me suis mis à prier. Déjà enfant, je passais des pactes avec Dieu: «Si tu m’aides à faire ça, je ferais telle chose qui me demande un effort», toujours du bien évidemment, et je continue aujourd’hui dans une certaine mesure à discuter comme ça avec Dieu, et avec des résultats à la clé!»

D’une certaine façon, son engagement actuel envers la population de Hinche a couvé sous les braises d’un pacte passé avec Dieu durant son adolescence. «J’étais bon à l’école, mais pas en maths. Quand j’ai réussi à entrer au secondaire, j’ai dit au Seigneur: «Si tu m’aides à comprendre ces choses, je vais travailler à former les autres gratuitement.» Et ça a marché! Si je n’avais pas reçu d’aide de Dieu, je serais comme les autres, voire pire. C’est un devoir d’aider quand on a reçu, mais en même temps, cela reste un choix, à accomplir dans la liberté, sinon ce n’est plus un don! En Haïti, j’ai montré à certains une sorte de chemin et j’espère que d’autres se joindront encore à nous. Je crois en la valeur de l’exemple.»

Sœur Emmanuelle, 23 octobre 2008 | © Martine/flickr/CC BY-NC 2.0

Il évoque pour sa part le modèle que fut pour lui Sœur Emmanuelle, qu’il a rencontrée plusieurs fois à Genève dans le cadre de ses liens avec ASASE et qui a soutenu l’engagement de Haïti Cosmos. «C’était une personne extrêmement courageuse, qui aimait les gens. Et elle a dit une fois une chose qui m’as beaucoup interpellé. «Je crois en Dieu, mais je crois aussi en l’Homme. Fends le cœur de l’Homme et tu y trouveras un soleil.»» Une pensée en accord avec la propre philosophie de Jean Claude François.

La résistance par le travail

Le vice-président de Haïti Cosmos nourrit peu d’espoir d’amélioration pour son pays, à moins qu’une révolution ne vienne redistribuer les cartes… «La corruption s’est généralisée de père en fils. Elle a mangé le pays.» Mais il refuse de se laisser entraîner par le mouvement.

«Avec les 100 dollars que je pourrais donner à quelqu’un pour un service quelconque, je paye trois mois de salaire à quelqu’un d’autre. Le choix me paraît évident. Pour moi, le travail c’est la vie. Depuis tout petit, j’ai appris que sans travail, on sombre dans la mendicité ou la corruption. Mon plus grand bonheur reste de voir un de mes étudiants réussir ses études et trouver un emploi.» (cath.ch/lb)

Lucienne Bittar

Portail catholique suisse

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