APIC – Interview
Casablanca: Sadia Benamar lutte pour la défense des mères célibataires
Une femme, Dieu, et un enfant dans les bras
Maurice Page agence APIC
Fribourg,
(APIC) Au Maroc être « enfant du péché » est une tare indélébile qui marque de manière définitive tous les enfants nés hors mariage. Une mère célibataire restera toujours aux yeux de la société une femme de mauvaise vie, une prostituée. En accueillant à Casablanca ces femmes et leurs enfants, Sadia Benamar et sa petite équipe ont osé s’attaquer à l’un des tabous les plus rigides de la société musulmane. Avec l’aide de Terre des hommes, elle espère faire évoluer les mentalités pour redonner un avenir digne à ces enfants et à ces femmes.
Sadia Benamar : 60à 70% de la population marocaine nous considèrent comme des gens qui incitent à la débauche. Ils voudraient voir les mères célibataires souffrir et les enfants mourir. « Il est préférable de les laisser crever », disent-ils. L’enfant qui « a en lui le péché » n’a pas d’avenir. Là où il mettra la main, il amènera le désastre.
Heureusement, le reste de la population admire le courage de s’attaquer à ces tabous. Mais sans aide extérieure nous fermerions du jour au lendemain. Les crèches que nous avons ouvertes il y a quelques années sont aujourd’hui pleines d’enfants de mères célibataires. Elles sont sur le point d’être reprises par une association locale. Mais les gens ne sont pas encore prêts à s’investir dans un programme où les mamans sont présentes et visibles du matin au soir.
APIC: Quelles sont les femmes qui s’adressent à vous ?
S.D.: Nous travaillons avec les populations les plus défavoriséées. Ce sont essentiellement des jeunes femmes qui n’ont pas les moyens d’avorter. Dans les classes aisées, même si l’avortement est officiellement interdit au Maroc, il suffit d’avoir de l’argent pour pouvoir le faire.
Ces jeunes femmes n’en parlent à personne, elles gardent ce secret pour elles et n’osent même pas le dire à leur mère. Elles cachent leur grossesse jusqu’à l’accouchement. A la sortie de la maternité, elles se retrouvent totalement seules avec un enfant dans les bras ne sachant ni ou aller, ni que faire de l’enfant. La seule solution est alors souvent de le déposer n’importe où, ou bien de le donner au premier venu et de rentrer à la maison comme si de rien n’était.
APIC: Ni la mère ni l’enfant ne peuvent compter sur le soutien de leur famille ?
S.D.: Au Maroc, les mères célibataires n’ont absolument aucune reconnaissance sociale ni familiale et encore moins du père de l’enfant. Elles sont elles, Dieu, et un enfant dans les bras. La plupart du temps les familles ignorent même la situatin de leur fille. Les mères célibataires ont quitté leur maison depuis plusieurs années et n’ont jamais revu les leurs. Si elles sont au courant, les familles disent : « Nous voulons bien reprendre notre fille, mais sans l’enfant. Il faut qu’elle le jette. »
APIC: Rien à attendre non plus du côté de l’Etat et de ses institutions sociales?
S.D.: La mère célibataire qui accouche fait l’objet d’une dénonciation obligatoire. Elle est jugée et condamnée sous l’accusation de prostitution. On ne cherche même pas si la grossesse est issue d’un viol par exemple. Aujourd’hui la condamnation se limite cependant à une peine de deux ou trois mois de prison avec sursis.
Il y a encore quelques années la prison ferme était appliquée. Ce type de peine a été abandonné parce que l’enfant doit alors être recueilli dans un orphelinat. Aucun lien affectif mère-enfant n’étant établi, la femme, à sa sortie de prison, rentrait chez elle comme si de rien n’était. L’Etat devait alors garder l’enfant.
Aujourd’hui le juge lui recommande de garder son enfant et de bien s’en occuper. Mais à la sortie du tribunal, elle se retrouve à la rue sans aucune aide d’aucune sorte.
APIC: C’est là que vous intervenez…
S.D.: Après l’accouchement, il faut d’abord assurer les soins de base. Souvent ni la femme ni le bébé ne sont en bonne santé à cause du manque de soins et quelquefois de nourriture durant la grossesse. Parfois la mère n’est même pas capable d’allaiter son bébé.
La deuxième démarche est l’inscription à l’état-civil. On essaye d’obtenir du père présumé qu’il donne son nom à l’enfant. Mais si cette démarche n’est pas faite à l’amiable, il n’y a pratiquement aucun moyen légal de l’obtenir. Le principe de la recherche en paternité au moyen de tests médicaux n’est pas reconnu au Maroc.
La mère ne donne pas son nom à l’enfant, à moins que le grand-père du bébé ne l’accepte. Ce qui est pratiquement exclu. Personne ne veut donner son nom à un bâtard, à un « enfant du péché ». Le bureau d’état-civil lui attribue arbitrairement un nom de famille que la mère peut choisir sur une liste. Sur l’acte de naissance apparaît le nom de la mère et un blanc sous le nom du père.
Très souvent la maman elle-même n’a pas de papiers. Cela devient très délicat. Il faut aller dans les familles en disant des mensonges comme « votre fille travaille chez nous » ou « c’est ma collègue de travail » pour essayer d’avoir un extrait de naissance et faire faire ensuite une carte d’identité.
APIC: Que fait-on une fois cette étape passée?
S.D.: L’enfant qui a un état civil peut être vacciné et admis à la crèche et plus tard aller à l’école. La maman doit alors trouver un logement et du travail. Nous leur payons un premier loyer. La plupart des femmes trouvent un emploi de bonne dans une famille. Mais ce qu’elles gagnent – entre 85 et 110 francs suisses par mois – est insuffisant pour vivre avec un enfant, même au Maroc. Cela ne suffit même pas à payer le loyer d’une chambre sans eau ni électricité. Il faut alors vivre à plusieurs dans une seule pièce.
APIC: Votre travail d’aide et de soutien doit donc continuer sur une longue période?
S.D.:. Pratiquement toutes ces femmes sont analphabètes et n’ont aucune expérience dans la vie. Nous essayons de leur donner une formation. Si nous les formons bien au travail de bonne, elles pourraient obtenir un salaire bien meilleur, trois ou quatre fois plus élevé. Il faut en outre leur donner des bases pour les soins, l’alimentation et l’éducation de leur enfant.
APIC: Ce travail d’approche d’aide et de soutien n’est sans doute pas facile…
S.D.: Presque tout commence par des mensonges. Les femmes qui arrivent au centre ne comprennent rien: « Nous sommes partout rejetées et là nous sommes accueillies. Cela doit forcément cacher quelque chose ». Il y a donc une forte méfiance à surmonter. Après quelques jours et la rencontre d’autres femmes dans leur situation, elles reviennent nous raconter leur vraie histoire. Nous les écoutons sans les juger et sans demander comment elles ont eu l’enfant.
Dans une deuxième phase, il faut éviter qu’elles tombent dans un système d’assistanat. Nous devons par exemple vérifier si la femme cherche vraiment un travail ou si elle ne veut pas se bouger. Il faut leur redonner confiance. Elles ont toutes l’impression d’être la seule à qui ce malheur arrive. Nous faisons aussi un travail de prévention pour la contraception et face aux maladies sexuellement transmissibles.
APIC: Combien de femmes passent-elles par vos services?
S.D.: Nous recevons environ 300 femmes par an . Mais nous ne travaillons pas avec toutes, car leurs demandes ne correspondent pas à nos critères. Les femmes qui veulent seulement déposer leur enfant et venir le voir une fois par semaine, ne sont par exemple pas acceptées. Ce serait trop facile. Nous tenons absolument à ce que la mère reste avec son enfant et garde sa responsabilité. Une centaine de mères sont suivies par année. Trois personnes ont en charge l’ensemble du programme. Au Maroc, un deuxième centre à Agadir fait ce même genre de travail.
APIC: Le rejet de ces femmes et des ces enfants est encore quasi-total. Comment pouvez-vous faire connaître vos activités?
S.D.: Au niveau des autorités civiles ou religieuses, nous sommes tolérés dans la mesure où nous ne faisons pas de bruit. Ce qui rend la sensibilisation difficile. On ne peut pas en parler en public ou dans les médias. Aucun article de journal n’est consacré à ce sujet. Jusqu’il y a peu le terme même de « mère célibataire » n’était pas admis. On se cachait derrière l’expression « mère seule ». Notre activité n’est connue que par le bouche à oreille même si la liberté d’expression est un peu plus grande aujourd’hui au Maroc.
Nous allons aussi régulièrement faire des visites dans les maternités où on nous signale de tels cas. Mais avant notre passage, il y a la dénonciation à la police, le procès-verbal, le passage devant le procureur du roi et le prononcé du jugement de prostitution. Dans certaines maternités les services sociaux ont décidé de ne plus appeler directement la police. La mère devrait ainsi pouvoir échapper sinon à la condamnation du moins à certaines tracasseries policières et juridiques.
Les mentalités évoluent lentement. En particulier grâce à Terre des hommes qui a ouvert des projets pour des mères célibataires, ce qu’une association locale n’aurait jamais pu faire. Nous travaillons avec beaucoup de prudence et à petits pas afin d’éviter le risque d’expulsion. Nous insistons sur le fait que nous faisons cela pour les enfants. Je crois que cela passe mieux. (apic/mp)
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