Pour le jésuite François Euvé, le christianisme doit réinvestir l’espace public

L’Évangile reste une boussole sûre pour le monde occidental. Mais comment faire entendre sa voix là où «le christianisme ne constitue plus la référence majeure»? Loin des tentations de replis identitaires, le jésuite français François Euvé plaide, dans son dernier livre, pour un renforcement du dialogue avec l’autre et pour une Église capable de débat interne et/ou avec la société.

De passage à Genève pour le festival Il est une foi, le Père François Euvé sj s’est entretenu avec cath.ch. Physicien de formation, professeur émérite de théologie fondamentale aux Facultés Loyola de Paris, il explique accorder une grande importance à l’apostolat culturel. N’est-il pas rédacteur en chef depuis 2013 de la revue française Études, dont l’ambition est d’éclairer la réflexion sur les enjeux du monde actuel, aussi bien dans le champ religieux que dans le champ profane?

Lucide, il évoque dans son dernier livre Quel avenir pour le christianisme? (Salvator), qu’il s’apprête à présenter à Genève, la fin de la chrétienté en Occident, à ne pas confondre avec celle du christianisme, dont nous ne connaissons pas encore les nouveaux traits.

Il y a 1700 ans, le concile œcuménique de Nicée fixait les critères qui définissent un chrétien, comme l’adhésion au Credo. Mais combien de chrétiens peuvent-ils le réciter sans autre? Combien comprennent-ils l’affirmation d’un Dieu trinitaire?
François Euvé: Le texte du Credo, définitivement fixé au concile de Constantinople en 360, est très élaboré sur le plan théologique. On dit par exemple que le Fils est «consubstantiel» au Père. Or on disait autrefois «de même nature que le Père». La différence est subtile! Pendant des siècles, les chrétiens l’ont récité en latin. Qu’en comprenaient-ils? Difficile de le savoir.

Aujourd’hui on récite plutôt le «symbole des apôtres», plus court et peut-être un peu plus simple à comprendre. C’est celui que l’on utilise lors des baptêmes. Mais même là, je crains que de nombreux chrétiens ne comprennent pas tout ce qu’ils disent… Ils font confiance à l’Église qui depuis près de 2000 ans considère ce texte comme une référence!

Le catholicisme serait-il devenu une religion trop conceptuelle, éloignée de la simplicité exigeante de l’Évangile? Vous défendez d’ailleurs, à la suite de feu le pape François, «un christianisme qui vit de son autre».
Il faut toujours revenir à l’Évangile, car tout part de là. Un chrétien est celui qui a une relation personnelle avec Jésus-Christ, cette personne dont il est question dans l’Évangile. La première confession chrétienne proclamait que Jésus est «ressuscité des morts». Cela veut dire que la vie est plus forte que la mort malgré les apparences.

Les réflexions théologiques sont venues après, pour répondre aux questions que se sont posé les premiers chrétiens: quelle est la relation entre Jésus et Dieu? quel est cet «Esprit saint» dont il est question à plusieurs reprises? Petit à petit des formulations se sont élaborées. Il y a eu de nombreux débats, mais les conciles ont permis d’atteindre un certain consensus.

Avec la sécularisation et l’ouverture de nos espaces à d’autres religions, l’Église n’est plus en position dominante en Occident. Faut-il s’en alarmer?
La période de la chrétienté est effectivement derrière nous. C’était l’époque où nos sociétés étaient structurées par le christianisme. Le baptême à la naissance était quasiment automatique, les fêtes chrétiennes rythmaient la société et on ne travaillait pas le dimanche, la morale chrétienne était partagée par tous. Le divorce, par exemple, a été interdit en France jusqu’en 1884.

On ne reviendra pas en arrière. La communauté chrétienne est désormais minoritaire dans une société pluraliste, mais cela ne veut pas dire que le christianisme n’a rien à apporter à la société! Les chrétiens peuvent être des témoins de la fraternité. Ils peuvent montrer qu’elle est possible. La parole et les gestes du pape François en ce sens ont d’ailleurs été bien accueillis dans l’ensemble.

Redécouvrir le christianisme, ce serait retrouver les valeurs humanistes qui ont façonné notre monde depuis la Seconde Guerre mondiale? Christianisme et Humanisme sont-ils des mots interchangeables?
On ne peut pas comprendre l’humanisme européen si on ne le relie pas à l’influence chrétienne. Les notions, bien connues en France, de liberté, d’égalité et de fraternité ne sont pas incompatibles avec le christianisme, bien au contraire! Les oppositions entre les régimes politiques et l’Église catholique ont des causes plus politiques, de l’ordre de conflits de pouvoir, que proprement religieuses.

À bien des égards, le christianisme est un humanisme, au sens où il accorde une grande importance à la personne humaine. Il défend une fraternité universelle, comme l’a fait le pape François. Mais il le fait au nom de la référence à un Dieu «père». Peut-il y avoir un humanisme sans transcendance? On peut se poser la question.

« On ne peut pas comprendre l’humanisme européen si on ne le relie pas à l’influence chrétienne. »

Le christianisme croit en l’Homme, mais il l’invite aussi à ne pas se laisser enfermer en lui-même, à rejeter une tendance spontanée à l’égocentrisme. C’est un humanisme paradoxal puisqu’il peut conduire au sacrifice de soi.

Vous appartenez à un ordre religieux qui a fait de l’éducation l’un des fers de lance de l’évangélisation. Un renforcement de l’enseignement religieux est-il envisageable dans nos sociétés laïques?
Certainement, et c’est surtout vrai pour le christianisme qui, qu’on le veuille ou non, a joué un rôle important dans l’histoire européenne et dans la formation de sa culture. En plus, il est possible de faire un enseignement «laïc» du fait religieux. Connaître le christianisme, mais aussi les autres grandes traditions religieuses comme le judaïsme et l’islam, n’est pas nécessairement adhérer à leurs principes.

Cette compréhension est d’autant plus importante que les religions jouent un rôle significatif (et parfois problématique) dans la vie du monde. On le voit bien sûr dans les pays musulmans, mais aussi en Inde, en Russie, sans oublier les États-Unis. Connaître de manière objective l’histoire des religions permet d’acquérir un regard critique, y compris sur sa propre tradition). Cela évite le fondamentalisme, qui me semble être la grande menace aujourd’hui.

Les remises en question actuelles de l’autorité des sciences, des médias, des religions, des politiques indiquent que la démocratie ne résout pas tout. En quoi la redécouverte des traditions chrétiennes serait une bonne chose?
Nous sommes de plus en plus confrontés à des questions de «sens» qui dépassent les débats démocratiques dont les critères relèvent plutôt de l’utilité sociale. Prenons l’exemple de l’écologie: notre avenir paraît menaçant, une catastrophe majeure est possible. La parole chrétienne ne donne pas de réponses techniques sur ce qu’il faudrait faire, mais elle peut soutenir une espérance que rien n’est jamais perdu parce que Dieu n’abandonne pas sa création.

Un des concepts phares sur lesquels se construisent nos sociétés est celui de genres. Chrétiens et non chrétiens semblent d’accord sur un point: cela contredit l’anthropologie chrétienne et les traditions patriarcales du christianisme qui en sont issues. Cette ligne de fracture est-elle dépassable?
Le débat autour de la notion de «genre» est intéressant. Il faut reconnaître que la culture biblique est patriarcale, comme de nombreuses cultures antiques. Mais il me semble que l’Évangile marque une différence: Jésus intègre des femmes dans sa suite. Même si les douze apôtres sont tous des hommes, saint Paul n’hésite pas à écrire qu’en Christ, il n’y a «ni masculin ni féminin». Il s’agit donc de débusquer les préjugés, puis de montrer comment l’égalité parfaite est aussi proclamée d’emblée dans l’Évangile. (cath.ch/lb)

›Un auteur, un livre’ avec François Euvé
Prochain invité de ›Un auteur un livre’, le jésuite français François Euvé présentera son livre: Quel avenir pour le christianisme? (Salvator 2023), samedi 17 mai, à 11h, à Genève, à l’Espace Madeleine, rue de la Madeleine 15.
La rencontre sera animée par Monique Desthieux et le pasteur Alexandre Winter. LB

Lucienne Bittar

Portail catholique suisse

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