Quelle réception de Fiducia supplicans? Regards croisés de théologiens

Vision de l’homosexualité dans l’Eglise, opposition africaine, évolution doctrinale… Les théologiens Philippe Bordeyne et Thomas Michelet croisent leurs réflexions sur la déclaration doctrinale Fiducia supplicans, publiée en décembre 2023.

Cyprien Viet/IMEDIA

Le document Fiducia supplicans a suscité de vifs débats dans l’Eglise catholique. L’agence I.MEDIA a réuni deux théologiens français travaillant à Rome et proposant des interprétations différentes de ce texte qui ouvre la voie aux bénédictions non-liturgiques de personnes vivant dans des couples en situation irrégulière: Mgr Philippe Bordeyne, théologien moraliste et président de l’Institut pontifical de théologie Jean Paul II pour les sciences du mariage et de la famille, et le Père Thomas Michelet, dominicain, professeur de théologie sacramentaire et d’ecclésiologie à l’Université Saint-Thomas d’Aquin (Angelicum).

Avez-vous été surpris par la publication de Fiducia supplicans?
Mgr Philippe Bordeyne: Je ne m’y attendais pas. Mais ensuite, quand je l’ai lu, je n’ai pas été surpris par le contenu. Ce texte est dans la ligne du Synode. Par ailleurs, dire que le pape ne pourrait pas s’exprimer après l’assemblée synodale d’octobre dernier me semble totalement déplacé d’un point de vue ecclésiologique. Le pape est membre du Synode, mais il le préside et garde sa liberté d’action.

Le Père Thomas Michelet (à g.) et Mgr Philippe Bordeyne | capture d’écran YouTube

J’ai incité mes étudiants à lire le texte, à ne pas se contenter des échos médiatiques. Nos étudiants de l’Institut Jean Paul II n’ont pas été choqués. Mais un jeune collègue africain m’a confié avoir remarqué une «rage émotionnelle» dans la réaction des évêques africains. Avec la sexualité, on touche à des thématiques très émotionnelles, je m’en suis bien rendu compte quand je travaillais en Afrique.

Mais il faut reconnaître que la communication a été insuffisante. Si l’on avait été avertis un petit peu en avance, cela nous aurait permis de mieux nous préparer à expliquer le texte. 

Père Thomas Michelet: Oui, je pense que tout le monde a été surpris. Mais ce qui m’a surtout surpris, c’est le nombre de réactions d’évêques, notamment en Afrique. C’est un élément nouveau et étonnant. Certains médias ont même relevé qu’à l’échelle du monde, une majorité des épiscopats s’étaient exprimés en défaveur du document.

Et sur la question de la communication, même la Curie n’était pas au courant…. Plusieurs préfets de dicastères s’en sont plaints, car cela concernait leur domaine de compétence.

Les évêques africains ont exprimé une opposition frontale… Cette possibilité qui leur a été offerte de se démarquer est-elle le signe d’une forme de pluralisme ou au contraire d’un risque de morcellement, à l’image des anglicans?
Père Michelet: Il y a en effet un risque d’anglicanisation ou de balkanisation de l’Église catholique sur cette question qui n’est pas seulement pastorale mais doctrinale. Bénir, c’est dire du bien. Peut-on dire du bien de quelque chose qui est un mal, ou est-ce que ce n’est plus un mal? Les relations homosexuelles sont perçues comme quelque chose de banal ou de normal dans certains pays, alors que dans d’autres, elles sont considérées comme un péché, voire un crime. Cela fait une sacrée différence! Le document ne tranche pas.

« La question est de comprendre si les relations homosexuelles restent considérées par l’Église comme ‘désordonnées' »

Père Thomas Michelet

Mgr Bordeyne: Le dicastère pose un point doctrinal à partir d’une question pastorale, en expliquant que le droit et le devoir de toute personne baptisée à s’insérer dans la prière de l’Église demeurent intacts quelle que soit sa situation affective. Le sujet, ce sont les bénédictions, pas seulement pour les couples homosexuels, même si cette nouveauté apparaît, mais pour tout couple en situation irrégulière. Il est d’abord rappelé que la bénédiction nuptiale est réservée au mariage sacramentel, donc hétérosexuel.

Est-ce que la définition même de ce qu’est un péché constitue aujourd’hui le plus grand défi pour l’Église?
Mgr Bordeyne: Le document, dans la lignée d’Amoris laetitia (2016) et des récents décrets du dicastère, dit que l’on ne peut pas mettre une étiquette globale de «mal» ou de «péché» sur des pratiques. Un discernement s’impose sur le degré de liberté des personnes car leur culpabilité en dépend.

Père Michelet: Pour commettre un péché, il faut le savoir et le vouloir. S’il n’y pas la pleine connaissance et le plein consentement, il n’y a pas de péché. Mais le point de départ, c’est de définir la matière grave, peccamineuse, désordonnée. Donc la question est de comprendre si les relations homosexuelles restent considérées par l’Église comme «désordonnées», ou s’il faut modifier le Catéchisme.

Donc, le faudrait-il?
Mgr Bordeyne: Le cardinal Fernández s’est en effet demandé si l’article du Catéchisme portant sur ce sujet peut être modifié pour parvenir à une meilleure formulation. Mais il ne fait pas de doute qu’il reste des matières peccamineuses. Il ne peut pas y avoir de bénédictions nuptiales de type sacramentel sur les couples homosexuels, ou sur les couples cohabitants, ou vivant une nouvelle union après un divorce, le document le rappelle très clairement.

« C’est une histoire que l’on bénit, une histoire souvent pleine de souffrance »

Mgr Philippe Bordeyne

En revanche, le document apporte une réponse à des questions posées par des évêques, en ouvrant la voie à des bénédictions spontanées à condition que cela ne crée pas de confusion avec le sacrement du mariage.

Père Michelet: Je trouve qu’il y a déjà un flou, en réalité. Le préfet du dicastère dit certes que ces unions ne peuvent pas être mises sur le même plan que le mariage, mais pour moi la question reste de comprendre s’il s’agit encore d’un mal, d’un moindre mal, ou… d’un moindre bien?

Je suis bien d’accord sur le fait que l’on puisse changer la manière d’exprimer une vérité, trouver une meilleure forme. Par exemple, quand Jean Paul II a voulu présenter la doctrine de Paul VI présentée dans Humanae vitae (1968) sous une forme plus personnaliste, et non selon des catégories scolastiques, il n’a pas changé la doctrine, mais simplement la manière de l’exprimer. On peut donc toujours faire mieux! Mais la question me semble de savoir si l’on fait au moins aussi bien.

La simple mention des couples de même sexe dans un document du magistère constitue une nouveauté. Est-ce, de facto, une forme de reconnaissance d’une réalité sociale par le Saint-Siège?
Mgr Bordeyne: C’est en effet nouveau de parler d’eux, puis de dire qu’ils peuvent être bénis, mais il ne faut pas être obsédé par cette question, puisque cette déclaration concerne aussi les couples hétérosexuels en cohabitation, ou remariés civilement après un divorce.

Les paragraphes 291 et 298 d’Amoris laetitia disent que même quand les personnes vivent autrement que ce que préconise l’Eglise, il est excessif de penser qu’il n’y aurait rien de louable dans ce qu’elles vivent.

« Beaucoup de gens ne comprennent pas la nuance entre bénédiction liturgique et non-liturgique »

Père Thomas Michelet

Même pour celles qui participent à la vie de l’Église d’une façon incomplète ou plus exactement inaccomplie, la grâce de Dieu est à l’œuvre et leur permet d’avoir le courage de vivre, de se soutenir mutuellement, de servir la communauté. Tout comme pour les personnes divorcées remariées, c’est une histoire que l’on bénit, une histoire souvent pleine de souffrance.

De nombreux débats ont porté sur la nuance entre bénédiction des personnes et bénédiction de l’union, ce qui est difficile à comprendre pour le grand public…
Père Michelet: C’est en effet une nouveauté dans le vocabulaire, car le texte de 2021 évitait de mentionner le terme de couple. Cette fois-ci, il fait son entrée dans le vocabulaire du magistère, avec toute la difficulté de savoir si le fait de le bénir revient à le légitimer. Beaucoup de gens ne comprennent pas la nuance entre bénédiction liturgique et non-liturgique… y compris parmi les théologiens eux-mêmes ! On voit bien que des interprétations divergentes émergent, que certains couples homosexuels se sentent légitimés.

Mgr Bordeyne: Que le peuple chrétien ait besoin d’être mieux formé sur le sens de la bénédiction nuptiale, c’est évident. Cette déclaration rappelle d’abord le cadre de la bénédiction liturgique, avec Dieu qui donne sa bénédiction sur la différence des sexes. Mettre de la clarté sur le sens et la pratique des bénédictions liturgiques, cela aide à mieux comprendre le sens du mariage entre un homme et une femme.

« La notion de dignité infinie offre une clé supplémentaire pour comprendre Fiducia supplicans« 

Mgr Philippe Bordeyne

Fiducia supplicans se penche sur la situation de personnes qui s’approchent de l’Église en sachant très bien que l’Église leur refuse le mariage et la bénédiction liturgique. Il y a une porte fermée, mais l’Église propose un chemin d’accompagnement, de conversion, qui peut d’ailleurs porter, tout simplement, sur le fait d’accepter sereinement de ne pas être mariés à l’Église. Cette déclaration rappelle qu’on ne peut pas accéder au sacrement du mariage quand on vit dans des formes différentes. Ce principe permet de rappeler la valeur du mariage.

Le regard personnel du pape François sur le détachement de la foi d’une grande partie des jeunes dans les pays développés joue-t-il dans son analyse de la situation?
Père Michelet: Ce document doit en effet être lu à la lumière du premier grand texte du pape François, Evangelii gaudium (2013). Il y exprime une perspective d’évangélisation de pays qui ne vivent plus en régime de chrétienté. Il a le souci de rendre l’Église accessible à tous, que tous puissent se mettre en chemin, avec la prise de conscience que nous sommes tous pécheurs et que nous avons tous besoin de conversion.

Le document Dignitas infinita, publié le 8 avril, s’inscrit-il dans la continuité de Fiducia Supplicans?
Mgr Bordeyne: Dignitas infinita, issu d’un travail de synthèse sur un temps long, manifeste la cohérence de l’enseignement magistériel sur la dignité, auquel le pape François a beaucoup contribué. La notion de dignité infinie offre une clé supplémentaire pour comprendre Fiducia supplicans: personne ne peut perdre sa dignité ontologique inaliénable. Quel que soit son mode de vie, son péché ou son éloignement des idéaux de l’Église. Ce socle doctrinal aide à interpréter le sens de l’accès aux bénédictions non-ritualisées.

Père Michelet: Le nouveau document rappelle que tout homme est digne d’être béni, car il est créé à l’image de Dieu. Mais si l’homme a perdu, par son péché, sa ressemblance avec Dieu, il doit chercher à retrouver sa dignité, dans sa dimension morale. Le Christ nous a lavés de nos péchés, donc nous pouvons retrouver la grâce en assumant un chemin de conversion. La Vérité nous libérera! (cath.ch/imedia/cv/rz)

I.MEDIA

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