Lucienne Bittar, de retour du Liban
«Au pire des bombardements sur les banlieues sud de Beyrouth, les drones israéliens survolaient constamment notre région. Cela tapait tout près parfois, sur des voitures transportant soi-disant des armes. Les élèves se précipitaient aux fenêtres pour regarder la fumée et commenter les événements, raconte une responsable éducative du Collège Notre-Dame de Jamhour. Certains avaient peur bien sûr, mais en même temps ils étaient déjà si habitués… C’était par contre la panique parmi le personnel qui compte des enfants scolarisés ailleurs.»
«Les explosions, le bruit, la fumée, c’est vraiment terrifiant, renchérit un jeune secrétaire. Les aviateurs israéliens jouaient encore plus avec nos nerfs en franchissant régulièrement les murs du son. La première fois, les élèves ont eu peur, mais il y en a eu tellement par la suite qu’ils applaudissaient et riaient à leur détonation, par bravade.»
Situé au sud-est de Beyrouth, à deux pas de Baabda et du Ministère de la défense, encadré de forêts et de villages, le Collège Notre-Dame de Jamhour jouit en temps normal d’une situation idyllique. Mais à la faveur de la guerre menée contre le Liban par Israël (contre le Hezbollah: selon la doxologie israélienne), l’insécurité s’est infiltrée entre les murs.
Au premier abord, rien ne l’indique. La journée débute par l’habituel ballet de cars scolaires venus de tous les alentours. Dans une des chapelles de l’enceinte, une trentaine d’élèves et de professeurs assistent à la messe célébrée quotidiennement par un prêtre jésuite avant le début des cours, «une bénédiction pour la journée», me lance une des femmes présentes.
Dans le couloir de la section dévolue aux élèves de seconde, port d’attache de cath.ch durant sa visite, une ruche bourdonnante s’active, avec les traditionnels bousculades, éclats de rires et interjections propres aux collégiens. Puis les élèves gagnent leurs classes, toutes pourvues de hublot depuis les scandaleuses révélations d’abus sexuels en Église, de façon à ce que tout s’y passe à la vue de tous…
Les élèves catholiques qui fréquentent ce collège où l’uniforme est obligatoire se préparent à passer le baccalauréat français. Ils sont issus de familles de classes moyennes ou supérieures. Au plus fort de la guerre, un bon nombre d’entre eux ont ainsi eu l’opportunité de se réfugier à l’étranger ou dans les montagnes du Mont Liban.
L’école a alors mis en place un enseignement hybride pour assurer les cours. «On avait des élèves en classe, d’autres ailleurs au Liban, à Chypre, en Suisse, à Paris… La professeure elle-même était parfois à l’étranger. C’était très compliqué», témoigne la préfète des secondes.
Certes, les élèves de ce collège sont des ›victimes indirectes’ de la guerre. Leur maison ou leur école n’a pas été détruite, leurs proches n’ont pas été blessés ou tués, ils n’en sont pas moins des victimes.
Dans la cour de récréation, cinq copines d’une douzaine d’années, racontent: «Tu es dans ton lit, tu es en paix et puis tu entends un grand boom. On ne savait pas à quel moment cela allait tomber. Ça faisait trop peur! Le plus dur, c’était de voir les gens mourir. On voyait les images à la télé et quand on passait sur la route, on voyait la fumée. On savait que beaucoup de gens étaient obligés de quitter leurs maisons et étaient sur la route.»
Les adolescentes disent se sentir en sécurité depuis le cessez-le feu décrété le 27 novembre 2024 par le Hezbollah et Israël… quoique «pas complètement». La suite des événements confortera cette défiance. Les frappes du 28 mars 2025 tombées tout près de deux écoles du Hadath, un quartier chiite densément peuplé au sud de Beyrouth et situé non loin à vol d’oiseau du Collège Jamhour, activeront les traumatismes à répétition de la guerre.
Un peu plus tard dans la journée, une trentaine d’élèves âgés de 15 ans (avec qui cath.ch a eu l’opportunité de discuter pendant une heure) expriment ce même vacillement émotionnel entre espoirs et craintes. Un processus qui a marqué avant eux leurs parents et leurs grands-parents durant la guerre civile (le Collège Jamhour a subi cinq destructions entre 1975 et 1990). La capacité des Libanais à aller de l’avant malgré tout est souvent qualifiée de ›résiliente’.
Au fond de la classe, une jeune fille lance avec fermeté: «On a été trop touché par ce qui s’est passé. On est prêt à changer le futur du pays, pour ne pas tomber dans les mêmes erreurs.» Qui veut quitter le Liban, pour étudier en paix, et qui veut rester? La classe se scinde en deux, un score symptomatique du tiraillement qui habite de plus en plus de Libanais.
«Mon père travaillait souvent à l’étranger. Avec la guerre et les risques de bombardement de l’aéroport de Beyrouth, qui a été fermé un temps, il a dû choisir entre partir et nous laisser, nous sa famille, ou rester avec nous au Liban et perdre son travail, témoigne un garçon. On a décidé de ne pas se séparer, que la priorité était la famille. Ma mère a déjà vécu ça durant la guerre civile. Elle a été séparée de ses parents pendant quelques années. Elle ne voulait pas de ça pour nous.»
Un autre facteur de stress, parmi les pires de la guerre, revient comme un leitmotiv: celui du bruit des combats. Soumis à ce régime non naturel, le corps se tend et s’épuise, et l’esprit reste en état d’alerte. Le silence se fait inquiétant, annonciateur d’un danger imminent.
«Le bruit des drones et des frappes me rappelait constamment qu’à côté de nous il y avait la guerre. Je dormais mal à cause des bombardements la nuit, et j’arrivais fatiguée à l’école, explique une jeune fille. Bien sûr, j’essayais de continuer à venir, car c’est important l’éducation.» «On ne pouvait pas se changer les idées, précise un autre élève, car c’était dangereux de sortir. On restait chez nous, devant les news, sans pouvoir penser à autre chose. C’était un stress continu. On avait toujours cette question en tête: ›qu’est-ce qui va arriver demain?’»
La solidarité, une des valeurs éducatives et spirituelles défendues par le Collège, a pris un relief particulier avec de tels drames. Plus largement, elle a conduit bien des habitants à accueillir avec générosité les déplacés du sud. La guerre, affirment aussi certains Libanais, a réveillé leur sentiment d’appartenance à une seule nation. Pour d’autres, au contraire, le fait qu’Israël ne cible que les combattants du Hezbollah a relancé les divisions entre chiites et chrétiens.
La surveillance constante de la population libanaise par les drones israéliens s’est révélé être un outil de guerre psychologique efficace, freinant les élans de solidarité. Si les femmes et les enfants déplacés ont étaient bien accueillis, cela n’a pas été le cas pour les hommes. La crainte qu’ils ne soient étiquetés ›combattants du Hezbollah’ par les services israéliens et que leur lieu d’asile ne soit ciblé a été dissuasive.
Durant l’échange avec des collégiens de Jamhour, cette réalité sera aussi soulignée. «Quand on marchait dans les rues, on voyait tous ces gens venus du sud, des enfants qui vivaient sur des tapis. C’était horrible à voir. Certains Libanais de mon quartier pourtant ne voulaient pas des déplacés. Ils ont signé une pétition et ont contacté le propriétaire de l’appartement pour les déloger car ils avaient peur que leur immeuble ne soit bombardé à cause d’eux.»
Une autre main se lève. La phrase gicle: «Les préjugés persistent, il y a toujours cette haine ancrée qui passe de génération en génération.»
Témoignages touchants et rires s’entrechoquent, remèdes miracles pour relâcher les tensions. «La guerre a révélé ce qu’il y a de plus beau chez nos élèves, leur folle envie de vivre: celle-ci même qui refoule la tragédie et met en exergue la joie, le partage et l’amitié», peut-on lire dans l’éditorial de mars de Nous du Collège, la revue de l’école. «Les projets, les fêtes, les manifestations de vie ont déferlé dès l’annonce du cessez-le-feu.»
Un optimisme affiché plus discrètement par les élèves, même si ce jour-là ils évoquent spontanément la guerre au passé. Retrouver une vie normale n’est en effet pas si simple. «Certaines personnes voulaient oublier la guerre et ouvrir une nouvelle page, mais peut-être trop rapidement comparé à d’autres qui, elles, avaient perdu leur maison et étaient toujours choquées», remarque une jeune fille. Comme l’énonce avec poésie le Nous du Collège, «au Liban, chaque seconde de joie est arrachée à la tragédie et s’apparente à un instant d’éternité». (cath.ch/lb)
Le Collège Notre-Dame de Jamhour
Édifié sur 260’00 mètres carrés, sur la colline de Jamhour, le Collège a été créé en 1953 par les Pères jésuites de la Province du Proche-Orient et il est toujours dirigé par eux. Depuis deux ans, sa direction est confiée au Père polonais Marek Cieślik.
Cet établissement privé qui suit l’enseignement français est prisé par les familles catholiques. Il est constitué de deux écoles séparées, une primaire et une secondaire. Le Grand Collège compte à lui seul plus de 3000 élèves et près de 80 classes. Une véritable fourmilière qui demande pour bien fonctionner beaucoup d’organisation et de discipline. Le Collège est donc aussi un important pourvoyeur d’emplois, avec 500 employés environ, dont douze prêtres et quatre religieuses, 270 professeurs et éducateurs et 75 chauffeurs d’autocars!
La formation religieuse et spirituelle y est de mise. À l’occasion des 50 ans du Collège en 2023, le Père Daccache sj, directeur de l’époque, avait rappelé les maîtres-mots de son programme éducatif inspiré de la spiritualité ignacienne: ‘Croire, savoir, servir’. L’accent y est mis tant sur la formation humaniste et scientifique, que sur l’éducation à la citoyenneté et au service social ou sur la formation religieuse.
Le Collège fait partie du ‘Réseau Notre-Dame de Jamhour’ qui regroupe cinq établissements jésuites du Liban et six non jésuites, comme l’École nationale maronite à Baalbek ou le Collège des religieuses du Bon Pasteur à Hammana. LB
Renforcer le bac libanais pour consolider le sentiment national
Pour José Jamouri, ancien journaliste et ancien professeur de français au Collège Notre-Dame de Jamhour, la reconstruction d’une identité nationale libanaise passerait notamment par une refonte du baccalauréat libanais.
Signé en 1943 par la France et le Liban, un protocole assurait la reconnaissance mutuelle de leurs diplômes, rappelle-t-il. Mais durant la guerre civile, du fait de fraudes durant les épreuves, le bac libanais a perdu de sa crédibilité. Le diplôme n’est plus reconnu à l’étranger. Les bacs français et international ont pris le dessus dans les collèges privés, accentuant le clivage entre la jeunesse chrétienne et la jeunesse musulmane. Celle-ci, dans sa majorité, recoure à l’école publique et suit donc le seul programme libanais.
En plus, note-t-il, l’histoire nationale est peu abordée dans les écoles qui suivent l’enseignement français et l’arabe y est perçu comme ›une seconde langue’. Cette méconnaissance de l’autre freine la consolidation du Liban en tant que nation, déplore-t-il. LB
Lucienne Bittar
Portail catholique suisse
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