Hanaa Edwar: «Un Irak multiculturel et démocratique est possible»

«Un Etat en faillite». Ainsi parle la militante irakienne Hanaa Edwar de son pays. Face à la montée du sectarisme, du fondamentalisme, de la corruption et de la violence, l’espoir s’amenuise au sein des minorités, dont les chrétiens.

Hanaa Edwar est un tout petit bout de femme. Pourtant, elle est source d’inspiration pour de nombreuses personnes. Non parce qu’elle occupe une haute fonction, mais parce qu’elle n’a jamais arrêté de croire, après des décennies de militantisme, en la justice et en la dignité humaine.

La fondatrice de l’organisation Al-Amal (l’espoir), qui vit à Bagdad, était de passage à Fribourg, à l’occasion des 20 ans de l’association partenaire Basmat al Qarib, qui fait le lien entre la Suisse et l’Irak. cath.ch l’a rencontrée à cette occasion.

Comment est la situation actuelle en Irak?
Hanaa Edwar: Très préoccupante. Nous vivons une réalité amère et dangereuse. Vingt ans après la chute du régime dictatorial, les indicateurs – diffusés par les agences de l’ONU et les centres de recherche internationaux – font état d’un terrible déclin de la situation économique, sociale, culturelle, sanitaire et environnementale en Irak, dans le cadre d’un système politique fondé sur des quotas sectaires et ethniques. Cela sans soutien constitutionnel ou juridique, contrôlé par des blocs politiques qui ont pillé les ressources et les budgets de l’État au profit de leurs intérêts factionnels étroits et personnels. A cela s’ajoute une corruption et une dévastation généralisées dans les institutions de l’État.

«Des campagnes visent à nous diaboliser en tant qu’agents de l’Occident»

L’État de droit a été remplacé par la loi des clans, dans lesquels les armes prolifèrent. L’impunité est une caractéristique majeure du système judiciaire irakien, si bien que les citoyens se tournent vers les chapitres tribaux pour résoudre leurs différends et leurs désaccords plutôt que vers les tribunaux. La souveraineté du pays a également été soumise à des interventions militaires et sécuritaires étrangères constantes.

Quels sont les défis auxquels votre activité dans la société civile est confrontée?
Ces dernières années, les campagnes de pression et les restrictions à la liberté d’action des organisations de la société civile, pourtant garantie par la Constitution, se sont multipliées. Des menaces de meurtres, d’enlèvements, d’arrestations et de fermetures ont été proférées à l’encontre des militants. Des procès inéquitables ont été intentés contre des professionnels des médias et des manifestants pacifiques. Les résultats des enquêtes sur les schémas d’assassinats et d’attaques violentes contre 700 personnes tuées et des milliers blessées lors de manifestations pacifiques en 2019-2020, attribués à des «éléments armés non identifiés», n’ont pas été publiés.

Nous sommes également confrontés à des campagnes visant à nous diaboliser en tant qu’agents de l’Occident et à nous accuser à tort de nous écarter des valeurs sociales et religieuses. Les organisations féministes ont également été vilipendées pour avoir prétendument appelé à la rébellion des femmes, à la désintégration de la famille et à la déviance!  

Quel est exactement votre travail sur place?
Malgré les défis et les risques, nous persévérons dans le développement d’un mouvement de la société civile qui s’associe aux institutions de l’État pour concevoir et mettre en œuvre des politiques visant à assurer la stabilité et la justice sociale. Nous travaillons sans relâche pour sensibiliser aux droits des citoyens, aux libertés publiques et aux questions relatives aux minorités. Cela afin de surveiller les violations des droits de l’homme, mener des programmes de formation et d’autonomisation au niveau des communautés locales et des institutions de l’État, ainsi que des campagnes de plaidoyer sur de nombreuses lois nationales et politiques du gouvernement.

«Les chrétiens se sentent de plus en plus comme des citoyens de seconde zone»

Nous cherchons également à renforcer la solidarité et la cohésion communautaire avec les victimes du terrorisme et les personnes déplacées, en particulier après l’occupation de vastes régions du pays par l’Etat islamique, avec ses pratiques sanglantes et son esclavage sexuel à l’encontre des femmes. Nos organisations ont également joué un rôle actif dans la période difficile de la pandémie de coronavirus, et jouent encore un rôle efficace dans les programmes sur l’environnement et le changement climatique, qui sont au premier plan de notre travail actuel.

Pendant son séjour en Suisse, Hanaa Edwar a rencontré les dominicaines d’Estavayer-le-Lac | © DR

Quelle est la situation des chrétiens dans ce contexte?
La situation est très difficile pour eux. La majorité d’entre eux vivent dans la plaine de Ninive et dans la région du Kurdistan. Comme la plupart des autres minorités, ils se sentent de plus en plus comme des citoyens de seconde zone, car leur présence dans la gestion des institutions gouvernementales est marginalisée. Ils sont de plus en plus victimes de la confiscation de leurs biens, et des incidents tragiques augmentent leurs craintes d’insécurité. Comme cela s’est produit fin septembre 2023. Lors d’un incendie dans une fête de mariage, à Qaraqosh, dans le nord de l’Irak, plus de 100 personnes sont mortes et plus de 150 autres ont été blessées. Face à toutes ces situations, nombre d’entre eux choisissent l’exil

Les tensions et mésententes sont vives dans le pays. La fracture de l’Irak est-elle évitable?
Je pense que oui. Un Irak uni, multiculturel et démocratique est possible. Les récents matchs de la Coupe du Golfe, qui se sont déroulés en janvier 2023 à Bassorah, l’ont démontré. Des personnes venues de tout l’Irak se sont rassemblées dans la ville pour l’occasion, dans une atmosphère chaleureuse et solidaire. Tous se sont déclarés fiers d’être irakiens, surtout après la victoire de l’équipe irakienne en finale contre Oman.

«Les jeunes Irakiens ont soif de liberté»

Cela montre que l’identité irakienne existe depuis toujours et a été fortement représentée dans les manifestations pacifiques de protestation au fil des ans. La diversité est aujourd’hui mise à mal pour des raisons d’intérêt politique, alors qu’elle est profondément ancrée dans la culture et dans les relations sociales entre les citoyens. La mixité et la coexistence pacifiques étaient évidentes dans les quartiers: j’ai grandi à Bassorah dans une rue où il y avait des chrétiens, des musulmans sunnites et chiites, des juifs, des Britanniques et des Pakistanais, et tout le monde s’entendait très bien. La société irakienne se caractérise également par des mariages mixtes sur le plan ethnique, religieux et confessionnel.  Pourquoi cela ne serait-il pas possible à nouveau?

Il y a donc des raisons d’espérer?
Bien que l’évolution de la situation ne soit pas très positive, mon travail auprès des jeunes me permet de constater qu’ils s’accrochent à leurs rêves, qu’ils ont soif de liberté et qu’ils ne veulent pas étouffer, qu’ils surmontent les différends et les conflits religieux et sectaires qui existent depuis longtemps. Ils aspirent à construire leur présent et leur avenir sans guerres ni tragédies, et à réaliser leurs intérêts et leurs aspirations dans une vie sûre et digne qui place l’Irak au rang des pays développés. Ils ont raison au regard de son grand potentiel humain, de ses énormes ressources naturelles et d’une longue histoire de civilisation. Les jeunes représentent une force majeure en Irak, car le pays est lui-même jeune. La moyenne d’âge est d’environ 20 ans (40 ans en Suisse, ndlr). (cath.ch/rz)

Hanaa Edwar est née en 1946 dans une famille chrétienne de la ville de Bassorah, dans le sud de l’Irak. Elle obtient un diplôme (bachelor) de droit à l’Université de Bagdad en 1967. Elle part en 1972 pour Berlin-Est afin de représenter l’Association des femmes irakiennes à la Fédération internationale mondiale des femmes démocrates. Après 10 ans en Allemagne, elle s’établit à Damas, en Syrie.
Hanaa Edwar retourne finalement en Irak peu après l’invasion américaine de 2003 pour fonder l’organisation Al-Amal (l’espoir, en arabe). Elle mène depuis d’innombrables campagnes en faveur de l’égalité des sexes, la justice sociale et la démocratie. Al-Amal a obtenu en 32 ans d’existence un certain nombre de succès, sur le plan politique, dont l’établissement d’un quota minimum de 25% de femmes au parlement et dans les gouvernements locaux. RZ

L’assemblée générale de Basmat al Qarib, le 27 février 2024, à Fribourg, avec Lusia Shammas (à g.) et Hanaa Edwar | © DR

20 ans de Basmat al-Qarib
Hanaa Edwar était l’invitée d’honneur de l’Assemblée générale de l’association Basmat al-Qarib (BAQ), qui a fêté ces 20 ans le 17 février 2024, à Fribourg. Fondée par Lusia Shammas en 2004, BAQ fait le lien entre l’Irak et la Suisse. Lusia Shammas est l’épouse du prêtre biritualiste (chaldéen-latin) Naseem Asmaroo. Ils habitent tous deux dans la Broye fribourgeoise.
Avec leurs partenaires sur place, dont Al-Amal, l’association BAQ participe à diffuser en Suisse des informations sur le quotidien des Irakiennes et Irakiens et s’emploie à susciter la solidarité en faveur de ce pays. Elle encourage également les échanges scientifiques et culturels.

Lors de l’assemblée générale, Lusia Shammas a rappelé que le christianisme oriental était dépositaire d’une richesse inouïe sur le plan spirituel, liturgique, intellectuel, tout en étant le gardien de traditions multiséculaires. «Cette richesse est mise aujourd’hui en danger», a-t-elle souligné.
«Sur place, en Irak, des personnes, des associations, des communautés proches de la population misent sur l’Espérance, celle qui donne la force de résister à l’impuissance et à la peur, celle qui s’ouvre à la puissance de vie qui habite l’humain et donne foi en l’avenir. Un avenir qui n’est pas seulement une menace mais une promesse», a relevé pour sa part Brigitte Duc, la présidente de BAQ. RZ

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

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