La «guerre secrète» entre la France et le Vatican (2/3)

Le journaliste français Bernard Lecomte publie aux éditions Perrin le livre France-Vatican, deux siècles de guerre secrète, dressant un vaste panorama des relations entre Rome et les autorités françaises depuis la Révolution. De la mort de Pie VI en France en 1799 au positionnement actuel du président Emmanuel Macron, il retrace plus de 200 ans d’une histoire mouvementée et parfois violente.

Interrogé par I.MEDIA, Bernard Lecomte livre son regard sur la complexité de cette relation dans le contexte de la laïcité à la française, un sujet revenu au centre de l’actualité ces dernières années.

Comment la Première Guerre mondiale a-t-elle rebattu les cartes entre le Vatican et la France?
Bernard Lecomte: Tout a basculé avec la participation des prêtres, des séminaristes et des religieux aux combats. Ils ont été mobilisés comme les autres, et cette Union sacrée a permis d’estomper les clivages entre les anticléricaux et les catholiques. Après la fin de la guerre, la figure de Jeanne d’Arc à contribué à réconcilier l’Église et l’État: avant d’avoir été canonisée par le pape, elle avait été en quelque sorte canonisée par la République, en tant qu’héroïne de l’histoire de France. Sa canonisation fut donc une étape importante pour la reprise des relations entre la France et le Saint-Siège en 1921.

Le clivage entre catholiques et républicains s’est donc temporairement apaisé, mais la condamnation de l’Action française par Pie XI en 1926 a-t-elle ouvert un nouveau front, interne à l’Église cette fois-ci?
Depuis Rome, le pape trouvait que les catholiques étaient trop attirés par l’Action française, qui n’était pas un mouvement chrétien et qui engageait l’Église de France dans un projet politique de restauration de la monarchie qui ne pouvait que lui nuire, tôt ou tard. D’autant plus que son inspirateur, Charles Maurras, n’avait alors aucune conviction religieuse.

«Aucun évêque n’avait effectué de collaboration directe avec les Allemands, mais beaucoup avaient été légitimistes vis-à-vis du régime de Pétain»

Bernard Lecomte | DR

La condamnation de ce mouvement constitua une crise de conscience terrible pour de nombreux catholiques de l’époque, des intellectuels de haut niveau, des gens profondément croyants comme les propres parents du général de Gaulle. Cette crise va déterminer les options des catholiques pendant la guerre, une partie des sympathisants de l’Action française apportant un soutien actif au régime de Vichy.

La Seconde Guerre mondiale s’est conclue avec une fracture profonde au sein du monde catholique français entre pétainistes et gaullistes… La purge souhaitée par les dirigeants de la Résistance au sein de l’épiscopat français a été moins radicale que prévu. Comment s’est faite la sortie de crise?
De Gaulle vient rencontrer Pie XII dès juin 1944, alors que la guerre est encore en cours. Le chef de la France libre lui explique vouloir démettre l’ensemble des cadres de l’administration en poste sous le régime de Vichy, mais aussi révoquer tous les ambassadeurs qui étaient accrédités auprès du maréchal Pétain, parmi lesquels le nonce apostolique, Mgr Valerio Valeri. Pie XII sera surpris par cette demande, tout comme par l’exigence posée par le Conseil national de la Résistance de démettre une trentaine d’évêques trop compromis avec Vichy.

Le nouveau nonce apostolique arrivé à Paris en décembre 1944, Mgr Angelo Roncalli – le futur Jean XXIII – va traiter ce dossier de l’épuration des évêques avec beaucoup d’intelligence. Aucun évêque n’avait effectué de collaboration directe avec les Allemands, mais beaucoup avaient été légitimistes vis-à-vis du régime de Pétain, invitant leurs ouailles à l’obéissance.

«Mgr Roncalli fut un personnage incroyable, génial»

De nombreux catholiques qui avaient participé à la Résistance souhaitaient une purge profonde de l’épiscopat, mais d’autres étaient plus nuancés et souhaitaient passer à autre chose. Même désaccord au sein de l’État: en tant que chef du gouvernement provisoire, le général de Gaulle ne voulait pas aller trop loin, quand d’autres, parmi lesquels des élus de gauche mais aussi des chrétiens comme Georges Bidault, souhaitaient une purge massive.

Finalement, seuls trois évêques ayant charge de diocèse furent démis: les évêques d’Arras, Mende et Aix-en-Provence. Le nonce parvint à diviser par dix le nombre d’évêques susceptibles de perdre leur poste. Mgr Roncalli fut un personnage incroyable, génial. Ce «bon gros» perçu avec condescendance s’est avéré être un nonce très efficace.

Peut-on dire que le retour au pouvoir du général de Gaulle, à partir de 1958, a ouvert un âge d’or dans les relations entre la France et le Saint-Siège?
Le général de Gaulle s’est en effet beaucoup investi dans cette relation. Dès la mort de Pie XII, le 9 octobre 1958, de Gaulle a convoqué l’ambassadeur de France près le Saint-Siège, Roland de Margerie, pour lui demander quelle était la candidature la plus susceptible de répondre aux intérêts de la France. Il considérait qu’il était nécessaire de maintenir de bonnes relations avec la papauté. Fervent catholique, il faisait la part des choses par rapport à sa fonction de chef d’État. Mais il était soucieux de bénéficier de l’appui de l’Église face aux grands bouleversements qu’il pressentait comme inéluctables, notamment la décolonisation de l’Afrique.

«Jean Paul II et Mitterrand vont se découvrir des affinités sur le plan culturel, intellectuel»

Les élections de Jean XXIII en 1958 et de Paul VI en 1963 furent donc activement soutenues par la diplomatie française. Le cardinal Roncalli était bien connu pour son travail de nonce en France, et le cardinal Montini était très francophile, proche ami de Jacques Maritain et de Jean Guitton notamment, ce qui en faisait un profil idéal. Les théologiens et les intellectuels français furent aussi très actifs lors des débats du Concile Vatican II, qui furent suivis par le général de Gaulle avec un vif intérêt.

Cette décennie fut donc un âge d’or, qui se terminera assez brusquement après la tourmente de Mai 68. Les mandats des présidents Pompidou et Giscard d’Estaing furent marqués par une relation beaucoup plus distante avec le pape.

La longue présidence de François Mitterrand (1981-1995) constitue un tournant paradoxal, entre les positions très laïques du gouvernement socialiste, notamment sur la question de l’école libre, et la relation personnelle chaleureuse entre Jean Paul II et Mitterrand, qui avait des côtés mystiques… Que sait-on de cette relation?

Quand Mitterrand arrive au pouvoir en mai 1981, il est entouré d’une grande majorité d’anticléricaux, francs-maçons, radicaux, communistes… La suppression de l’école libre faisait partie de leur programme. Mais personnellement, le président Mitterrand gardera son quant-à-soi par rapport à cet entourage de ‘bouffeurs de curé’. Et alors que Jean Paul II, en pleine affaire Solidarnosc, était effaré de voir que Mitterrand avait fait entrer des ministres communistes dans son gouvernement, la visite du président français au Vatican en 1982 fera émerger entre les deux hommes une proximité étonnante. Jean Paul II et Mitterrand vont se découvrir des affinités sur le plan culturel, intellectuel, et cette relation particulière va se poursuivre jusqu’au bout.

«Mitterrand a été ambigu, tant vis-à-vis du Vatican que de l’Église de France»

On sait que Mitterrand aimait s’entretenir avec des religieux, visiter des petites églises, parfois incognito, en marge de ses déplacements. Et lors des visites de Jean Paul II en France, à Lourdes, à Lyon, à Strasbourg, il mettra un point d’honneur à l’accueillir personnellement. Allant jusqu’à s’entretenir avec le pape durant plus d’une heure à l’aéroport de Tarbes alors que le protocole prévoyait une entrevue beaucoup plus courte. Tout au long de ses deux septennats, Mitterrand a été ambigu, tant vis-à-vis du Vatican que de l’Église de France, sa maladie l’ouvrant aussi à une part mystique qui reste l’une des dimensions les plus étonnantes de ce personnage. (cath.ch/imedia/cv/rz)

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