Un missionnaire belge accable le régime rwandais devant le Tribunal international d’Arusha

APIC Dossier

Terrible réquisitoire du Père Desouter contre le gouvernement

L’ONU et la communauté internationale bien égratignées

Arusha/Bruxelles, 30 juillet 1998 (APIC) Dans six pages de « témoignage à l’usage du Tribunal international d’Arusha », qui a spécialement pour mission de juger le génocide rwandais, le Père Serge Desouter, président du Comité des Instituts Missionnaires (CIM) en Belgique, accable le régime actuel de Kigali. Il estime que « le Rwanda glisse de plus en plus vers un régime mono-ethnique de terreur, dans lequel il devient quasiment impossible de trouver des témoins qui ont l’audace et le cran de témoigner à l’intérieur et encore moins à l’extérieur du pays ».

Le religieux belge, qui a oeuvré durant dix-huit ans (de 1968 à 1986) comme prêtre au Rwanda, a beaucoup étudié la vie culturelle, économique et sociale de la région des Grands Lacs africains. Il se dit aujourd’hui « particulièrement indigné par les mensonges, les intimidations, les vols et les pillages des biens d’autrui, les crimes contre l’humanité, les disparitions, les massacres et les assassinats que perpètre les gens au pouvoir à Kigali. Et cela sous le regard de la communauté internationale! ».

Trois périodes

Selon le président du Comité belge des Instituts Missionnaires, trois périodes sont à distinguer pour une évaluation correcte des événements tragiques de ces dix dernières années.

La guerre qui a débouché sur le génocide rwandais n’a pas commencé en 1994, souligne d’abord le Père Desouter. Une première période l’a précédée, durant laquelle « des milliers d’hommes et de femmes ont dû quitter leur région du nord du Rwanda (surtout en préfecture de Byumba) qui fut prétendument libérée par le Front Patriotique Rwandais (FPR). Des dizaines de milliers de villageois y ont été massacrés par la guérilla de Paul Kagame et ont disparu ».

Sur la base d’un millier de pages de témoignages, lettres, documents et publications diverses, l’ancien missionnaire belge affirme que « le FPR et son armée sont responsables de la mort de dizaines de milliers de civils innocents, de tortures et du déplacement d’un million et demi de personnes dès avant la reprise de la guerre en 1994, d’emprisonnements arbitraires et de la mise en place d’un régime sécuritaire fondé sur la terreur ». Les jeunes milices « Interahamwe » ne sont pas nées du hasard, ajoute le religieux membre de la Société des Pères Blancs d’Afrique.

Serge Desouter situe la deuxième période entre le 6 avril 1994 et la prise du pouvoir par le FPR, le 18 juillet 1994. Non seulement les massacres et tortures d’innocents ont continué, mais sur la base de correspondances privées, l’ancien missionnaire affirme que tout a été fait rapidement pour organiser le « sabotage de toute enquête cherchant à établir la vérité ». Dès le début de 1995, écrit-il à propos des nouveaux hommes forts du Rwanda, le régime a organisé des réunions sur les collines au cours desquelles la population fut menacée et sommée de dire, en cas d’enquête internationale, que ce sont les milices hutues et non le Front Patriotique Rwandais/l’Armée Patriotique Rwandaise qui ont commis les meurtres ».

L’obstruction systématique

Toujours selon le président du CIM, les nouvelles autorités rwandaises ont continué à organiser l’obstruction durant la troisième période, de 1994 jusqu’à ce jour, « notamment en faisant disparaître les charniers, en assassinant des témoins gênants, en organisant des disparitions inexpliquées et en intimidant les populations ». Pour rendre justice à toutes les victimes, souligne le Père Desouter, il serait sage de tirer parti de nombreux témoignages déjà publiés – y compris du rapport Gersony, qui fait état de 30’000 morts – et qui ont fait jusqu’ici l’objet d’un « véritable embargo au sein de l’ONU ».

Le Père Desouter n’ignore pas que des accusations ont été portées contre des missionnaires, dont le départ précipité du Rwanda a parfois été assimilé à un aveu de complicité génocidaire ne fût-ce que passive. Cependant, souligne le président du CIM, « il n’est pas étonnant que les thuriféraires du régime crient au départ des missionnaires » si les journaux de bord tenus par ces mêmes missionnaires sont « accablants » pour le nouveau régime et si les prêtres et les religieuses ne peuvent s’exprimer qu’avec la plus grande prudence par crainte de représailles.

Argument supplémentaire avancé par le Père Desouter: la même politique d’intimidation et de terreur a été pratiquée partout où l’armée du Rwanda a été à l’oeuvre, que ce soit à l’intérieur du pays ou chez ses voisins. Les enquêteurs de l’ONU sous la direction de Roberto Gerreton n’ont-ils pas été priés de quitter le Rwanda avant la fin juillet de cette année?

Crimes cachés

Parce que le régime actuel « craint d’être confronté à ses propres crimes », selon le Père Desouter, il a d’abord mené une politique soutenue d’intimidation dans le cadre de ses frontières. Le religieux en veut notamment pour preuves les pressions exercées contre deux journalistes, l’abbé André Sibomana et Joseph Habyarimana. Mais il y a bien d’autres témoignages accablants, qui font état de massacres d’enquêteurs de l’ONU, de missionnaires, de collaborateurs d’organisations non gouvernementales. Sans parler des rapports d’Amnesty International, de Human Rights Watch ou de la Ligue Internationale des Droits de l’Homme.

Le président du CIM continue à recevoir « des messages mentionnant des disparitions, des exécutions sommaires qualifiées d’actes isolées, la fermeture de camps de personnes déplacées, des assassinats non élucidés, des intimidations, des emprisonnements arbitraires ». Il cite le chiffre actuel de 150’000 prisonniers pour le pays, dont tous les lieux de détention sont loin d’être connus et accessibles.

En moins d’un an, des milliers de personnes ont été tuées au Rwanda pour « cacher » davantage les crimes anciens, soupçonne le religieux belge, qui déplore que les médias occidentaux aient fait si peu de cas des 8’000 civils « cyniquement » enfermés par l’armée dans les grottes de Kanama (préfecture de Gisenyi), et que la communauté internationale ait manqué de fermeté sur les massacres de 200 à 300 détenus à Kibeho, ou sur les blocages plus récents d’aide alimentaire aux populations de Gikongoro et du sud du Rwanda.

Alors que l’on attend toujours la création de la Commission juridique et constitutionnelle prévue par la Loi fondamentale (article 24 du protocole sur le partage du pouvoir), le Père Desouter constate que « le système judiciaire rwandais n’a jamais été aussi bas ». Non seulement la justice « n’arrive pas à fonctionner » depuis décembre 1996, mais des enfants de moins de sept ans, accusés de génocide, sont incarcérés, tandis que le Rwanda se dotait d’une loi fixant au 16 juillet 98, date butoir pour la régularisation des détentions préventives et sans recours opérées depuis 1994.

Liquidations de témoins

Dans les pays voisins – Tanzanie, Congo, Malawi, Burundi, « mais aussi et surtout dans la ville de Nairobi, au Kenya » -, beaucoup de réfugiés ont été massacrés ou ont disparu, poursuit le responsable du CIM. « De véritables commandos ont été envoyés pour liquider des personnes politiquement et judiciairement encombrantes et embarrassantes », écrit-il. Il tient en tout cas pour « écrasante » la responsabilité du nouveau régime du Rwanda dans les massacres des réfugiés hutus au Zaïre.

En dehors de l’Afrique, les témoins possibles continuent de subir des intimidations, tandis que le Père Desouter reproche à « une certaine presse occidentale » de continuer à « avaler la propagande de Kigali » et de traiter les réfugiés hutus suspectés d’avoir trempé dans le génocide de 1994 contre les Tutsis comme s’ils étaient d’emblée « coupables de génocide ou de crimes contre l’humanité ».

« Abus de génocide »

Pour le Père Desouter, il ne saurait être question de nier le génocide de 1994 contre les Tutsis. Néanmoins, il s’étonne que ce génocide soit devenu pour le pouvoir désormais en place à Kigali un « atout politique » destiné à faire « admettre par la communauté internationale ses propres violations du droit humanitaire et à légitimer une gestion dictatoriale ».

Aussi grave soit le génocide contre les Tutsis, il « ne peut être un prétexte pour ignorer ou pour minimiser les crimes et le génocide commis par le Front Patriotique Rwandais ou par l’Armée Patriotique Rwandaise » d’aujourd’hui, insiste l’ancien missionnaire belge.

Par son témoignage adressé au Tribunal international d’Arusha, le religieux espère encourager celui-ci à instruire davantage les faits et à poursuivre les coupables, quels qu’ils soient. Etant donné le régime actuel du Rwanda, « autoritaire et répressif », le Père Desouter invite le Tribunal à « tenir sérieusement compte du handicap que rencontrent des accusés et leurs défenseurs pour trouver des témoins à décharge ». (apic/cip/pr)

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