Le vrai visage de la pauvreté révélé par ceux qui la vivent

«Une expérience de violence qui continue.» Tel est le principal sentiment des personnes en situation de pauvreté en Suisse face aux institutions. Une réalité révélée par le rapport final d’un projet de recherche inédit d’ATD Quart Monde, co-réalisé avec les personnes touchées.

Andréa Saffore, co-chercheuse dans le projet d’ATD Quart Monde | © Raphaël Zbinden

«On me demande de prouver que je suis capable de réveiller mes deux filles à l’heure pour l’école, alors qu’elles sont en foyer et que je ne les ai que le weekend et les vacances», relève Andréa Saffore. La jeune femme, elle-même en situation de précarité, a participé à l’élaboration du projet de recherche d’ATD Quart Monde, dont les résultats ont été présentés lors d’un colloque, le 9 mai 2023 à Berne.

L’expérience d’Andréa, confinant à l’absurde, est loin d’être exceptionnelle. Le terme de «dysfonctionnement» revient ainsi régulièrement dans le rapport de l’organisation de lutte contre la pauvreté et l’exclusion, fondée en 1957 par le prêtre catholique Joseph Wresinski.

Le soutien d’Elisabeth Baume-Schneider

Le rapport dénonce principalement l’inadaptation des structures en Suisse, qui ont plus pour effet «d’enfoncer» les personnes précarisées que de leur apporter une véritable assistance. «Une manipulation institutionnelle qui nous amène à ne plus être nous-mêmes», déplore ainsi Alain Meylan, autre co-auteur du rapport, dont la présentation a rassemblé quelque 200 personnes au Théâtre National de Berne.

L’événement a été marqué par la présence de la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider. La responsable de l’Office fédéral de la justice, qui a soutenu l’étude, a salué le rapport d’ATD Quart Monde. La Jurassienne, ancienne assistante sociale, a rappelé le préambule de la Constitution fédérale selon lequel «La force de la communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres», c’est-à-dire ceux «qui n’ont pas de lobbies» pour se défendre.

«Une grande partie de la société méconnaît, ne comprend pas ou ne prend pas en compte la réalité de la pauvreté en Suisse»

L’élue a mis en avant que la première chose à faire pour lutter contre la pauvreté était de «la reconnaître et de la nommer». Elle a en outre félicité l’organisation pour avoir dialogué avec «tous les acteurs» et pour avoir pleinement intégré dans sa démarche les personnes touchées elles-mêmes par la pauvreté.

Savoirs collectifs

Les intervenants au colloque ont en effet insisté sur le fait que le projet de recherche intitulé «pauvreté-identité-société», mené de 2019 à 2023, a été unique en son genre en Suisse. Il a ainsi reçu le Prix sozialinfo.ch 2022, qui récompense des modèles de collaboration innovants dans le domaine social.

Près de 200 personnes ont participé au colloque d’ATD Quart Monde, au Théâtre national de Berne | © Raphaël Zbinden

ATD Quart Monde a utilisé diverses méthodes originales pour faire émerger une image aussi nette que possible de la réalité. Afin de mieux comprendre les relations entre les personnes en précarité, la société et les institutions, le projet a en particulier fait appel au «croisement des savoirs». Cette méthode permet l’échange entre personnes détenant différents types de connaissances. Pour ce faire, l’organisation basée à Treyvaux (FR) a rassemblé une douzaine de personnes du monde de la pratique professionnelle et douze autres ayant l’expérience de la pauvreté.

Culpabilisation

Les principaux enseignements de ce dialogue ont été rassemblés au moyen d’un processus de co-écriture. Ils mettent en lumière le fait qu’une grande partie de la société méconnaît, ne comprend pas ou à ne prend pas en compte la réalité de la pauvreté en Suisse.

«Les personnes demandant une aide sociale ne sont encore trop souvent qu’un numéro dans un dossier

Le rapport déplore que les personnes en situation de pauvreté ne soient pas associées à l’élaboration des lois, que les règles soient établies dans l’ignorance de ce que vivent réellement ces femmes et ces hommes. Il en résulte un recours aux stéréotypes et un développement d’une image négative de ces personnes. Elles sont très souvent notamment considérées comme responsables de leur situation.

L’autonomisation est certes un objectif partagé par les institutions et les personnes touchées par la pauvreté, ont relevé les intervenants. Mais les conditions actuelles rendent souvent cet objectif inaccessible. La cause en est un malentendu latent concernant les notions d’autodétermination et de responsabilité personnelle. Des témoignages ont montré que les requérants à une aide publique étaient souvent soumis à des conditions contradictoires. «On nous demande de faire la preuve de notre précarité, donc d’adopter une attitude de honte, affirme Andréa. En même temps, on nous incite à avoir un comportement de battants.»

La conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider a lancé le colloque d’ATD Quart Monde | © Raphaël Zbinden

De fait, dans leurs relations avec les institutions, les personnes précarisées voient très souvent le contrôle de leur vie limité ou retiré. Leurs efforts sont généralement sous-estimés voire ignorés. «Les obstacles que l’on nous impose sont impossibles à surmonter, alors que nous avons une expérience de vie et une confiance en nos capacités fortement diminuées», a expliqué ainsi Alain Meylan.

Les institutions peinent à les considérer comme des personnes à part entière, ayant le droit d’avoir leurs propres ambitions et rêves. «Les personnes demandant une aide sociale ne sont encore trop souvent qu’un numéro dans un dossier», déplore ainsi une intervenante.

Cercle vicieux

La «pauvreté persistante», transmise de génération en génération, est également l’un des points traités par le rapport d’ATD Quart Monde. Dans une société axée sur la performance, la pauvreté est généralement réduite à un niveau individuel. La reproduction de la précarité au sein d’une même famille reste ainsi un problème largement ignoré, que le rapport a permis de mettre en lumière.

«La politique sociale est axée sur une aide ‘de dépannage’»

Le document révèle en particulier que l’isolement social est à la fois une cause et une conséquence de la persistance de la pauvreté. Les enfants vivant dans ces familles sont, par exemple, souvent peu entendus et considérés par les autorités. Ils ont également tendance à taire certains de leurs besoins pour protéger leur famille d’intervenants qui méconnaissent la pauvreté ou d’une société qui la dénigre largement.

La politique sociale, telle qu’elle est conçue actuellement, est axée sur une aide «de dépannage», critique ainsi le rapport. La politique «ne prend pas en considération son propre rôle dans la persistance intergénérationnelle de la pauvreté.»

Souffrance et résilience

Les responsables d’ATD Quart Monde insistent sur le fait que le rapport n’est en aucun cas «une accusation», mais plutôt une invitation à tous les acteurs à considérer la réalité et à envisager des solutions sur le plan structurel. Ceci, alors que selon les dernières données de l’Office fédéral de la statistique, la pauvreté a augmenté en Suisse. Au total, 745’000 personnes étaient concernées par cette situation en Suisse en 2021, soit 8,7% de la population, contre 8,5% un an plus tôt.

Des podiums ont permis aux participants de dialoguer | © Raphaël Zbinden

Ne niant pas les multiples facteurs de la problématique, le rapport présente des pistes d’action politique concrètes. On y trouve notamment l’injonction de créer une représentation permanente des intérêts des personnes en situation de pauvreté, un cadre législatif qui permette de vivre de manière digne au niveau financier, ou encore la mise en place de bourses d’études suffisantes.

Mais au-delà des raisonnements sociaux et politiques, le colloque de Berne a été l’occasion pour les participants de rencontrer les personnes en question et d’entendre leur expérience. Cela a pu être fait de façon participative, notamment sous la forme de «podiums» ou les participants en petits groupes ont pu poser des questions aux co-chercheurs du projet.

L’opportunité de se rendre compte de la souffrance vécue par les personnes en situation de pauvreté, mais aussi de leur résilience. «La société ne se rend pas compte des troubles psychiques, de comportement, que causent la solitude, la violence ressentie, a rappelé Alain Meylan. Cela m’a amené à une révolte et finalement à un combat pour reconquérir la dignité et l’égalité», a relevé le Vaudois d’une cinquantaine d’années. (cath.ch/rz)

Raphaël Zbinden

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