À Boston, les églises noires disparaissent

«The City on a hill», à Boston dans le Massachussets, compte la plus vieille église afro-américaine du pays, mais voit disparaître ses lieux de culte noirs à vitesse grand V, étouffés par la spéculation immobilière et l’inflation. Points de rassemblement pour la communauté, leur départ vers les banlieues laisse un vide difficile à mesurer.

Paul Durand, pour cath.ch

Le marathon de Boston, course culte pour les runners aguerris, va s’élancer dans quelques heures. À chaque coin de rue, des petites brigades de coureurs consultent leur montre, le feu de circulation, puis leur montre à nouveau, et s’élancent sur les trottoirs constellés de cerisiers en fleurs, en route vers le centre-ville. À contre-sens, ils ne voient pas ceux qui marchent prestement en habits du dimanche, costume noir et, parfois, cravate léopard, vers South Boston. Direction, la People’s Baptist Church, sous un soleil de printemps et de plomb.

Les église afro-américaines s’évaporent

Mae Grisham attend que 10 heures sonnent dans son grand pick-up à vitres teintées pour s’engouffrer dans l’église. «Si je sors tout de suite, tout le monde viendra me parler! Je vais arriver dès que l’office va commencer. Ici, il n’y a que des amis!» Dans quelques minutes, cette église de petites briques rouges, fierté des paroissiens noirs et première église baptiste de Boston, va se remplir. Son clocher a des allures de sentinelle, de repère rassurant dans une ville qui voit les églises afro-américaines s’évaporer.

(de g. à dr.) Geraldine Gates, Terry Grisham, et Mae Grisham, paroissiens de la Peoples Baptist Church | © Paul Durand

Ces dernières années, elles disparaissent même à «un rythme troublant», rapporte la chaîne CBS. Certaines, comme la Spirit and Truth Baptist Church, sont rachetées pour être transformées en appartements, sans savoir si les paroissiens trouveront un nouveau point de chute. D’autres, comme l’Église baptiste Ebenezer, qui régnait sur le Black South End depuis plus de 150 ans, doivent partir «pour une banlieue presque entièrement blanche, à 35 km plus au sud», explique le Boston Globe. Plusieurs attendent d’être relogées, comme celle de Mount Calvary Church, qui a vendu pour plus de 2 millions de dollars son local. En attendant mieux, le culte se fait par Zoom. Le célèbre quotidien de Boston estime qu’une douzaine d’églises ont quitté la ville ces dernières années, et que l’avenir d’une trentaine reste flou.

Pression immobilière

«C’est une hécatombe», dit Albert Ross, figure de la communauté, qui s’apprête à s’asseoir sur les bancs de la People’s Baptist Church. «Il y a plein de facteurs qui expliquent le fait que les églises doivent déménager. Le prix de l’entretien des bâtiments, avec l’inflation, bien sûr. Et la pression immobilière, c’est certain! – Le taux d’inoccupation des logements à Boston tourne autour de 1% – On a un vrai problème de logement ici. Donc, tout espace devient la proie potentielle des promoteurs immobiliers.»

Albert Ross, figure de la communauté, explique que la pression immobilière oblige les église à déménager | © Paul Durand

Albert Ross voit aussi dans le départ de ces églises un vestige du poids encore non négligeable des voitures en ville. «Boston est de plus en plus denseune des villes les plus denses aux États-Unis. Les stationnements disparaissent, et comme beaucoup de croyants sont âgés, ils ne viennent qu’en voiture et veulent pouvoir se parquer.» Les églises s’en vont donc vers les banlieues, qui jouissent de terrains de parking moins chers. «Nous, on a de la chance, on en a encore un!» Mais du même souffle, il se désole de voir les autres églises de South Boston déménager les unes après les autres. «C’est triste. Tout le monde ne peut pas se rendre en banlieue. Une église qui déménage, c’est une racine qu’on perd.»

Le phénomène du « white flight »

Pour Frédéric Déjean, professeur agrégé en sciences des religions de l’Université du Québec à Montréal, les églises nord-américaines vivent en ce moment un mouvement de balancier. «Après la seconde guerre mondiale, on a assisté au phénomène du « white fly ». Les blancs quittent les centres-villes paupérisés pour les banlieues. Leurs églises ont alors été délaissées pour des megachurches de la périphérie. Celles qui sont restées dans les villes étaient les grandes églises afro-américaines. Mais elles sont désormais en train d’effectuer le même voyage.»

South Boston (ou Southie, son petit nom), cœur battant des églises noires bostoniennes a en effet changé. Les restos branchés viennent chatouiller les bouibouis d’alors. Le loyer moyen, pour un appartement avec deux chambres? Plus de 4’000 dollars: 25% d’augmentation en trois ans. Alors imaginez le coût du terrain d’une église. Dans un article du Boston Globe, la journaliste Tiana Woodard explique donc que le mouvement des églises, de South Boston vers les banlieues «reflète celui de leurs fidèles noirs, soumis aux pressions de la discrimination et de la ségrégation, contraints de plier bagages et de rechercher de nouvelles opportunités.»

La perte d’un pilier culturel

Dans l’ouvrage de référence, intitulé The Black Church: This is our story, This is our song , l’historien primé Henry Louis Gates Jr, professeur à Harvard et figure des African American Studies, revient sur l’importance des églises noires dans la construction identitaire des communautés afrodescendantes. Plus anciennes institutions créées et contrôlées par les Afro-américains, elles sont bien davantage que des lieux de culte, selon lui.

Dans son livre, il écrit qu’«aucun pilier de la communauté afro-américaine n’a été plus central à son histoire, à son identité et à sa vision de la justice sociale que l’Église noire». Pourquoi? Parce qu’elle peut raconter deux histoires, celle d’un peuple qui se définit «en présence d’un pouvoir supérieur» et qui «voyage vers la liberté et l’égalité dans un pays où le pouvoir lui-même – et même l’humanité – leur a été si longtemps refusé (et l’est toujours)».

Un refuge, un lieu d’affirmation et l’épicentre social d’un quartier, tout à la fois. Sur les ondes de la radio publique de l’État du Massachusetts, WGBH, le doyen des Études africaines au Berklee College of Music, Emett Price, estime que quand une église ferme, les communautés perdent aussi un lien précieux pour inciter les gens à voter et à faire attention à leur santé.
«L’activité religieuse ne concerne qu’une petite partie, dans ces communautés. Il y a le culte du dimanche matin, mais aussi toutes les activités, les soirées organisées pour les femmes, pour les hommes. Il y a un fort engagement social et communautaire», explique Frédéric Déjean, prenant l’exemple d’autres églises nord-américaines noires, à Montréal, généralement haïtiennes. «Les pasteurs vont parler d’activités culturelles pour contrer les gangs de rue, proposent du soutien scolaire», raconte-t-il. À Boston, l’église Ebenezer est par exemple connue pour sa grande récolte de dons alimentaires pour les enfants. Elle n’a pas disparu, mais s’est en allée plus loin, en banlieue. Qui remplacera sa mission à Boston?

Un peu de l’histoire de Boston qui s’en va et qui se répète

Une église qui ferme, c’est beaucoup de l’histoire noire de Boston qui s’en va. Une histoire de lutte sociale, d’affirmation identitaire, et d’esclavage. Une partie de celle-ci se raconte encore, grâce à un circuit pédestre tracé par la ville de Boston, baptisé la «Black Heritage Trail». Il serpente entre les maisons de l’Underground Railroad, le réseau de refuges dans lesquels les esclaves pouvaient se cacher en sécurité pour s’enfuir ensuite vers des États abolitionnistes, ou vers le Canada. On y passe aussi devant l’ancienne Third Baptist Church, où Timothy Gilbert avait défié la ségrégation raciale, en invitant des amis Afro-américains à s’asseoir avec lui sur les bancs. Expulsé, il lancera une autre église, qui leur fera une place.

Puis l’on s’arrête devant la belle African Meeting House, plus ancienne église noire au pays. Elle a hébergé les réunions des activistes qui luttaient pour la fin de l’esclavage. Désormais, elle abrite le musée de l’histoire Afro-américaine. Les églises noires de Boston ne seront-elles bientôt qu’une suite de musées?

Il est 10 heures pile, l’office démarre et le chœur se chauffe la voix. C’est une pasteure, de retour après des mois d’absence, qui prend la parole devant les paroissiens. «Merci tellement d’être là!» Mais pour combien de temps? (cath.ch/ag/pd/bh)

Rédaction

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