A Genève, Raouf Salti continue de se démener pour les enfants de Gaza

Dans les jours qui viennent, les huit enfants de Gaza grièvement blessés, arrivés en Suisse en début d’année 2024 pour y être soignés, devront repartir, leur visa arrivant à échéance. «Un déchirement», a confié à cath.ch Raouf Salti, l’organisateur de ce sauvetage. Mais le chirurgien genevois prépare déjà un autre projet d’aide médicale, à la frontière avec l’Égypte cette fois.

Le 30 janvier 2024, après des mois de négociations avec les autorités suisses, quatre enfants palestiniens de Gaza grièvement blessés, accompagnés de leurs mamans, sont arrivés à Genève pour y être soignés, suivis dix jours plus tard par quatre autres. L’opération a été organisée par le médecin genevois Raouf Salti, fondateur de l’association Children’s Right for Healthcare (CRH), épaulé par l’ONG Caravanes solidaires notamment.

Né à Damas, fils de réfugiés palestiniens originaires de Galilée, Raouf Salti a vécu une trentaine d’années en France, avant de s’établir en Suisse. Chirurgien urologue, il a effectué une vingtaine de séjours en Cisjordanie et à Gaza pour former des médecins sur place. Il s’est ainsi retrouvé bloqué à l’hôpital Al-Shifa de Gaza en 2016, au moment des bombardements israéliens contre les positions du Hamas. La peur et la destruction, il les a donc connues. Mais aussi l’importance de l’empathie et de la solidarité dans ces moments.

C’est dans la clinique médicale genevoise qu’il dirige, dans le quartier de Champel, qu’a lieu la rencontre avec cath.ch. L’homme allie à la fois une grande capacité de travail et d’organisation et une sensibilité assumée. Au cours de l’entretien, l’émotion perlera plusieurs fois à ses paupières.

Vous montez aujourd’hui un nouveau projet de secours médical aux enfants de la bande de Gaza. De quoi s’agit-il?
Raouf Salti: Je suis en train de constituer une équipe médicale de chirurgiens spécialisés et d’anesthésistes, d’infirmiers et infirmières de bloc opératoire. Notre but est d’opérer le maximum d’enfants de Gaza, une centaine j’espère, qu’ils soient encore dans l’enclave palestinienne ou à l’extérieur. Mais ce sera sans doute du côté égyptien.

La ville de Gaza même, c’est exclu bien sûr. Il n’y reste qu’un hôpital, l’hôpital européen. Et encore, il fonctionne à peine. Se rendre à Rafah n’est pas sans risque non plus, sauf en cas de cessez-le-feu ou de retrait de l’armée israélienne. Mais ce serait surtout peu productif. L’état des infrastructures médicales y est catastrophique. Seuls trois établissements fonctionnent encore, dont deux petites cliniques, pour 1,5 million de Palestiniens. Les médecins ne manquent pas, entre les Palestiniens et ceux qui sont là-bas en mission humanitaire, mais ils travaillent avec les moyens du bord. Il y a une pénurie de médicaments et de matériels et il n’y a plus que cinq ou six blocs opératoires. Les équipes médicales opèrent au fur et à mesure les blessés qui nécessitent des soins urgents. Le reste des soins se fait dans les couloirs, par terre, là où c’est possible.

Nous voulons donc arriver à la frontière avec tout le matériel nécessaire et une équipe médicale complète, pour faire tourner trois salles de bloc opératoire indépendamment.

Raouf Salti avec une fillette palestinienne arrivée en Suisse pour être opérée | © Raouf Salti

Vous avez dépensé une énergie folle depuis novembre 2023 pour permettre à huit enfants de Gaza d’être opérés en Suisse. Pourquoi a-t-il fallu trois mois pour obtenir l’accord des autorités suisses?
Je suis reconnaissant aux autorités suisses d’avoir autorisé leur transfert en Suisse. J’avais cependant demandé pour eux et leurs mamans des visas humanitaires, et j’ai obtenu des visas médicaux de 90 jours. C’est très différent, et je me pose encore la question du «pourquoi». Peut-être est-ce pour éviter que la notion «humanitaire» soit comprise comme un acte de «sympathisant» avec les gens que l’on cherche à secourir?

Toujours est-il que les autorités suisses ont pris beaucoup de temps pour examiner juridiquement notre demande et cette lenteur a couté la vie à des enfants. J’avais établi une première liste d’enfants à ramener en Suisse, et je l’avais déposée à l’ambassade du Caire le 25 octobre 2023. J’ai obtenu l’accord de la Confédération deux mois plus tard. Une fille amputée des deux jambes qui était sur ma liste, la seule rescapée de toute une famille, avait été placée en attendant à la maternité d’un hôpital de Gaza, pour qu’elle ne reste pas seule et soit entourée de femmes pour la soutenir. L’hôpital a été bombardé et elle est morte. Cinq autres petits qui étaient sur ma liste n’étaient plus transportables, leur état de santé s’étant trop aggravé, ils sont partis avec d’autre missions. Et on a perdu la trace d’autres enfants…

J’ai refait alors une deuxième liste. Et il a fallu attendre à nouveau, faire des passeports pour les mamans, obtenir du ministère de l’Intérieur de Ramallah les actes de naissance des enfants, faire envoyer ces documents à l’ambassade de la Palestine au Caire, les récupérer et les amener à l’ambassade de la Suisse, et j’en passe!

Est-ce la raison pour laquelle vous montez un projet différent aujourd’hui?
Sauver une vie n’a pas de prix. En plus, notre action a permis de casser le mur de silence et a ouvert la voie à d’autres entreprises de ce type. L’Italie a accueilli début 2024 une centaine d’enfants de Gaza blessés. Mais je veux en sauver plus, et c’est plus efficace de se rendre sur place.

Vous êtes musulman. Votre foi nourrit-elle votre engagement?
Je suis avant tout un être humain. Cela dépasse à mes yeux les religions, les appartenances ethniques. Et je suis médecin. Mon rôle, c’est de sauver des vies, de soigner les gens pour leur rendre leur vie d’avant, de soulager leurs souffrances. C’est une mission humanitaire.

Mon père est décédé quand j’avais dix ans. J’avais alors un rêve, celui d’une main tendue vers moi, qui compenserait un peu cette dure perte. Et je ne l’ai pas trouvée. Ce que je veux, c’est réaliser les rêves d’autres enfants, les aider à garder confiance en eux-mêmes et en notre monde.

Alors, oui, je suis croyant, et c’est ce qui me permet de croire en l’homme, même si ce qui se passe à Gaza depuis octobre déçoit ma foi en lui. Mais la guerre à Gaza n’a rien à voir avec Dieu. Dieu n’a jamais demandé à l’homme de tuer. C’est l’homme qui vénère ou qui salit la religion. Et ce qui se passe là-bas salit la religion juive, comme quand Daesh parle au nom de l’Islam et d’Allah et salit l’Islam. Ou quand les croisés parlaient au nom de la croix et de Dieu.

«Ce que je veux, c’est réaliser les rêves d’autres enfants, les aider à garder confiance en eux-mêmes et en notre monde.»

Pour moi, les religions sont avant tout des codes de vie, des lois à suivre pour permettre aux humains de vivre ensemble de manière plus sécurisée, plus harmonieuse. Comme le fait le code de la route. Et la première de ces règles, c’est de ne pas tuer. Il y a des interdits, mais il y a aussi des droits. J’ai le droit d’aimer. J’ai le droit d’aider. Ou le devoir, c’est comme on le ressent…

Les enfants venus se faire soigner en Suisse vont bientôt devoir repartir pour l’Égypte. Qu’est-ce que vous avez ressenti quand ils sont arrivés et comment vivez-vous l’annonce de leur départ?
Depuis longtemps je fais la différence entre le plaisir de recevoir et le plaisir de donner. Celui de donner est beaucoup plus intense. Quand j’ai amené les enfants ici, j’étais au ciel. J’en ai revu trois aujourd’hui dans mon cabinet, pour finir les soins. Et quand je vois le résultat, je suis aussi au ciel. Comment je vais les ramener là-bas? Ça fait trois mois que je les vois, que je les appelle, que j’appelle les mamans… C’est un déchirement. Pas seulement pour moi, mais aussi pour les familles d’accueil, les membres de l’association qui travaillent, les secrétaires qui organisent tout ça.

Comment vit-on ce que traverse Gaza quand on est Palestinien et qu’on est à l’étranger?
Ah… une contradiction. J’appartiens à ce peuple qui souffre, et je suis là. Je vis dans deux mondes, et ces deux mondes sont vraiment opposés. Chaque fois que je me mets à table, j’ai un complexe. De voir les images des enfants qui meurent de faim et de soif, et moi je vais manger ce que je veux… Mais après je me dis que je dois manger, parce qu’ils ont besoin de moi. C’est comme une mère qui s’alimente pour nourrir son petit.

Vous avez récolté, via vos contacts sur place et ceux des mères qui ont accompagné en Suisse les enfants, des témoignages qui font état de torture et d’exécutions sommaires commis par des soldats israéliens. Vous avez vos entrées aux Nations Unies* et vous avez pu vous y exprimer. Dans quel contexte?
J’ai été invité à l’ONU à une séance de la Ligue de droits de l’homme il y a une dizaine de jours et j’ai fait témoigner la maman d’un des enfants opérés à Genève, qui a raconté les atrocités commises par Tsahal sur son beau-père, un homme de 78 ans. Les informations du terrain arrivent difficilement ici. Même Francesca Albanese, la rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, a été interdite d’entrée en Israël et en territoires palestiniens par Tel Aviv! Israël refuse ou met des bâtons dans les roues aux commissions d’enquête sur le terrain de l’ONU.

Les Nations Unies essayent d’agir,** mais leur fonctionnement n’est pas celui d’une démocratie mondiale. Il suffit d’une seule main levée au Conseil de sécurité de l’ONU, pour envoyer dans les cordes tous les autres pays de la terre.

«Des centaines de milliers de gens défilent tous les samedis dans les rues du monde pour qu’on arrête le massacre. Et ces gens me permettent de continuer à croire en l’homme.»

Les sociétés deviennent indifférentes. Pas les peuples, mais les dirigeants qui mènent les nations. Des centaines de milliers de gens défilent tous les samedis dans les rues du monde pour qu’on arrête le massacre. Et ces gens me permettent de continuer à croire en l’homme. Mais les dirigeants, eux, se bouchent les oreilles et posent la main sur leurs yeux. Pour moi, ils sont complices. Qu’en plein 21e siècle on utilise la famine comme instrument de guerre, avec des enfants qui meurent tous les jours, ce n’est pas humain. Non, ce n’est pas humain. Les États-Unis, l’Angleterre, l’Allemagne et la France pourraient faire arrêter la guerre en trente minutes et contraindre Israël à négocier. Il leur suffit de fermer le robinet et l’envoi d’armes. (cath.ch/lb)

* L’association Children’s Right for Healthcare est membre de l’organisation ACI Human Rights, dotée d’un statut consultatif spécial du Conseil économique et social (ECOSOC) des Nations Unies.
** Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a adopté, le 5 avril, la résolution Situation des droits de l’homme dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est, et obligation de garantir les principes de responsabilité et de justice.

Lucienne Bittar

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