APIC – REPORTAGE
En Israël, toute pierre raconte au moins deux histoires
Sous Israël, la Palestine
Jacques Berset, Agence APIC
Haïfa/Jérusalem, 1er mai 1998 (APIC) « Dans ce pays, chaque pierre raconte au moins deux histoires, l’israélienne et la palestinienne », commente Elias Chacour dans un français impeccable. Arborant une fière barbe blanche, le Père Elias a le regard pénétrant. « La ’Naqba’, la tragédie de mon peuple ? Vous voulez vraiment comprendre ce qui nous est arrivé: allez donc visiter les ruines de mon village natal de Biram! ».
Fondateur du Collège du prophète Elie à Ibillin, entre Haïfa et Nazareth, « Abouna » Elias est une figure emblématique en Galilée. En raison de son combat pour la justice et la coexistence entre juifs, musulmans et chrétiens arabes en Israël, le prêtre catholique melkite a même été proposé plusieurs fois pour le Prix Nobel de la Paix. A ses yeux, le village chrétien maronite de Biram – qui a subi le même sort que son « jumeau », le village melkite d’Iqrit – illustre parfaitement ce qui s’est passé lors des événements de 1947/48, que les vainqueurs appellent la « guerre d’indépendance d’Israël » et que les vaincus appellent « la catastrophe » (al Naqba).
L’histoire d’une hospitalité bafouée
Biram et Iqrit font partie d’une longue liste de 400 localités arabes rayées de la carte par Israël, mais elles sont les seules à avoir gagné le droit au retour devant les tribunaux israéliens. Un droit qu’elles tentent de faire valoir en vain depuis 50 ans. En 1948, les pacifiques habitants de ces deux bourgades chrétiennes hébergent des soldats israéliens. L’ordre d’évacuation temporaire, accompagné d’une promesse écrite de prochain retour, tombe bientôt comme un couperet. La population s’abrite un temps sous les arbres ou dans des abris de fortune, avant de se rendre à l’évidence: l’armée l’a trompée. Par deux fois, en 1951 et en 1952, la Cour Suprême autorise les habitants de Biram à rentrer. En vain.
Les injonctions de la Cour Suprême n’y font rien: les 16 et 17 septembre 1953, le village est dynamité puis bombardé par l’aviation israélienne. Entre-temps, les terres ont été transférées au Ministère du Développement d’Israël. Elles sont actuellement cultivées, mais pas par leurs propriétaires légitimes. En Israël, les prétextes de sécurité sont souvent invoqués pour confisquer les terres arabes, aujourd’hui encore. A l’époque, la spoliation des terres des « absents » fut d’autant plus facile que les citoyens arabes d’Israël étaient soumis à un régime militaire d’exception draconien qui ne fut levé qu’en 1966.
La blessure de Biram reste vive au plus profond du cœur de ses habitants, qui en transmettent la mémoire à leurs enfants et petits enfants. « C’est l’histoire d’une hospitalité bafouée, nous dit le Père Chacour; nous avions reçu les Juifs à Biram comme des frères, parce que nous savions qu’ils avaient été atrocement persécutés par les nazis en Europe; notre village n’avait jamais participé aux combats israélo-arabes ». Les habitants dispersés de Biram viennent toujours enterrer leurs morts dans le cimetière du village, y célébrer baptêmes, mariages et enterrements dans l’église reconstruite mais ne peuvent y résider. « Comment se fait-il que n’importe quel Juif du monde entier, en vertu de la Loi du Retour votée en 1950, peut devenir citoyen israélien et s’installer à tout moment sur les terres de mon village, alors que l’on refuse toujours ce droit aux habitants de Biram, citoyens de l’Etat d’Israël depuis 50 ans », fulmine Abouna Elias.
Un village rayé de la carte
Inutile de chercher Biram sur les panneaux indicateurs le long de la frontière libanaise. Les routes qui zigzaguent entre les pittoresques collines de la Haute Galilée, d’où se détache le Mont Méron qui culmine à 1208m d’altitude, ne connaissent que Ba’ram. Biram n’existe plus sur les cartes israéliennes. Comme des centaines d’autres villages arabes d’avant 1948, il a été tout simplement rasé et le lieu débaptisé.
L’endroit est pourtant bien connu des touristes, puisque Ba’ram et les ruines de sa synagogue font partie aujourd’hui de l’un des 44 parcs nationaux d’Israël. Pour accéder au village détruit, il faut désormais payer l’entrée: « Parc national », nous dit le gardien. Pas question de payer un seul shekel: « Nous venons seulement visiter l’église, Biram est un village chrétien! », lance Nabil, qui nous guide sur ce lieu symbolique. Sentant la situation délicate, le gardien israélien n’insiste pas.
L’église fermée à clef porte des signes de vandalisme, la croix sculptée sur le porche a été martelée, de même que d’autres croix sur les linteaux de pierre qui émergent encore des ruines couvertes de végétation. L’explication du Père Chacour: des extrémistes juifs ont sévi à plusieurs reprises à Biram. L’église a été la cible de profanations, mais aussi le cimetière, où des croix ont été brisées.
De dangereux fanatiques juifs menacent la paix
Ce genre de fanatiques « religieux » – encouragés par des rabbins dévoyés – ont fourni le dangereux substrat qui a permis l’assassinat du Premier ministre Ithzak Rabin, caricaturé par eux en uniforme SS pour avoir serré la main à Yasser Arafat et signé les Accords d’Oslo. Un milieu qui a permis aussi le massacre du Tombeau des Patriarches à Hébron, où un colon juif, le docteur Baruch Goldstein, a tué 29 musulmans en prière dans la mosquée le 25 février 1994. Aujourd’hui, sa tombe à la colonie de Qyriat Arba est un mausolée où se recueillent des congénères animés des mêmes intentions.
Les adeptes de la « purification ethnique » au gouvernement ?
« Bibi » Netanyahu, l’actuel Premier ministre israélien, n’a jamais été très clair à l’égard des colons extrémistes déjà comme leader de l’opposition. Il continue de flirter avec les tendances opposées à tout prix à la paix. N’est-il pas en train de négocier l’entrée dans son gouvernement de membres du « Moledet », de Rehavam Ze’evi, un parti violemment raciste, qui a pour programme le « transfert » de tous les Arabes palestiniens du territoire du « Grand Israël ».
Sur le toit de ce qui devait être le presbytère de la paroisse maronite, contemplant les ruines du village, nous interpellons une touriste anglophone. Elle croit que les murs ruinés du village, noyés dans les ronces et les éboulis, appartiennent au site archéologique de la synagogue. Pas de raison d’en douter, puisque les panneaux ne font allusion qu’au témoignage de la présence juive en ces lieux. Suite à notre interpellation, l’ami israélien qui l’accompagne précise: « Les gens d’Iqrit et de Biram pourront bientôt rentrer chez eux, car ils s’étaient bien comportés à l’époque. Quant aux autres villages, qui menaçaient la sécurité d’Israël, c’est fini à jamais! »
Discriminations sous prétexte de « sécurité »
« Sécurité », le mot est lâché. Il justifie toutes les discriminations à l’égard de la population arabe locale, traitée comme une minorité sur sa propre terre. Pourquoi est-il nécessaire d’inscrire la nationalité « arabe » sur la carte d’identité ? Pourquoi les autorités inscrivent-elles la date du 15 du mois sur chaque permis de conduire des citoyens israéliens arabes, même s’il a été renouvelé à une autre date, sinon pour mieux les repérer ? Afin de permettre leur identification immédiate comme Arabes, un code distinctif a été apposé dans leur passeport israélien…
« Sécurité » encore, pour justifier que les subsides aux familles soient différents entre familles juives et non juives ? Le prétexte: les Arabes ne font pas de service militaire. Mais les étudiants juifs des écoles religieuses (yeshivas) n’en font pas non plus, tout en étant traités comme les autres Juifs. Tandis que druzes et bédouins servant dans Tsahal ont droit à des aides moindres… Les municipalités arabes les plus pauvres d’Israël – comme Nazareth – bénéficient de subventions étatiques de moitié inférieures (1’540 shekels par résident pour les villes arabes contre 2’910 pour les colonies et 2’100 pour les villes de développement juives). Impératifs de sécurité ou plutôt de discrimination structurelle ?
A Shefa Amr – Shefaram en hébreu -, ville arabe sur la route entre Haïfa et Nazareth, l’avocat Hassan Rafiq Jabareen nous tend le dernier rapport d’Adalah (Justice), un Centre de soutien et de conseil légal pour les citoyens arabes. Intitulé « Violations légales des droits des minorités arabes en Israël », ce rapport explosif a été présenté en mars dernier à Genève au Comité de l’ONU pour l’élimination de la discrimination raciale. Le directeur général d’Adalah précise que son organisation, formée de juristes arabes israéliens, emploie aussi des Juifs américains, mais pour le moment aucun Juif israélien.
« Depuis la fondation de l’Etat d’Israël jusqu’à 1993, affirme Me Jabareen, plus de 80% des terres appartenant aux arabes citoyens d’Israël ont été confisquées et placées à la disposition exclusive de l’Etat… Il s’agit de « judaïser » le plus possible des régions comme la Galilée et d’empêcher le développement de la minorité arabe. La Cour suprême israélienne refuse de voir la contradiction entre la volonté de créer un Etat juif pour les Juifs et la démocratie qui exige l’égalité des droits pour tous les citoyens ». Le rapport d’Adalah signale pas moins de 20 lois discriminatoires qui ont des effets négatifs sur les non-Juifs.
L’absence de Constitution est un obstacle
« Savez-vous que 38% des prisonniers dans les geôles israéliennes sont arabes, soit plus du double de leur représentation dans la population et que de l’autre côté, le pourcentage des étudiants arabes dans les universités israéliennes est de seulement 5,9% ? » Le journaliste qui nous interpelle est Ja’far Farah. Directeur du Lobby pour l’égalité des Arabes israéliens à la Knesseth, il travaille aussi à la TV israélienne et au journal israélien « Kolbo » à Haïfa. « On peut affirmer sans crainte d’être démenti par les faits qu’il y a une discrimination flagrante et systématique contre les Palestiniens citoyens d’Israël, à travers d’une part les lois et d’autre part les pratiques du gouvernement ».
Impossible par exemple, pour un Palestinien citoyen d’Israël, de trouver un « job high tech » dans l’électronique: « Raison de sécurité ». Il sera d’emblée suspecté de manquer de loyauté à l’égard de l’Etat. Même les druzes servant dans l’armée sont écartés des industries du complexe militaro-industriel. La Compagnie d’éélectricité gouvernementale ne compte que 5 Arabes parmi ses 13’000 collaborateurs, affirme encore Ja’far Farah. Il a alerté la Knesseth à ce propos: « La Compagnie d’électricité a engagé ces dernières années plus d’un millier de nouveaux immigrants juifs, même s’ils ne maîtrisent pas tous l’hébreu; bien qu’il y ait des Arabes israéliens plus compétents, elle préfère engager des immigrants juifs ».
Ces discriminations existent aussi dans le secteur privé. « Même pour travailler dans un restaurant, les offres d’emploi spécifient l’accomplissement du service militaire, uniquement pour écarter les non-Juifs ». Les discriminations pour les logements sont également très nettes. Des quartiers et des villes sont réservés aux Juifs, poursuit le journaliste arabe d’Haïfa. Il a lui-même été victime d’attitudes racistes. Des pubs exigent la présentation de la carte d’identité: comme elle spécifie « arabe », pas question d’entrer! Même s’il travaille pour une télévision israélienne, les autorités lui réservent un traitemnt différent dans l’exercice de son métier: « Ma vie serait bien plus facile si j’étais juif… »
Sur les 50’000 employés travaillant dans les agences et bureaux gouvernementaux, moins de 5% sont des Arabes, soit quatre fois moins que leur pourcentage dans la population globale, relève Adalah. Jamais aucun juge arabe n’a été nommé à la Cour suprême de justice. Pas étonnant dès lors que cette dernière n’hésite pas à défendre la « préférence nationale » en faveur des Juifs (Loi du Retour, accès à la nationalité, droits à la propriété foncière et immobilière, à l’éducation, avantages sociaux, etc.)
La Cour suprême israélienne ne trouve rien à redire à l’ »action affirmative » des autorités en faveur de la majorité juive, alors que de telles mesures devraient justement être prises en faveur des minorités pour combler les inégalités. Israël n’a pas de Constitution écrite qui pourrait garantir l’égalité de traitement de tous ses citoyens et aucun statut légal stipulant le droit à l’égalité pour la minorité arabe, affirme Adalah. « Il n’y a aucun jugement de la Cour suprême allant dans ce sens ».
Spoliation des biens des « absents »
Et Me Rafiq Jabareen de souligner qu’avant 1948, la communauté juive en Palestine ne possédait que 6 à 7% des terres, tandis qu’aujourd’hui, 93% des terres sont sous le contrôle direct de l’Etat israélien. La prise de contrôle de ces terres s’est faite par le biais de législations d’exception organisant la confiscation des biens arabes, notamment « The Absentees’ Property Law » prévoyant de confier les biens des « absents » (terres, comptes en banque, biens immobiliers) à un Conservateur de la propriété des absents. Les réfugiés palestiniens ont été déclarés « absents », même ceux qui avaient été déplacés de quelques kilomètres en zone juive.
Les « absents » citoyens israéliens peuvent toujours tenter de recouvrer leurs biens… il y a longtemps qu’ils ont été distribués aux nouveaux immigrants juifs, précise Me Jabareen. Selon des sources israéliennes citées par l’historien israélien Simha Flapan (Cf. Le Monde Diplomatique, décembre 1997), en 1952, Israël s’était déjà emparé de 73’000 pièces d’habitation dans des maisons abandonnées, 7’800 boutiques, ateliers et entrepôts, de 5 millions de livres palestiniennes sur des comptes en banque et de 300’000 hectares de terres.
Aujourd’hui encore, les confiscations continuent sous toutes sortes de prétextes. En aucun cas, il s’agit de biens en déshérence dont les propriétaires auraient disparu sans laisser de traces. La plupart, en Israël, dans la diaspora ou dans les camps de réfugiés, peuvent produire des titres de propriété. Des citoyens suisses d’origine palestinienne peuvent en faire autant. (apic/be)
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