Chanoine Simone Previte – Basilique de l’Abbaye de Saint-Maurice, VS
Nous avons beau être au début de l’Évangile selon Saint Marc, à cheval entre le 2e et le 3e chapitres, l’inauguration du ministère public de Jésus est d’emblée caractérisée par une impertinence telle qu’elle a déjà une saveur de mort imminente en raison des conspirations montées contre Jésus en vue de le faire périr.
L’audace de Jésus
Si on en arrive très vite à cette sévérité de jugement, c’est que très vite, aussi, Jésus s’est permis de rendre manifeste le changement de paradigme que sa vocation de Messie veut susciter.
Le changement de paradigme est tel que, aller jusqu’à prétendre que « le sabbat a été fait pour l’homme et non pas l’homme pour le sabbat » (Mc 2, 27) au point d’accompagner cet enseignement d’une attitude qui la corrobore par la matérialité du miracle opéré dans la synagogue et de la récolte des épis à travers les champs de blé, implique une réputation de blasphémateur méritée au sens de la loi juive.
L’impertinence de Jésus est d’autant plus probante qu’une main atrophiée n’installe pas celui qui doit assumer cette vulnérabilité dans un danger certain de mort au point d’être confronté à la nécessité absolue de le guérir ici et maintenant.
Même l’autorité de l’exemple de David et ses compagnons d’armes au temps du grand prêtre Abiatar ne suffit pas à contrebalancer l’audace de Jésus.
Le retour à l’institution du sabbat par le Divin Législateur dans le livre du Deutéronome nous permet de contempler la primordialité de Dieu dans la finalité même du sabbat : « en l’honneur du Seigneur ton Dieu » (Dt 5, 14). Si le sabbat sert à l’homme pour qu’il réactualise sa mémoire des merveilles accomplies par le Seigneur son Dieu (« C’est moi, le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait monter de la terre d’Égypte ! » (Ps 80, 11) reprenait le psalmiste), alors dans le commandement de son observance est inscrite la centralité de l’activité de Dieu que l’inactivité volontaire de l’homme vient exacerber.
Il n’y a pas de repos dans la vie de foi
Le bienheureux frère Christian de Chergé, empreint de spiritualité monastique bénédictine dont la devise invite à la prière et au travail (« Ora et Labora »), rappel qu’« il n’y a pas de repos dans la vie de foi, simplement parce qu’elle se situe d’emblée dans la grâce du 7e jour, du sabbat pascal … Si la liturgie prend une forme privilégiée le dimanche, c’est pour donner son élan d’adoration à toute la vie. Ici, le temps et l’éternité doivent signifier leur alliance . » (1)
En régime chrétien, avec le Christ ressuscité, le repos sabbatique est décalé au lendemain du sabbat pour faire mémoire du jour du Seigneur : huitième jour, jour 1 : jour d’éternité, suspendu hors du temps de notre fastidieuse et laborieuse humanitude pour entrer dans la contemplation de notre bienheureuse participation à la glorification du Christ : « Toujours nous portons, dans notre corps, la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre corps » (2 Co 4, 10).
Dans son Éloge spirituel du repos, le chanoine de l’Abbaye de Lagrasse Maximilien Le Fébure du Bus écrit : « oui, en vivant pleinement le dimanche, je transfigure ma semaine et prépare ››mon repos définitif dans la jouissance de Dieu au ciel’’ . » (2) Mais comment l’Évangile que l’Église nous donne à proclamer ce dimanche entre-t-il en résonnance avec cette dynamique ?
Avouons-le, comme chrétiens, on a très vite fait de prendre cet Évangile comme prétexte pour motiver et justifier nos propres écarts d’avec la loi de Dieu ou de l’Église : ne tombons pas dans le piège de nous contenter d’une casuistique d’occasions morales où j’ai le droit exceptionnellement de ne pas faire ceci, parce que … ou j’ai le droit exceptionnellement de faire cela, parce que … parce qu’au final le sabbat est fait pour l’homme et non pas l’inverse.
Les effets du mystère pascal dans nos vies
Quoique légitimement il nous amène à ce genre de conclusions, j’ose croire que cet Évangile nous invite à plus haut, plus noble que ça !
L’enjeu de l’Évangile de ce dimanche n’est pas tant de mettre en scène un Jésus obstinément contestataire par rapport à la loi de son peuple, mais bien plus de manifester les effets de son mystère pascal dans nos vies. L’affinité de cette péricope évangélique avec le thème de la mort amplifie cette tension autour du ministère salvifique de Jésus. Les épis de blé que les disciples sont autorisés à récolter dans les champs et les paroles de guérison que Jésus profère sur la main atrophiée sont le signe du Pain et de la Parole partagés à chaque Eucharistie, de laquelle l’Église se nourrit pour consommer son Alliance avec son Divin Maître.
Oui, Jésus, par sa Parole et ses sacrements, nous sauve. La disponibilité dont il nous rend capables et que nous lui offrons à l’occasion de ces célébrations mémorielles « hors du temps » manifestent le désir de voir se réaliser cette Alliance en nous, de sorte que le Seigneur nous comble vraiment de sa sainteté en faisant briller dans nos cœurs la lumière qui rayonne sur le visage du Christ (cf. 2 Co 4, 6).
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[1] Christian de Chergé, chapitre du mardi 21 décembre 1993, dans : Dieu pour tout jour. Chapitres de Père Christian de Chergé à la communauté de Tibhirine (1985-1996), Les Cahiers de Tibhirine (1bis), Montjoyer, 20062, p. 462.
[2] Maximilien Le Fébure du Bus, Éloge spirituel du repos, Artège, Paris, 2022, p. 84.
9e dimanche du temps ordinaire
Lectures bibliques : Deutéronome 5, 12-15 ; Psaume 80 ; 2 Corinthiens 4, 6-11 ; Marc 2, 23 – 3, 6