Correspondant à Rome du quotidien espagnol ABC, Javier Martìnez-Brocal a rencontré le pape François à plusieurs reprises entre juillet 2023 et janvier 2024. Celui-ci lui a confié la teneur de ses liens avec son prédécesseur le pape Benoît XVI – «un frère», «un enfant prodige de la théologie». Dans cet entretien avec I.MEDIA, Javier Martìnez-Brocal, auteur de l’ouvrage El Sucesor (Le Successeur selon l’actuelle traduction provisoire), livre sa perception de la continuité historique entre les deux papes.
Ce livre est-il une réponse au climat de divisions qui marque la vie de l’Église actuellement?
Javier Martìnez-Brocal: C’était mon intention en effet. J’ai proposé au pape François de faire cet entretien car j’avais l’impression que le souvenir de Benoît XVI était en quelque sorte ‘séquestré’, approprié par un secteur de l’Église. Certains en sont arrivés à croire que si l’on apprécie Benoît XVI, cela veut dire que l’on n’aime pas le pape François, et vice-versa. Cela me semble une déduction inutile. L’idée du livre était donc de rappeler que tout pape est le successeur de Pierre, et qu’il est donc le pape de tous. Ni le pape Benoît ni le pape François ne sont arrivés là pour rechercher leur intérêt personnel!
Dans ces entretiens, le pape François évoque des détails surprenants sur la fin de vie de Benoît XVI, notamment en laissant entendre qu’il aurait été surprotégé par son secrétaire et par les médecins… En en parlant aussi frontalement, est-ce en filigrane de lui-même dont il parle, de son refus absolu d’être ’emprisonné’ par un protocole, même quand il arrivera à la fin de sa vie?
Il fait en effet tout ce qu’il peut pour que cela n’arrive pas. Quand je lui ai demandé s’il laisserait des consignes, par exemple sur le fait de brûler ses documents personnels, il m’a dit que non, il s’en chargerait lui-même! Il veut que personne ne prenne de décision en son nom, c’est très clair depuis le début du pontificat. Pour lui, être protégé serait être emprisonné. C’est aussi pour cela qu’il ne veut pas de porte-parole, d’interface sur le plan de la communication. Il préfère entretenir le contact direct avec les journalistes.
Les rites qui ont suivi la mort de Benoît XVI, notamment l’exposition du corps à la basilique Saint-Pierre, ont-ils signé l’épilogue d’une certaine représentation de la papauté, avec une solennité dont le pape François voudrait se démarquer?
François veut en effet démanteler tout ce qui se rapporte à une logique de monarchie, de Cour… Il ne veut pas que son cadavre soit exposé, il veut être enterré comme un simple chrétien, et comme le successeur de Pierre, qui a été enterré simplement. Il veut en revenir à une certaine simplicité et faire en sorte que la figure du pape soit reconnue pour son caractère spirituel, sans excès. Il cherche aussi à donner plus de liberté à ses successeurs: son effort permanent pour préserver sa liberté vise aussi à donner plus de marge à ceux qui viendront après lui.
Quand Jorge Bergoglio a été élu, l’Église était sous le choc du retrait de Benoît XVI. Le message qu’il a voulu alors faire passer, c’est que les papes peuvent effectivement renoncer, mais qu’ils ne doivent pas être contraints à renoncer par les circonstances. Benoît XVI n’arrivait plus à gouverner car son entourage le protégeait trop. Avec son caractère très humble, il ne voulait créer de problèmes à personne, il voulait obéir à tous les critères, mais cela a fini par l’empêcher d’exercer pleinement sa fonction.
L’homélie du pape François lors des obsèques de son prédécesseur a surpris par sa brièveté… Comment l’a-t-il expliqué?
Son homélie en effet a pu sembler froide au premier abord, tout comme lors de certaines canonisations, notamment celle de Jean XXIII et Jean-Paul II. Mais le pape François considère que les homélies doivent rester centrées sur les textes liturgiques et ne doivent pas être des panégyriques, des éloges des prédécesseurs. Concernant la messe d’obsèques de Benoît XVI, il a simplement voulu montrer comment ce chrétien pouvait aider d’autres chrétiens à vivre leur foi.
Je crois que c’était donc une erreur de l’interpréter comme une marque de distance. Au contraire, le pape François considérait qu’il parlait à des chrétiens adultes, auxquels il n’était pas nécessaire de rappeler qui était Benoît XVI, puisque tout le monde le sait! Il a simplement voulu rediriger l’attention sur Jésus, en s’appuyant sur des extraits des textes de Joseph Ratzinger.
Le pape François révèle des détails importants sur le conclave de 2005. Il apparaît finalement que le cardinal Bergoglio avait apporté son soutien direct à l’élection du cardinal Ratzinger?
Dans l’avion de retour du Brésil en 2013, le pape François avait déjà dit qu’il avait été très content de l’élection du cardinal Ratzinger en 2005, mais il n’avait encore jamais dit clairement qu’il avait voté pour lui. En disant dans cet entretien «c’était mon candidat», il franchit un pas. Cela permet de comprendre qu’il a eu en main le futur de l’Église catholique. S’il avait accepté de répondre favorablement aux manœuvres de ceux qui voulaient en faire un ›papabile’ contre Ratzinger, il n’y aurait pas eu de pontificat de Benoit XVI, ni de renonciation, ni de pape François après tout cela… La tonalité de son propre pontificat a en effet été liée à la renonciation de son prédécesseur.
« Le cardinal Bergoglio considérait le cardinal Ratzinger comme le personnage le plus honnête de la Curie romaine et appréciait de venir le rencontrer à la Congrégation pour la Doctrine de la foi. »
Le cardinal Bergoglio avait compris qu’il était instrumentalisé par un groupe et il ne voulait pas entrer dans ce jeu. Il était sensible à la question de l’unité et il aurait été humiliant pour lui de devenir un instrument de désunion. Son attitude a conditionné la suite de l’histoire de l’Église. S’il n’avait pas apporté son soutien au cardinal Ratzinger, celui-ci se serait retiré, et un cardinal italien dont le nom n’avait pas encore été mis en évidence dans les scrutins aurait probablement été choisi.
Quelles ont été leurs relations durant le pontificat de Benoît XVI?
Avant 2005, le cardinal Bergoglio considérait le cardinal Ratzinger comme le personnage le plus honnête de la Curie romaine et appréciait de venir le rencontrer à la Congrégation pour la Doctrine de la foi. Par la suite, le cardinal Bergoglio a été reconnaissant à Benoît XVI de n’avoir pas accepté sa démission en 2011, après son 75e anniversaire. (Tous les évêques sont tenus de remettre leur démission à 75 ans. Jorge Bergoglio était donc encore archevêque de Buenos Aires en 2013: ndlr). Il a vécu cette décision comme une marque de confiance, alors qu’une partie de la Curie avait manœuvré contre lui.
Quelques années plus tôt, c’est aussi contre l’avis de la Curie et de la secrétairerie d’État qu’il avait réussi à faire en sorte que Benoît XVI participe personnellement à la rencontre d’Aparecida, ce qui fut un geste fort. Cependant, le pape allemand n’a pas signé le document final en raison, semble-t-il, des réserves de Rome au sujet de la promotion des communautés ecclésiales de base.
Benoît XVI a souvent souligné le thème de «l’herméneutique de la continuité» entre les papes, avant et après le Concile. Comment François interprète-t-il ce thème?
J’ai intitulé ce livre Le Successeur en pensant à François comme le successeur de Benoît XVI, mais je me suis rendu compte ensuite qu’il est surtout le successeur de Pierre. Le rôle du pape, c’est de traduire dans le contexte actuel le mandat confié par Jésus à Pierre il y a près de 2000 ans. J’ai retrouvé par hasard une très belle catéchèse de Jean Paul II sur le ministère pétrinien, qui expliquait que les clés de saint Pierre servent «à ouvrir, et non pas à fermer». J’ai fait découvrir ce texte au pape François, qui a beaucoup apprécié cette image.
« L’élément de discontinuité le plus frappant qui est arrivé… c’est Benoît XVI qui l’a apporté, avec sa renonciation. »
Je pense que le ministère du pape consiste à aider l’humanité à rencontrer Dieu, donc cela trace une ligne de continuité, mais les méthodes sont forcément différentes selon les époques. Même en restant dans la période contemporaine, il est évident que François ne peut pas agir selon le style de Paul VI, par exemple. Le monde a changé. Et l’élément de discontinuité le plus frappant qui est arrivé… c’est Benoît XVI qui l’a apporté, avec sa renonciation, considérant que le schéma d’une papauté à vie n’était plus adapté.
Ce livre permet de comprendre la densité théologique et philosophique du pape François, ses sources d’inspiration, y compris dans la culture allemande. Peut-on dire que le théologien et philosophe Romano Guardini (1885-1968), souvent cité par Joseph Ratzinger et sur lequel Jorge Mario Bergoglio avait commencé une thèse, constitue un pont intellectuel entre Benoît XVI et François?
C’est un point à relativiser car je n’ai pas retrouvé d’interventions ou d’écrits de Joseph Ratzinger sur le sujet précis de la thèse entamée par Jorge Mario Bergoglio en Allemagne, sur le Gegensatz, le concept de dépassement de la ›polarisation’ dans la pensée de Romano Guardini. Mais les deux partagent une appréciation commune pour cet auteur. Il y a là une racine intellectuelle commune.
Je crois que dans les années 1980, le Père Bergoglio s’est penché sur la pensée de Romano Guardini après avoir personnellement souffert des divisions internes à la Compagnie de Jésus en Argentine. Il a trouvé en lui une pensée cohérente sur les oppositions ‘polaires’, afin d’articuler l’idée que l’on puisse avoir des pensées différentes sans être opposés. Cette réflexion aide à penser les pontificats de Benoît XVI et François en termes de complémentarité et non d’opposition, et cela aide aussi à trouver des repères dans un monde de plus en plus éclaté et polarisé. (cath.ch/imedia/cv/lb)
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