Rencontre avec le Provincial suisse des dominicains

APIC – Interview

Au delà des peurs, l’espérance

Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC

Fribourg, 11 septembre 1998 (APIC) Les délégués des cinq communautés dominicaines masculines de Suisse ont tenu leur Chapitre provincial du 30 août au 11 septembre au monastère des dominicaines de la cité médiévale d’Estavayer-le-Lac. Réélu pour un nouveau mandat à la tête de la Province suisse, le Père Hubert Niclasse passe en revue les défis auxquels doit faire face l’Ordre, en charge de l’enseignement àà la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg. Un Ordre héritier du charisme de saint Dominique, aujourd’hui implanté dans le monde avec 40 Provinces et quelque 9’000 religieux, dont une centaine en Suisse.

A l’ordre du jour de ce Chapitre: des réflexions sur le charisme de l’Ordre des frères prêcheurs, les médias à l’heure électronique et d’Internet, les interpellations spécifiques que pose la vocation religieuse, mais aussi la réélection des membres du Chapitre. Le Père Hubert Niclasse, un Fribourgeois de 52 ans, a été réélu pour un second et dernier mandat de quatre ans. Interview

APIC: On se plaint aujourd’hui du manque de relève dans les congrégations religieuses, d’une moyenne d’âge élevée. En un mot du manque de vocations… Qu’en est-il chez les dominicains.

APIC: On constate aussi un changement de générations au niveau des professeurs à l’Université de Fribourg. Une nouvelle génération issue de la province suisse a pris la relève. Un tournant par rapport au passé, où l’on se tournait volontiers du côtés de la Hollande ou de la France…

Père Niclasse: Avec le développement de la Faculté de théologie, il y a eu une pluralité de branches dans le cadre même de la théologie, contrairement au passé, où l’on enseignait le dogme, la morale, l’exégèse et l’Histoire de l’Eglise. Ce qu’il faut dire, c’est que les frères d’autres provinces se désintéressent de la Faculté de théologie de Fribourg. Nos professeurs de théologie restent dans leur milieux, dans leurs propres Instituts de recherche. En d’autres termes, la vocation de professeur à Fribourg n’attire pas beaucoup. C’est pour cela que la province suisse doit se charger de la relève. Or, parmi les dominicains pressentis, compétents, beaucoup ne tiennent pas du tout àà venir à Fribourg. La raison? Le clivage entre les deux sections de la Faculté, francophone et alémanique. La Faculté de théologie francophone a malheureusement une réputation de « conservatisme », ce qui retient beaucoup de monde. On recrute en revanche peu dans la section alémanique qui a, elle, la tradition d’être beaucoup plus progressiste. Les tensions à la Faculté font que des professeurs refusent d’y venir. J’ai le cas d’un jeune confrère fribourgeois, très compétent. Il préfère enseigner à Rome plutôt qu’à l’Université de Fribourg. C’est vrai, je dois parfois un peu pousser les jeunes pour qu’ils posent leur candidature. Certains sont bardés de diplômes. Simplement, ils n’aiment pas les conflits.

APIC: La Faculté de théologie a été plusieurs fois dans le collimateur de l’opinion publique – refus de doctorat honoris causa à des personnalités comme le Père Gutierrez, refus de l’autorisation d’enseigner à Teresa Berger. Votre autonomie est limitée… Quel espace de liberté reste-t-il pour l’enseignemet de la théologie et de la philosophie?

Père Niclasse: Rome est actuellement très sourcilleuse sur la pureté de la doctrine. Cela vient d’un magistère vieillissant. Dès qu’apparaît l’intention d’accorder un doctorat honoris causa à quelqu’un qui n’est pas en odeur de sainteté au Vatican, Rome intervient. On sait que la sensibilité actuelle ne se prête pas à un certain pluralisme doctrinal. Il faut savoir que la Congrégation pour l’éducation catholique, dont l’aval est nécessaire à l’octroi d’un tel titre, n’intervient pas directement, mais par l’intermédiaire du Grand Chancelier, le maître général des dominicains. Frère Timothy Radcliffe, l’actuel maître général, se trouve ainsi entre le marteau et l’enclume: défendre la liberté académique, défendre la Faculté et satisfaire aux exigences de la Congrégation.

A mes yeux, il existe un manque d’ouverture en théologie et certaines propositions sont vues à Rome comme une provocation. Rome, je veux dire le pape, s’est réservé un certain nombre de domaines, y compris en matière disciplinaire et morale, alors que son rôle de primat devrait être doctrinal dans un certain pluralisme. On ne peut pas légiférer de façon universelle aujourd’hui, à moins de s’en tenir exclusivement aux droits de l’homme. L’Eglise se doit de promouvoir et de développer une ouverture, notamment laisser l’initiative en ce qui concerne la discipline et les mœurs liées à la culture. Elle se doit aussi d’accorder une plus grande marge de liberté aux Conférences épiscopales nationales.

APIC: Le Saint-Siège a publié un « Motu Proprio » du pape (Ad tuendam fidem – pour défendre la foi). De nombreux théologiens estiment qu’il s’agit ni plus ni moins de donner un coup de frein à la recherche théologique qui n’irait pas dans le sens de la théologie officielle et d’imposer le silence à ceux qui en douteraient…

APIC: Une allusion à la déclaration du cardinal Ratzinger, préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi, selon qui le « Motu Proprio » publié cet été est un durcissement rendu nécessaire parce que le serment de 1989 a été très lent?

Père Niclasse: A la Congrégation pour la doctrine de la foi, nous avions à faire, avant, à des gens de culture italienne. Ces mêmes personnes admettent les principes, mais sont toujours prêts à des accommodements, à des compromis. Là, nous avons en face un cardinal de culture allemande, pour lequel les principes n’ont plus d’exception. Mgr Ratzinger a effectivement durci les positions, dans le sillage d’un pape vieillissant, il faut le reconnaître. Jean Paul II a fait beaucoup de choses. Mais il arrive qu’à un moment, face à la vie qui avance et donc à la mort qui s’approche, on se raidisse. On essaie de se sécuriser par rapport au mandat qu’on a eu. Il s’agit là d’un réflexe de sécurisation en raison de la mort qui approche. Je pense que l’effet influe aussi sur le mandat exercé. J’estime qu’il serait souhaitable que le pape puisse un jour dire: « Eh bien voilà, ma tâche est remplie, maintenant, je peux me retirer ». En fait, il n’y a pas de raison pour que le pape ne démissionne pas. Ce pourrait être un geste de sagesse.

APIC: Ne peut-on craindre un effet démobilisateur auprès des jeunes théologiens…

Père Niclasse: Certainement. Actuellement, l’attitude des autorités romaines, influencées, je le crains, par la pensée d’un pape vieillissant, fait qu’il existe plus que jamais une prudence dans la pensée théologique. Cela par peur de déplaire ou d’encourir des risques de condamnation. C’est là un frein au développement de l’enseignement, alors que la recherche et l’enseignement théologiques sont des éléments essentiels de la marche de l’Eglise et participent de ce caractère prophétique venant directement du Christ. Il y a toujours eu dans l’histoire cette tension entre le magistère qui essaie de garder l’institution, et qui est donc forcément conservateur, et l’élément prophétique.

APIC: La méfiance de Rome à l’égard de certains théologiens, on l’a vu récemment avec les théologiens Tissa Balasuria et de Anthony de Mello, n’est-elle pas aussi dictée par une certaine peur des autres?

Père Niclasse: Quand on condamne, on exprime une réaction de peur. Parce que le sentiment de peur nous déstabilise. On ne condamne pas simplement pour le plaisir de garder une institution dans sa pureté originelle, mais bien par peur. Et je m’étonne que Jean Paul II, qui a commencé son pontificat en disant « n’ayez crainte », finisse par donner l’impression d’avoir peur lui-même.

APIC: Mais l’Eglise ne peut pas se permettre d’avoir peur, et surtout pas avec le message évangélique qui est le sien?

Père Niclasse: C’est vrai, il n’y a pas à avoir peur. Faire confiance à l’homme ne veut pas dire permissivité… Dans le domaine du respect de la vie, de la personne, il y a le message de l’Evangile. La liberté n’est pas de pouvoir tout faire, mais de faire en sorte que l’autre vive mieux. Il y est des domaines où l’Eglise doit intervenir, mais il en est d’autres où elle doit se réjouir, comme celui de l’exercice de la liberté. Cette espèce de sécurisation par rapport àà la morale, provient d’une lecture à mon avis très littérale des Ecritures. Dans l’Eglise, on n’est pas encore sorti de ce système, d’une vérité un peu « matérialiste ». On tend à une sorte d’absolutisation sans se rendre compte qu’effectivement Dieu parle. Mais qu’il parle à travers les événements, à travers les personnes. Dieu n’écrit pas simplement sur une feuille de papier qu’il nous laisse et transmet. D’où cette nécessité, pour la théologie: faire appel à la pluridisciplinarité…

APIC: Et vous veillez à l’application de cette pluridisciplinarité, dans l’esprit de la spiritualité qui est la vôtre?

Père Niclasse: Elle est nécessaire comme ouverture à l’homme, parce que finalement c’est l’homme qui est le destinataire du message. On ne peut pas transmettre le message sans vraiment connaître l’homme qui en est le destinataire.

APIC: Vous venez de tenir votre Chapitre provincial. Quels en ont été les grands thèmes et les axes de discussion?

Père Niclasse: Des questions internes comme les vocations et l’iformation ont été débattues. Comment mieux discerner une vocation, redéfinir le cheminement dans la formation: l’enseignement philosophique est un peu déficient à la Faculté de théologie à Fribourg. On a donc insisté sur cet aspect des études. Dans la formation encore, comment faire en sorte que les jeunes, qui ont très souvent tendance à se réfugier hors du monde, puissent être envoyés à ce monde par la prédication?.

Ce Chapitre s’est aussi beaucoup penché sur la qualité de témoignage des communautés. Il est essentiel que ces dernières n’aient pas, en vieillissant un peu, la tentation du repli sur soi. Il y a là un effort d’accueil et d’ouverture à faire face à la diversité des cultures et des situations humaines. La mission a elle aussi fait l’objet d’une réflexion: quels milieux évangéliser? Les médias enfin, avec un effort vers les médias électroniques, vers Internet, avec un responsable qui assure, sur le web, une présence continue de la famille dominicaine de Suisse. Les défis? D’abord celui de la mal croyance, des nouveaux « déchristianisés ». Le défi aussi que pose une soif du religieux et du spirituel qui va dans tous les sens. Les gens ne sont pas moins croyants, ils le sont plus… mais se tournent vers toutes sortes de doctrines. (apic/pr)

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