APIC Interview
Quand on coupe la forêt, l’homme se dessèche
Maurice Page, Agence APIC
Fribourg, 9 décembre 1999 (APIC) L’écologiste bâlois Bruno Manser s’est largement fait connaître par ses actions spectaculaires contre la destruction de la forêt pluviale sur l’île de Bornéo. Son but: permettre au peuple Penan de préserver ses moyens d’existence. Son combat est double. Sur place: défendre les droits des indigènes face aux sociétés d’exploitation forestière; en Europe: s’opposer au commerce du bois exotique et exiger au moins une déclaration obligatoire de provenance. Rencontre.
Auteur de plusieurs livres illustrés consacrés au mode de vie des Penans, éditeur d’une revue d’information plurilingue, Bruno Manser est un homme de conviction qui n’hésite pas à interpeller un Occident recroquevillé dans son confort. Sorte de prophète des temps modernes, il défend la non-violence et la primauté de l’être sur l’avoir qu’il a découvertes chez les peuples pour qui la forêt est le tout. « Les cafards aiment leur vie comme nous, les êtres humains, aimons la nôtre », dit un poème penan.
Les Penans vivent dans l’Etat du Sarawak dans le Nord-Est de l’île de Bornéo, qui appartient à la Malaisie Ils sont aujourd’hui environ 9’000 mais seuls 250 d’entre eux sont encore entièrement nomades. Depuis 20 ans, les exploitants forestiers ont détruit 70% de la forêt pluviale du Sarawak. Anéantissant ainsi le milieu de vie des peuples indigènes, la forêt, qui leur fournit leur nourriture quotidienne.
APIC: Votre découverte de la forêt pluviale et des Penans de Bornéo découlait au départ d’une quête existentielle ?
B.M.: A l’âge de trente ans, après avoir passé le baccalauréat et pratiqué divers métiers, j’ai éprouvé le désir de connaître un peuple qui vivait sa propre culture de manière autarcique et sans argent. J’ai commencé à chercher jusqu’à ce qu’une voix intérieure me conduise vers les Penans de Bornéo. En 1984, je suis parti avec un sac à dos, une boussole, un hamac, un couteau, du shampooing et du birchermüesli. Je voulais rester trois ans, mais finalement mon séjour a duré six ans.
Pendant mes années dans la jungle, j’ai utilisé tout ce que les indigènes emploient; pêché avec le filet à lancer; chassé les oiseaux et les bêtes sauvages avec les chiens, le javelot, le fusil, la sarbacane et les fléchettes empoisonnées. J’ai mis cinq ans pour être capable de survivre dans la jungle et j’ai appris à apprêter le sago, la nourriture de base des Penans.
Il a fallu néanmoins me décider à quitter le pays. Diverses organisations et les Penans eux-mêmes m’ont demandé de faire quelque chose pour eux à l’extérieur, c’est ainsi que ma résistance pacifique a commencé.
APIC: Vous gardez la nostalgie de la jungle et vous affirmez volontiers avoir vécu six ans au paradis.
B.M.: Un mythe raconte que la déesse du paradis appelle les Penans à venir manger toute la nourriture qu’elle a préparée avant qu’elle ne se gâte. Mais aucun des Penans ne veut aller au paradis, parce que chacun aime sa vie. Aucun Penan ne veut mourir pour aller au paradis. Avec les Penans, j’ai moi-même vraiment vécu au paradis. Ils m’ont prouvé que l’on peut vivre le paradis dans le présent. Pendant six ans, je n’ai pas vu une seule fois deux Penans se battre, ni même s’insulter. Je n’ai même jamais vu quelqu’un, femme ou homme, être interrompu pendant qu’il parlait. Les Penans ne connaissent pas de hiérarchie, et ne connaissent pas la violence. Pour moins c’est la meilleure preuve de leur profonde spiritualité.
APIC : Abattre les arbres et exploiter la forêt signifie donc détruire tout un mode de vie?
B.M.: Voir les feuilles vertes de la forêt, c’est comme respirer. Quand on coupe cette forêt, les branches sèchent, les fleurs se fanent et l’homme commence à souffrir. Telle est de manière très simplifiée la spiritualité des Penans par rapport à leur milieu de vie. Il faut devenir ce que l’on voit. Cette vision du monde est somme toute assez proche de la règle d’or connue en Occident et dans le christianisme. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Pour vivre cette spiritualité, il faut mettre en éveil les sens, les yeux, les oreilles, le nez, le toucher. Les Penans n’ont qu’une seule expression pour dire la terre et la forêt. Dans leur tradition, il n’y a rien d’autre que la forêt.
APIC: Votre lutte n’est donc pas seulement écologique, mais aussi spirituelle et culturelle.
B.M.: En Occident, on sépare culture, spiritualité et économie. De telles distinctions n’existent pas chez les peuples animistes où toutes les choses sont liées entre elles. On ne peut pas ainsi séparer la personne de la forêt ou de la terre. Pour les Penans, la forêt, c’est tout. Lieu de vie, de cueillette et de chasse. Le poison dont sont enduites les fléchettes tirées par la sarbacane est fabriqué à partir de la sève d’un arbre. La légende veut que cet arbre soit une très belle femme désirée par tous les hommes. Incapable de se décider pour l’un d’entre eux, elle s’est mise sur la tête, ses cheveux sont devenus des racines, et le poison est le lait de ses seins avec lequel elle nourrit en fait toute la société. Car sans poison, pas de chasse et pas de nourriture. On voit donc bien que tout est lié.
Les Penans mangent tous les animaux de la forêt, surtout les singes, mais ne tuent jamais un animal à qui on a une fois donné à manger. Ce qui est très significatif.
APIC: La survie des peuples de la forêt est menacée non seulement par la destruction de leur milieu vital mais aussi par l’arrivée massive des technologies et des modes de vie occidentaux.
B.M.: Je suis arrivé trop tard au Sarawak pour y découvrir aussi la tradition religieuse, parce les missionnaires australiens y étaient venus bien auparavant. Ils ont fait des feux de joie avec les amulettes et les talismans des peuples indigènes. Aujourd’hui, 95% des Penans sont chrétiens. La plupart d’entre eux sont semi-sédentarisés, leurs enfants vont à l’école et ils se sont mis à l’agriculture. Les missionnaires ne prônent plus un rejet systématique des traditions ancestrales, mais les Penans sont encore regardés par la société comme les plus primitifs qui marchent à pieds nus et qui s’habillent d’un pagne.
La jeunesse, surtout avec la destruction de l’espace vital, fait les mêmes expériences qu’ailleurs avec la radio, la télévision, l’ordinateur, etc. Pour ceux qui sont en ville, le changement est bel et bien là. Ce sont surtout les plus âgés qui n’ont pas besoin de remplacer l’être par l’avoir. Les Penans ne sont pas contre le développement, ni contre l’utilisation des objets de notre civilisation, mais ils veulent protéger leur forêt.
La forêt c’est tout: avec ses feuilles, on peut tout faire, des torches, des toits, des maisons… La forêt, c’est la nourriture avec les palmiers, les légumineuses, les fruits fournis par pas moins d’une centaine d’arbres. La forêt, c’est la médecine aussi. C’est la beauté.
APIC: Le citoyen et le consommateur occidental ne voient guère comment empêcher la destruction de la forêt tropicale, pas seulement au Sarawak, mais aussi en Afrique et en Amazonie.
B.M.: Les bois exotiques tirés des forêts tropicales sont partout dans votre maison. Il suffit de regarder le cadre qui entoure la photo de vos enfants, vos portes, vos manches de balai, vos plinthes, vos chaises de jardin. Le Japon, dont la tradition est pourtant extrêmement attachée à la forêt, consomme en fait près du tiers des bois tropicaux.
APIC: Des alternatives existent pourtant…
B.M.: Nos forêts européennes pourraient largement couvrir nos besoins en bois d’œuvre. Il suffirait d’en avoir la volonté, mais le bois indigène coûte plus cher, ce qui n’est guère logique. Aujourd’hui, il n’y a malheureusement pas de label écologique sérieux pour les bois exotiques. Les labels utilisés actuellement ne sont pas crédibles et trompent les consommateurs. En outre le bois labelisé devrait avoir un prix qui reflète sa juste valeur comprenant à la fois la qualité de la ressource, le travail, l’énergie utilisée et le renouvellement de la ressource. Or ce n’est pas le cas. C’est pourquoi l’utilisation des ressources indigènes est beaucoup plus recommandable.
APIC: Le consommateur a-t-il les moyens de choisir ?
B.M.: Dans un grand magasin, vous pouvez trouver deux pinceaux pratiquement identiques. Le premier coûte 2,80 francs le second 8,40 francs. La différence ? Le manche du premier est en ramin de Malaisie, le second est en hêtre indigène. Mais rien ne l’indique sur l’étiquette. Le consommateur choisit l’article le meilleur marché, c’est normal, mais qui va payer la différence de prix, si ce ne sont les peuples indigènes qui perdent leur espace vital ?
En y regardant de plus près, le consommateur un peu averti peut néanmoins faire la différence à 90% entre un bois indigène et un bois tropical. Par contre, reconnaître l’espèce est beaucoup plus difficile. Seulement en Malaisie, on rencontre 700 espèces d’arbres utilisés commercialement.
En Suisse, 4 cantons et 250 communes ont pris la décision de ne plus utiliser de bois tropicaux dans les constructions publiques. En France, 42 communes ont pris la même décision. De quel droit utilisons-nous des ressources sur lesquelles nous n’avons aucun droit géographique ?
Beaucoup de forêts sont coupées en outre pour être transformées en plantations, par exemple d’huile de palme dont la consommation mondiale a augmenté de 30% en cinq ans. Quand vous achetez de la margarine ou du savon, vous ignorez la plupart du temps que ces produits contiennent de l’huile de palme et que vous contribuez ainsi indirectement à la destruction de la forêt pluviale.
APIC: Ce commerce rapporte tout de même quelques chose aux peuples indigènes.
B.M.: Dans le cas du Sarawak, officiellement 0,6% du profit de la vente doit revenir aux peuples indigènes. Mais en réalité, les populations n’ont rien à dire et n’ont jamais reçu d’argent. Depuis plus de dix ans, ces peuples résistent à la déforestation. Plus de 700 personnes ont déjà été emprisonnées. Et les violences du gouvernement militaire contre la population sont nombreuses. Si les peuples les plus pauvres s’opposent à l’exploitation de la forêt, on ne peut plus parler d’un développement qui devrait aider ces populations. Exploiter des ressources, ce n’est pas du développement mais du business: il faut bien faire la différence!
Le véritable développement suppose que les ressources vont de nos pays vers le tiers monde. Mais avec l’exploitation du bois, c’est exactement le contraire. Quand on dit qu’une des raisons principales de la destruction des forêts est la pauvreté, je ne suis pas d’accord. 99% du bois exploité au Sarawak part pour l’exportation. Sa valeur est de 6 millions de francs suisses par jour !
APIC: Les peuples indigènes n’ont-ils donc aucun droit sur les terres où ils vivent et sur les ressources qu’elles contiennent ?
B.M.: Depuis 1958, les peuples indigènes de Malaisie ont des droits sur leurs terres. Mais cette loi ne leur a donné la propriété des terres que dans les endroits où ils étaient établis avec l’agriculture. Pour les tribus nomades qui vivent dans la forêt, cela ne sert à rien, d’autant plus qu’eux mêmes ne se considèrent pas comme propriétaires de la forêt, mais uniquement comme des gens de passage.
APIC: Au cours des vingt dernières années, ce sont des milliers de kilomètres carrés de forêt pluviale qui ont été définitivement détruits.
B.M.: Les gouvernements des pays civilisés ont tous exprimé leur sympathie pour la lutte contre les injustices. Mais très peu ont eu le courage de prouver leurs intentions par des décisions claires. Au Sarawak, le résultat est pratiquement nul. Quel être humain peut créer un arbre immense de 500 ou 1’000 ans ? Cet arbre, l’homme peut l’abattre en quelques minutes ! Une concession d’exploitation de la forêt pour dix ou vingt ans laisse largement le temps de tout détruire et ces grands arbres auront disparu à jamais. C’est ce qui arrive lorsque des pouvoirs extérieurs prétendent gérer des territoires qui ne sont pas les leurs. Même en pratiquant une gestion sélective, on ouvre la canopée, c’est-à-dire la voûte sommitale de la forêt, et le soleil peut alors assécher le sol permettant ainsi aux incendies de se propager facilement et d’accélérer ainsi la déforestation. (apic/mp)
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