APIC – Portrait
figure exceptionnelle et controversée de l’Eglise catholique en Israël
Son rêve: la création d’une chrétienté hébraïque
Jacques Berset, Agence APIC
Haïfa/Jérusalem, 6 août 1998 (APIC) Personnalité charismatique au destin exceptionnel, figure quelque peu controversée au sein de l’Eglise catholique en Terre Sainte, le Père Daniel Oswald Rufeisen n’est plus. Rescapé de la shoah, militant sioniste, polémiste de tempérament, le carmélite polonais d’origine juive vient de décéder à l’âge de 76 ans. Son but: créer une Eglise qui retrouve sa culture hébraïque.
Le Père Daniel a été enterré dimanche 9 août au cimetière catholique de Haïfa, où il était responsable, à la paroisse latine, au 80 de la Rue Hameginim, de l’Œuvre de Saint Jacques pour tous les catholiques hébraïques du Nord d’Israël.
Au Monastère de la Résurrection à Jérusalem, le Père Jean-Baptiste Gourion, président de l’Œuvre de Saint Jacques Apôtre et vicaire éépiscopal pour la communauté d’expression hébraïque, – à ce titre représentant de l’évêque pour le Père Daniel – qualifie le remuant religieux d’homme « extrêmement bon, qui accueillait et aidait beaucoup les gens à vivre ». « Personnalité très indépendante, c’était un ’demi-outsider’ qui est pourtant toujours resté au sein de l’Eglise catholique », a-t-il confié à l’APIC.
Le Père Daniel nous avait volontiers reçu dans sa paroisse Saint-Joseph, au pied du Mont Carmel. Installé depuis près de 40 ans dans sa nouvelle patrie, il était merveilleusement secondé dans son œuvre auprès des chrétiens hébraïques par Elisheva Hemker, son assistante pastorale depuis plus de trois décennies. D’origine allemande, elle était venue en Israël en 1962 pour une période. … d’un an et demi.
« La première chrétienté n’était ni romaine ni byzantine, mais juive »
Le religieux à la barbe blanche, quelque peu énigmatique, avait reconnu la précarité de sa situation: « Pour les chrétiens de Terre Sainte, qui forment une comunauté essentiellement palestinienne, un juif chrétien, en principe cela n’existe pas! » Quelque part, avait-il ajouté, « on a peur du but dernier de notre évolution: nous voulons restituer le catholicisme à l’Eglise en retrouvant une Eglise qui se sente à nouveau juive. La première chrétienté n’était ni romaine ni byzantine, mais juive! ».
Durant la dernière décennie, estime le Père Daniel, près de 250’000 personnes se sont installées en Israël, qui ne sont ni palestiniennes ni juives, et qui ont des difficultés à avoir un statut légal dans l’Etat hébreu. Etant non-juifs ou considérés comme tels, ils ne peuvent être enterrés dans les cimetières juifs et ne peuvent bénéficier de la citoyenneté accordée automatiquement en vertu de la Loi du Retour. Ce phénomène concerne avant tout la nouvelle ’ »aliyah » russe (l’immigration en Israël). Sans compter les familles clairement d’origine chrétienne, on trouve en effet parmi elle de nombreuses personnes issues de familles mixtes où la mère n’est pas juive, ou des juifs baptisés chrétiens. Ces immigrants sont des non-juifs au sens de la halakah, la loi juive. Sur près d’un million d’immigrants juifs arrivés durant la dernière décennie en provenance d’ex-Union soviétique, on estime qu’au moins 70’000 étaient baptisés chrétiens avant leur départ. Le Père Daniel espérait que certains d’entre eux formeraient la base d’une chrétienté hébraïque.
Pas de cimetière où enterrer les morts
En cas de décès des immigrants non juifs, tout le monde se retournait vers les cimetières chrétiens. Mais ils appartiennent à de petites communautés locales qui ne disposent que de peu de place. Etat donné l’afflux croissant de ces cas douloureux, les patriarches des différentes Eglises chrétiennes interpellèrent l’Etat israélien, afin qu’il prenne ses responsabilités face au ce problème de ses citoyens dépourvus de lieux de sépulture.
Dans les Eglises locales, essentiellement composées de fidèles arabes, personne ne connaissait ces immigrants, ne sachant même pas à quel rite ils appartiennent… Souvent les immigrés russes déclarés non-juifs ne savaient pas eux-mêmes s’ils étaient orthodoxes, catholiques, protestants ou arméniens. Il faut dire que l’athéisme militant de 7 décennies de pouvoir soviétique ont laissé des traces profondes qui marqueront encore durablement une diaspora russe largement privée d’identité et de culture religieuses.
Grâce à la lutte de personnalités comme le Père Daniel, qui n’a pas hésité à alerter l’opinion publique et à parler haut et fort, il existe désormais dans les cimetières juifs des sections pour les personnes au « judaïsme douteux ». L’Eglise entre-temps avait dû trouver des solutions pour enterrer ces immigrants baptisés, notamment en s’entendant avec des kibboutz. Daniel Rufeisen a ainsi pu enterrer près d’une centaine de personnes au kibboutz de Kfar Mazaryk, près de Saint-Jean d’Acre, qui dispose dans son cimetière d’une section pour les personnes au judaïsme incertain.
Militant sioniste converti au christianisme dans un couvent de Pologne
Cette ambiguïté de l’Etat hébreu, le Père Daniel l’a ressentie toute sa vie passée en Israël: né en 1922 dans une famille juive du village polonais de Zadziele, dans les Beskides, non loin de la frontière tchécoslovaque, ses parents ont vraisemblablement péri en 1942 à Auschwitz. C’est à cette époque qu’il se convertit au christianisme: « J’ai rencontré Jésus-Christ pendant la guerre, dans une situation très difficile pour moi. En ce temps-là, j’étais en Biélorussie, pas loin de Minsk. J’avais vécu auparavant dans un kibboutz à Vilna, dans l’actuelle Lituanie, où il y avait des kibboutzim préparatoires avant d’émigrer en Palestine… une sorte de noviciat. Je suis un vieux sioniste; j’étais engagé à l’époque dans le mouvement de jeunesse sioniste Akiva ».
Polonais parlant allemand, cachant son origine juive, il sert en Biélorussie occupée par les nazis comme interprète au chef de la police régionale de Mir, Siemion Serafimowicz, puis au Polizeimeister Reinhold Hein. Pour avoir averti les juifs du ghetto de Mir de leur prochaine liquidation, son double jeu est découvert par les nazis, mais il parvient à s’enfuir et se cache dans un couvent de sœurs polonaises.
Prêtre catholique, mais juif de cœur
C’est là qu’il se convertit au christianisme; une sœur le baptise, car il n’y avait plus de prêtres, beaucoup ayant été exécutés par les Allemands. Pour ne pas mettre en danger les religieuses, il rejoint les partisans dans la forêt, où il finit la guerre dans la résistance communiste. Rentré en Pologne tout de suite après la guerre, il entre au carmel en 1945. Il prononce ses vœux perpétuels en 1949, à l’âge de 27 ans, puis est ordonné prêtre en 1952. « J’avais le secret espoir d’être envoyé en Israël, où mon frère Arieh avait émigré. Car la relation avec mon peuple, du moins subjectivement, était restée la même. Je me sentais, spécialement en ce temps-là, appartenir au peuple juif ».
Quand les frontières de la Pologne communiste s’ouvrent en 1956, la moitié des 50’000 juifs polonais restant dans le pays émigrent. Nombreux sont ceux qui choisissent Israël comme nouvelle patrie. Parmi eux, de nombreuses familles mixtes, qui ont besoin d’un pasteur. L’occasion rêvée pour le Père Daniel, qui obtient finalement la permission d’émigrer en 1959. Sur place, cruelle déception: la Loi du Retour ne s’applique pas à son cas, et il lui est impossible d’obtenir la mention nationalité « juive » sur sa carte d’identité, parce qu’il s’est converti au christianisme. En 1962, le Ministère israélien de l’Intérieur ne lui reconnaît pas la citoyenneté parce qu’il n’est plus considéré comme juif. Malgré les pressions du gouvernement, qui craint que cette discrimination contre un juif baptisé chrétien éclate au grand jour, il porte son cas devant la Cour Suprême israélienne… qui lui donne tort.
Aujourd’hui encore, la Loi du Retour est toujours appliquée de la même manière, le cas Rufeisen ayant fait jurisprudence. Peu avant sa mort, le Père Daniel estimait toujours dans les colonnes du bimensuel « The Jerusalem Report » qu’en Israël, la nationalité devrait être séparée de la religion: « Il y a 6 millions d’Israéliens ici et un quart de million parmi eux sont rejetés. Ils ne sont pas dedans. Ils ne sont pas arabes, ils ne sont pas juifs et ils n’appartiennent à nulle part. Ils peuvent servir dans l’armée, mais pour ce qui concerne le Bureau des Statistiques, ils n’existent pas! » Le Père Daniel est mort avant d’avoir vu ses deux grands rêves réalisés: l’amélioration du statut de ces « gens qui n’appartiennent à nulle part » et le développement d’une « chrétienté hébraïque ». (apic/be)
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