Thierry Magnin: quel dialogue entre neurosciences et foi?

Pendant la majeure partie du XXe siècle, science et foi se sont considérées comme antagonistes, chacune prétendant expliquer le vivant. Aujourd’hui science et foi peuvent dialoguer pour appréhender la complexité de la vie, estime le Père Thierry Magnin.

Les réflexions théologiques et philosophiques se trouvent confortées par les découvertes scientifiques et vice-versa. Le prêtre, aujourd’hui recteur délégué aux humanités de l’Université catholique de Lille, a développé sa réflexion dans un livre intitulé Foi et neurosciences dialogue sur l’homme vivant, paru en 2022. Il a présenté ses thèses lors d’une journée d’études du Centre romand de formation en Église (CCRFE) de Suisse romande.

Le hasard et la nécessité

En 1970, Jacques Monod s’interroge sur l’évolution

«Lorsque j’ai commencé ‘Math Sup’ en 1970, venait de paraître le livre du biologiste Jacques Monod Le hasard et la nécessité. Le prix Nobel de médecine y expliquait que la hasard était le moteur de l’évolution. Cette vision qui déconstruisait le sens de l’homme et de l’histoire dominait dans ces années-là», relève le Père Thierry Magnin. De leur côté, les neurosciences, qui émergeaient à l’époque, essayaient d’analyser l’être humain comme une machine biologique. Ensuite est arrivée l’intelligence artificielle avec l’idée de base que ›penser c’est calculer’. On estimait que la machine pouvait faire aussi bien sinon mieux que le cerveau humain.

Les sciences ne peuvent pas tout expliquer

Cinquante ans plus tard, les progrès techniques dégagent une idéologie beaucoup moins nette. On s’est aperçu que le sujet n’a pas le dernier mot sur le réel et que les sciences ne peuvent pas tout expliquer. On parle aujourd’hui d’incomplétude du scientifique qui n’est pas du tout une défaite de la science, mais une condition de son exercice. Pour Thierry Magnin, il s’agit d’une révolution épistémologique (étude de la connaissance scientifique, ndlr).

«Contrairement à ce que l’on pensait jusqu’à assez récemment, le cerveau se développe tout au long de l’existence»

Dialogue sur l’homme vivant

La complexité du sujet humain peut ramener à l’anthropologie de saint Irénée. Au début du IIe siècle, l’évêque de Lyon définit l’homme selon les trois éléments: corps-âme-esprit. Pour le prêtre, il y a des résonances ou des échos avec ce que les neurosciences ont découvert depuis une vingtaine d’années. Elles prennent désormais beaucoup plus en compte la complexité du sujet humain et peuvent identifier des interactions entre les divers éléments de la personne.

Le cerveau humain compte environ 100 milliards de neurones interconnectées. Ce qui représente une ‘machinerie électrique’ de 1ere catégorie. Et contrairement à ce que l’on pensait jusqu’à assez récemment, le cerveau se développe tout au long de l’existence et il est capable de se réparer.

Dialogue avec les sciences

Thierry Magnin
À la fois docteur en sciences physiques et docteur en théologie, Thierry Magnin a un parcours original, ayant exercé comme enseignant-chercheur en physique à l’École nationale supérieure des mines de Saint-Étienne, puis aux université de Lille et de Lyon. Sa thèse doctorale portait sur la relation entre la science et la foi.
Ordonné prêtre en 1985, il  a été vicaire général du diocèse de Saint-Étienne de 2002 à 2010. Il a été vice-recteur de l’Institut catholique de Toulouse, puis recteur de l’Université catholique de Lyon, de 2011 à juin 2019. Il a rejoint alors la Conférence des évêques de France comme Secrétaire général et porte-parole. Un poste qu’il quitte en 2020 pour devenir Président Recteur délégué aux Humanités de l’Université Catholique de Lille.
Son dernier livre Foi et neurosciences dialogue sur l’homme vivant est paru en 2022.

Les neuroscientifiques s’intéressent aujourd’hui à la question de la conscience qui était jusque-là le domaine des théologiens et de philosophes. Ou plus précisément aux mécanisme d’accès à la conscience. Pour cela, ils ont besoin d’interagir avec des psychologue ou des philosophes, note le chercheur. Ce dialogue permet de mieux comprendre les processus cognitifs comme, la perception, l’attention, le langage, la mémoire, le raisonnement, les images mentales ou les processus de décision.

Désormais des technologies permettent de mettre en évidence les relations entre le biologique, le psychisme et la pratique spirituelle et ceci dans les deux sens. En psychologie on parlerait du psycho-somatique. Sur son terrain, le biologiste peut percevoir, si ce n’est les comprendre, les effets du psychisme et du spirituel sur le corps, indique Thierry Magnin.

S’ouvrir à la complexité du vivant

Les neurosciences s’intéressent notamment à l’épigénétique, c’est-à-dire la modulation des gènes qui s’expriment plus ou moins fortement en provoquant des changements dans le corps. On constate que l’environnement psychique, le vécu de la personne, a des effets sur cette modulation, à travers par exemple l’alimentation, le plaisir, le stress etc. On peut citer ici, les changements de l’état du fœtus en fonction du stress ou du repos de sa maman. De même on a pu constater des changements neuronaux chez les grands méditants. Pour le Père Magnin, il faut néanmoins rester prudents sur l’interprétation de ces éléments.

La porte de la complexité du vivant s’entrouvre et on peut s pencher sur les relations qui l’animent à l’intérieur de lui-même et avec l’extérieur. Le vivant reste ›plastique’ et peut être modifié par son environnement, constate le chercheur. C’est ce que l’on appelle la vulnérabilité du vivant – qu’il faut différencier de sa fragilité -. Nous avons donc un binôme vulnérabilité / robustesse.

Un écho chez saint Irénée de Lyon

Cette vision n’est pas sans écho avec la tradition chrétienne représentée notamment par Irénée de Lyon qui dit au IIe siècle que le corps n’est qu’une partie de l’homme, que l’âme n’est qu’une partie de l’homme, que l’esprit n’est qu’une partie de l’homme. C’est le mélange et l’union de toutes ces choses qui constitue l’homme parfait.

Pour saint Irénée, le corps de l’homme n’est pas un obstacle à la perfection. Il est au contraire le temple de l’Esprit et le lieu de rencontre avec Dieu. Il est donc très éloigné du dualisme qui sépare le corps et l’âme qui a beaucoup imprégné l’éducation religieuse qui voyait l’âme comme prisonnière du corps.

Par des biais totalement différents, nous retrouvons une conception analogue de la complexité de l’être humain qui est beaucoup plus qu’une machine biologique, relève Thierry Magnin. Les neurosciences démontrent que l’homme pense avec son corps. Pour utiliser les mots grecs plus précis on passe du ‘bios’ à la ‘zoé’, de la survie à la Vie.

Saint Irénée a été le deuxième évêque de Lyon au IIe siècle

La question de la conscience

Dans les convergences possibles entre science et foi, la question de la conscience occupe une place nouvelle, estime Thierry Magnin.

La question de l’accès à la conscience a été entre autres développée à partir de l’expérience de Phineas Cage. Cet ouvrier américain du XIXe siècle avait vu son cerveau traversé par une barre à mine. Non seulement il n’était pas mort, mais semblait avoir une vie et une intelligence normales. Mais on s’est cependant aperçu petit à petit que privé d’une partie de sa mémoire et de ses repères émotionnels, son caractère et son comportement avaient changé et qu’il avait des difficultés à prendre des décisions et à avoir des relations sociales correctes. Dans les années 1990, le neuroscientifique Antonio Damaso s’est intéressé à ce cas dont il a cherché à reconstituer l’aspect clinique du traumatisme.

«La conscience est une formidable spirale co-évolutive où mémoire, langage, capacité d’imaginer, de prévoir, de calculer, de partager se combinent»

Équilibre et adaptation

Il a notamment mis en relief le principe de l’homéostasie qui veut que l’énergie vitale cherche toujours à retrouver un équilibre, par une énorme capacité d’adaptation. Le deuxième aspect est le lien entre émotion et raison. Les psychologues le connaissent depuis longtemps, mais pour les neurosciences son étude est nouvelle. On a découvert l’existence de  ›marqueurs’ somatiques et de liens entre le senti (produit par les sens), le sentiment et les émotions. A partir de là, le cerveau établit des ‘cartes neurales’ qui viennent à la conscience et interagissent avec la pensée.

De même, un neurologue français travaillant avec des prisonniers a montré que leur sens du toucher était modifié dans le cadre d’une incarcération et changeait leur fonctionnement cérébral et par là leur relation au monde.

Une spirale co-évolutive

Pour un neuro-scientifique, la conscience proprement dite désigne d’abord le pur ressenti qu’a le sujet de sa propre expérience subjective. On parle alors de conscience primaire. En allant plus loin, on peut considérer que l’accès à la conscience est une formidable spirale co-évolutive où mémoire, langage, capacité d’imaginer, de prévoir, de calculer, de partager se combinent. L’inné et l’acquis, ou pour le dire autrement, la nature et la culture fonctionnent en boucle.

Ce que les philosophes savaient déjà est ainsi confirmé par l’analyse des mécanismes neurologiques. On peut ainsi ›voir’ dans le cerveau par exemple le poids prépondérant du récent et du personnel.

Les neuroscientifiques sont capables désormais aussi de mettre au jour les biais socio-cognitifs comme l’intuition, l’auto-justification, la facilité, la récompense, ou l’inconscient sub-liminal. Ces éléments sont ‘visibles’ à travers les neuro-transmetteurs comme la dopamine qu’on surnomme parfois ‘hormone du plaisir’.

Neurosciences et discernement

On peut encore examiner les mécanismes de décision avec l’utilité, l’adaptation, la mémorisation, l’alerte ou la pondération qui correspondent peu ou prou au discernement d’Ignace de Loyola au XVIe siècle. Il peut s’agir de décisions mûrement réfléchies, mais aussi spontanées ou habituelles comme lorsque nous conduisons une voiture avec un volant, un changement de vitesse et des freins. Le cerveau qui a mémorisé ces gestes travaille en quelque sorte comme un ‘pilote automatique’.

Pour Thierry Magnin, on peut aujourd’hui penser à une alliance intéressante entre neurosciences et chemin de discernement développé par la tradition chrétienne qui parle parfois de ›boussole intérieure’. Sciences et religion peuvent ainsi se mettre ensemble au service du bien commun. Ou pour le dire avec les mots de Maurice Zundel: «l’homme est un animal qui est appelé à naître à son humanité». (cath.ch/mp)

Comment l’intelligence artificielle peut-elle faire progresser la connaissance et la foi ? | DR


Intelligence artificielle: l’homme et la machine
Selon l’acceptation basique, l’intelligence est la capacité de s’adapter à une situation nouvelle. L’Intelligence artificielle peut le faire, mais la différence avec l’intelligence humaine reste fondamentale. La machine ne comprend pas ce qu’elle fait, même si elle emprunte notre langage, relève Thierry Magnin.
L’IA est une intelligence sans corps. Elle récolte, compile, trie et restitue des données. Son travail est exclusivement statistique. Grâce à sa puissance de calcul et son ‘entraînement’, elle est capable de performances étonnantes, mais elle n’a ni conscience ni discernement. C’est une machine non vivante faite de silicium! insiste le chercheur. Un petit test intéressant est de poser deux fois la même question à une IA, mais en la formulant de manières différentes. La réponse sera à chaque fois différente.
Même si certains parlent de neurones artificielles, le fonctionnement de l’IA n’a rien voir avec le cerveau humain. Le bio-mimétisme qui prétend imiter le fonctionnement du vivant est très en vogue. Mais en réduisant le vivant à ses fonctionnalités, on perd une grande partie de sa complexité, pointe Thierry Magnin.
C’est dire s’il faut faire attention aux dérives lorsqu’on confie à l’IA des tâches impliquant une dimension éthique par exemple dans le domaine militaire. La machine ne peut pas travailler à notre place de A à Z.
En ce sens, pour le Père Magnin, l’anthropologie chrétienne corps-âme-esprit reste très pertinente et actuelle.  MP

Maurice Page

Portail catholique suisse

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