APIC – Analyse
L’ombre du dictateur Rios Montt avec le candidat Portillo
Par Pierre Rottet, de l’Agence APIC
Guatemala Ciudad, 21 décembre 1999 (APIC) Le Guatemala élira le 26 décembre prochain son nouveau président. Et sans doute confirmera-t-il son choix de porter à la présidence Alfonso Portillo. Le candidat du Front républicain guatémaltèque et poulain de l’ancien dictateur Rios Montt l’avait emporté lors du premier tour, le 7 novembre, avec 47,82%. Son rival Oscar Berger, du Parti de l’Avancée nationale, qu’il retrouvera au lendemain de Noël, avait recueilli 30,31% des voix.
Présent au Guatemala du 1er au 15 novembre en qualité d’observateur pour le Groupe « Solidarité Guatemala », le Genevois Charly Barone livre ses impressions. Notre analyse, ainsi que le témoignage de Mgr Ramazzini, évêque de San Marcos.
Pas plus que la Bolivie, avec le retour au pouvoir du dictateur Banzer, pas davantage que le Paraguay où Stroessner, malgré son âge et son terrible passé revient au pouvoir par la bande, pas davantage non plus que le Chili, où le candidat de la droite et collaborateur direct de Pinochet vient de faire jeu égal avec celui des forces de gauche, le Guatemala n’échappe à son passé. Malgré 36 ans de guerre civile achevée le 29 décembre 1996 avec l’accord de paix signé entre le gouvernement du Guatemala, l’armée et la guérilla. Malgré 36 ans de violence qui ont fait 200’000 morts, et des milliers de « disparus ».
La mémoire historique n’est pas quelque chose d’ancrée dans la population. Ch. Barone l’explique: « Le poids de l’idéologie dominante, la puissance de l’information contrôlée et manipulée par les nantis ainsi que les conditions épouvantables d’existence ont favorisé ce phénomène. Le contrôle exercé sur les populations est terrible, y compris et surtout dans les campagnes. Ce contrôle pesait sur les gens il y a 30 ans. Il est resté le même aujourd’hui. Mieux, il s’est affiné avec la propagande perverse du pouvoir. Tout cela ajouté à la peur. Les patrouilles d’auto-défense civiles sont toujours bien présentes. Mises en place par l’armée, elles ne sont de loin pas démobilisées, fidèles aux conceptions de Rios Montt et de son parti, le Front républicain guatémaltèque ».
Délinquance et misère
Le problème de la délinquance s’accroît à mesure que grandit la misère: drogue, prostitution, y compris des enfants, exploitation des gosses… quelque 80% de pauvres, dont 60% vivent dans une pauvreté extrême. Des cadavres de gens détroussés sont quotidiennement retrouvés dans les rues de la capitale. Mais la délinquance s’est aujourd’hui aussi implantée dans les campagnes et les villages, entraînant parfois une vengeance populaire avec des séances de lynchage. Jusqu’à la mort. Et cela se produit pratiquement chaque semaine, témoigne Charly Barone.
Le taux d’abstention, près de 47% au premier tour, s’explique aussi en partie par la difficulté de s’inscrire pour aller voter. Les forces militaires ont détruits entre 400 et 500 villages pendant la guerre civile. « Avec ce que cela suppose de déplacements de populations ». Actuellement, le Guatemala compte officiellement 11,2 millions d’habitants. « Mais on n’est pas certain qu’il n’y en a pas un ou deux de plus ». Aucun recensement fiable et sérieux n’a vraiment été entrepris. Et dans de nombreuses municipalités, les archives ont été détruites. « Ce qui fait que les gens n’ont ni la volonté ni les moyens financiers pour se réinscrire dans les municipalités et obtenir le droit de vote ».
Le désarroi est grand aujourd’hui dans le pays, y compris du côté de l’ex-guérilla reconvertie en force politique. Les objectifs de celle-ci, qui étaient au départ la prise du pouvoir, débouchent finalement sur une volonté de mettre en place un minimum de démocratie, et de faire en sorte que soient appliqués les accords de 96. Dont une partie, seulement, ont été mis en oeuvre. L’autre devait l’être à partir d’un changement de Constitution. Or cette consultation n’a pas eu lieu. Désarmée, l’ex-guérilla n’a plus les moyens d’imposer l’application des accords dans leur ensemble. Raison pour laquelle « elle opère sur le terrain par le biais de la lutte politique pour tenter d’y remédier » (15% des voix, et jusqu’à 25% dans les campagnes).
La faim plus destructrice que les armes
« La faim et le manque de médicaments tuent aujourd’hui plus de personnes que ne le faisaient les armes », commente encore Ch. Barone. Dans la capitale, des familles entières dorment dans les rues. « C’est pire que jamais. La crise affecte une grande quantité de gens: on parle de 60 % de chômage ou de sous emplois. Tout est à construire ». C’est dire que rien ne change. Car derrière le pouvoir, il y a toujours l’armée. « Une véritable force, sinon la principale. Aucune décision politique ne peut être prise sans l’aval de l’armée, qui défend ses propres intérêts. Economiques, il va sans dire. Il faut savoir qu’elle possède sa propre banque, et que la plupart des généraux, y compris ceux mis à la retraite, vivent dans leurs somptueuses « fincas » – maisons de campagne -, avec une rente ou un salaire non moins somptueux ». Un coût démesuré pour le pays.
Contrairement à la guérilla, nombre de paramilitaires n’ont pas désarmé. « A l’époque, on comptait près de 400’000 membres de patrouilles d’autodéfense civile. Dont plus de 20’000 hommes armés. La plupart le sont encore, et espèrent le retour indirect de Rios Montt par la victoire du candidat de son parti. Certains ont bien tenté de se recycler dans la société. En vain. Rejetés par leurs familles, beaucoup se sont aujourd’hui « reconvertis » dans la délinquance. Le problème se pose aussi pour beaucoup de membres de l’ex-guérilla. J’en ai rencontré qui ne peuvent plus rentrer dans leurs villages, repoussés qu’ils sont parce que tenus eux aussi pour responsables de 30 ans de guerre.
Comme pour exorciser la violence endémique, les organisations de défense des droits de l’homme, emmenées par l’évêque auxiliaire de Guatemala Ciudad, Mgr Juan Gerardi, ont présenté en avril 1998 un terrible rapport, véritable réquisitoire contre les exactions des forces militaires. Sur la base de 55’000 témoignages entendus pendant trois ans dans les différents diocèses, ce rapport, auquel l’Eglise catholique avait donné un maximum de publicité, voulait apporter sa pierre à la « construction d’un pays différent », et recueillir la mémoire du peuple. Deux jours après avoir dénoncé le « génocide auquel s’est livré l’armée », Mgr Gerardi était tué. « On a voulu assassiner celui qui représentait le symbole de la lutte contre l’impunité. le « punir », lui, mais aussi faire pression sur tous ceux qui veulent faire connaître la vérité sur l’histoire de ce pays », estime Ch. Barone.
Le fantôme de la violence
« L’assassinat de mon confrère Juan Gerardi, commente de son côté Mgr Alvaro Ramazzini, évêque guatémaltèque de San Marcos, c’est comme le fantôme de la violence qui vient jeter de l’ombre sur une situation dont nous voudrions tant qu’elle évolue. Cet acte illustre combien le combat contre l’impunité est essentiel. Le jour où l’on aura découvert les responsables de cet assassinat et où l’on pourra les faire juger en toute légalité, nous aurons gagné une grande bataille contre l’impunité ».
En attendant, le pays reste marqué par la peur. Mais plus largement encore, « il subit une violence dont l’Etat porte une lourde responsabilité », assure l’évêque. Pour lui, le rapport de la Commission de son confrère assassiné révèle que la structure et la nature des relations économiques, culturelles et sociales, le racisme et le manque d’espace de participation ont joué un rôle déterminant dans la genèse et dans le développement du conflit armé.
Mgr Ramazzini dresse sans complaisance une série de constats: « Dans le Guatemala d’aujourd’hui, la justice est administrée de manière inefficace, à cause de la corruption et du manque de volonté d’élucider les crimes politiques. Des juges qui veulent faire leur travail sont menacés et harcelés. Les biens de la collectivité sont privatisés, ce qui accroît le chômage. A la campagne, c’est l’injustice et l’exploitation qui restent le sort quotidien des travailleurs ». Chargé d’enquêter sur l’assassinat de Mgr Gerardi, le procureur Celvin Galindo a préféré renoncer en octobre dernier et s’exiler aux Etats-Unis. Il était le quatrième fonctionnaire de justice à abandonner, avant de prendre la fuite, en raison des menaces exercées sur eux et leurs familles.
Après le « génocide », un « nettoyage social
Pour montrer la gravité de la situation, l’évêque de San Marcos se réfère à une autre Commission. Celle de l’ONU. Dans son rapport 1998, rappelle-t-il, cette Commission relève 28 cas d’exécutions extrajudiciaires, 42 tentatives d’assassinat et 39 menaces de mort. « Les victimes ont changé, mais la violence reste la même. Durant la guerre civile, les personnes qui s’engageaient pour la cause de la justice sociale étaient d’avance jugées subversives, suspectes, bref susceptibles d’être éliminées. Nous avons ainsi perdu douze prêtres et des milliers d’autres martyrs laïcs, dont le seul tort a été d’emporter avec eux la Bible pour leur mission d’évangélisation. Aujourd’hui, les victimes, ce sont les paysans sans terre qui occupent des terrains à l’abandon, ou leurs défenseurs qui revendiquent leurs droits face aux grands propriétaires terriens ». Pour lui, l’accord de paix n’a pas mis fin aux morts suspectes au Guatemala: on se livre aujourd’hui à ce que certains appellent « un nettoyage social! ». Après le nettoyage ethnique, dont sont victimes les populations indiennes.
Aux yeux de Mgr Ramazzini, l’assassinat de Mgr Gerardi reste « le cas le plus grave »: « On a tué un symbole de l’Eglise, qui ne cesse d’affirmer que rien ne peut se résoudre par la violence ». Or, selon le rapport présenté l’an dernier par Mgr Gerardi, le grand responsable de la violence au Guatemala a été l’armée. Mgr Ramazzini rappelle quelques données de ce rapport: « Sur l’ensemble des violations des droits de l’homme étayées par les témoignages recueillis, 87% sont dues à l’armée,3 % à des groupes paramilitaires et 10 % à la guérilla. Le rapport a également mis en évidence une véritable entreprise de génocide, liée à une stratéégie raciste d’extermination contre la majorité indigène. Outre des actions militaires barbares, nous avons clairement dénoncé la persistance de structures économiques anachroniques et génératrices d’énormes inégalités. Au total, c’est tout un ensemble de structures sociales, économiques et culturelles qui continuent à générer l’injustice ».
Quels droits pour le plus grand nombre?
Dimanche 26 décembre, nombre des quelque 4,4 millions d’électeurs inscrits se rendront aux urnes. Une réponse sortira de leur choix: le président, dont le nom ne fait aucun doute. Quant à l’autre question, à savoir « quels droits pour le plus grand nombre? », elle demeurera encore sans réponse. Sur 5,8 millions d’enfants mineurs, 58% seulement fréquentent l’école primaire. Pire: sur 100 garçons qui entament les études primaires, 50 seulement arrivent en 4e année et 8 terminent leur cycle primaire. Quant aux filles, leur accès à l’école est beaucoup plus compromis.
Tout ce contexte, conclu Mgr Ramazzini, explique l’insécurité qui règnedans le pays, les détentions illégales y compris d’enfants de la rue, les actions des narcotrafiquants, les entraves qui pèsent sur la liberté des organisations syndicales ou populaires, et plus fondamentalement le manque de droits fondamentaux pour les indigènes, les « Indios » et les « campesinos ». 26 langues sont théoriquement reconnues au Gutemala. Or, seul l’espagnol est enseigné à l’école. (apic/pr)
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