Antonio Spadaro: François a soutenu la proximité de l’Église avec le monde

Le conclave, lors duquel les cardinaux éliront le futur pape, débutera le 7 mai 2025. Que fera le prochain pontife? S’inscrira-t-il dans la ligne de François? Pour le jésuite Antonio Spadaro, sous-secrétaire du dicastère pour la Culture et l’éducation, membre du cercle rapproché du pape défunt, cette question est un non-sens.

Le pape François vous avait accordé sa confiance. Vous avez d’ailleurs réalisé, le 19 août 2023, la première interview de son pontificat en tant que directeur de La Civiltà Cattolica. Craigniez-vous une dissipation de son héritage, que les réformes qu’il a entreprises soient remises en cause?
Antonio Spadaro: Les funérailles de François ont montré que son pontificat poursuit sa dynamique. Le futur pape, bien sûr, sera le successeur de Pierre et non de François, comme certains se sont empressés de rappeler, mais il est aussi vrai que tout pontife prend le relais de son prédécesseur. François lui-même a repris le brouillon de ce qui aurait dû être une encyclique de Benoît XVI, son prédécesseur, et il l’a complétée en la faisant sienne (Lumen Fidei, « Lumière de la foi », 2013, ndlr).

Cela dit, conversions spirituelle, pastorale et structurelle sont allés de pair durant le pontificat de François. Ceux qui cherchent à les opposer n’ont visiblement pas compris son fondement, son cœur. Si son pontificat n’avait été guidé que par un projet idéal, fruit de ses propres désirs, même bons, il n’aurait été que le marqueur d’une «idéologie du changement» supplémentaire.

On dit souvent pourtant que son programme était déjà contenu dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium («La joie de l’Évangile») de 2013.
Parler du «programme» du pape François n’a pas beaucoup de sens pour moi. Il n’avait pas d’idées toutes faites à plaquer sur la réalité, ni de plan idéologique de réformes à appliquer. Il n’a pas hésité à dire, dans son homélie de la Pentecôte 2020, à propos de l’expérience du Cénacle, « les Apôtres n’avaient pas de stratégie, de plan pastoral (…) Ils partent. Sans préparation, ils sortent.»

François a toujours considéré l’Église comme une institution, mais il a toujours affirmé qu’elle procède de l’Esprit saint qui «provoque le désordre avec les charismes» mais qui, «dans ce désordre, crée l’harmonie». Pour Bergoglio, l’institution ecclésiale n’a donc jamais été un monolithe. De ce désordre apparent, dû à la diversité et à tous les contrastes que l’on connaît, surgit l’harmonie.

François voulait donc prémunir l’Église de tout enfermement ecclésial. Il a maintenu dans sa gouvernance la tension dialectique entre l’esprit et l’institution, qui ne se nient et ne coïncident jamais. L’Église est «un peuple pèlerin et évangélisateur, qui transcende toujours toute expression institutionnelle nécessaire», écrivait-il lucidement.

Cette vision de la mission implique que le pasteur soit pleinement inséré dans le peuple de Dieu. C’est nécessaire pour comprendre ce qui se passe et décider de ce qu’il faut faire. Je pense, par exemple, à ce qui s’est passé au Chili. Dans sa lettre du 8 avril 2018 adressée aux évêques du Chili, suite au rapport remis par Mgr Charles Scicluna sur les abus du clergé, François écrit: «En ce qui me concerne, je reconnais, et je veux que vous le transmettiez fidèlement, que j’ai commis de graves erreurs d’évaluation et de perception de la situation, en particulier à cause d’un manque d’informations véridiques et équilibrées. Dès à présent, je présente mes excuses à tous ceux que j’ai offensés et j’espère pouvoir le faire personnellement, dans les semaines à venir, lors des rencontres que j’aurai avec les représentants des personnes que j’ai interviewées.»

Il ressort clairement de ces propos que ce n’est qu’en «s’immergeant» dans le peuple et ses souffrances que le pape a pris conscience des faits. Les idées toutes faites ne sont d’aucune utilité et les informations reçues ne sont pas toujours équilibrées et véridiques. Seules la rencontre et l’immersion permettent une gouvernance avisée.

Vous êtes jésuite. Faites-vous allusion à la notion de discernement si chère au pape François?
Tout à fait. Cette façon de procéder s’appelle le «discernement». Elle consiste à agir en recherchant et en comprenant la volonté de Dieu dans l’histoire. Sa matière première est l’écho que la réalité renvoie dans notre espace intérieur. Et cet écho pousse à trouver Dieu partout, pas seulement dans des périmètres prédéterminés, bien définis, clôturés et «géolocalisés».

Le discernement ne porte donc jamais sur les idées, même réformatrices, car la réalité dépasse les idées. Toute action, toute décision doit donc être accompagnée d’une relecture attentive de l’expérience.

Pour François, il a toujours été essentiel de discerner quel l’esprit – bon ou mauvais – anime tout projet de réforme. Pas seulement ce qui était proposé, mais aussi la manière, le langage avec lequel cette proposition s’exprimait. La médiation de l’Esprit était fondamentale pour lui. Il voyait, par exemple, le Synode comme le lieu par excellence de «l’exercice spirituel» de la gouvernance. Sa finesse à cet égard était mystique.

Peut-on dire que François a placé la réalité de l’expérience chrétienne avant toute considération d’ordre théologique?
Le principe qui résumait sa vision était cette devise ignatienne: «Ne pas être contraint par le plus grand, et se laisser pourtant contenir par le plus petit, voilà qui est divin». La conversion peut se réaliser dans le plus petit geste, dans le plus petit pas, dans la rencontre avec une personne, par exemple, ou dans l’attention à une situation de besoin singulière.

C’est la raison pour laquelle François ne s’est pas adressé uniquement aux autorités, aux gouvernants, mais très souvent aux victimes de situations difficiles, d’exploitation ou d’abus directement. Il s’est adressé aux petits, aux derniers, aux laissés-pour-compte, car il était convaincu que la situation concrète porte en elle le germe de la conversion évangélique.

De la même manière, son magistère n’est pas contenu uniquement dans ses encycliques. Une note dans un document pouvait avoir pour lui plus de valeur qu’un paragraphe entier. Une homélie à la maison Sainte-Marthe être plus importante qu’un discours officiel. La densité théologique du magistère de François ne respectait pas les «formes» prescrites, mais s’adaptait aux temps et aux moments.

Une de ses images pour désigner l’Église était d’ailleurs celle d’un hôpital de campagne…
Oui, et qu’il a énoncée dès le début de son pontificat. Vous avez mentionné l’interview qu’il m’avait accordée en 2013. Il y avait exprimé le critère spirituel qui a guidé tout son pontificat: «Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Église aujourd’hui, c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol et si son taux de sucre est trop haut! Nous devons commencer par soigner ses blessures. Ensuite, nous pourrons aborder le reste. »

Pour moi, c’est cela le témoignage de François qui sera remis entre les mains du prochain successeur de Pierre. (cath.ch/lb)

Lucienne Bittar

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/antonio-spadaro-francois-a-soutenu-la-proximite-de-leglise-avec-le-monde/