«Au commencement est la liberté», écrivait Maurice Zundel (1897-1975). Une notion toutefois complexe, qui peut avoir de multiples sens. Pour approfondir sa signification chez le prêtre et théologien catholique romand, deux spécialistes de sa pensée, l’abbé Marc Donzé et le pasteur Virgile Rochat ont écrit à quatre mains l’ouvrage Devenir libre, paru en 2025 aux éditions Cabédita.
Le livre a notamment été présenté dans le cadre d’une conférence ‘Mercrelivre – un auteur, un partage’, organisé par la Librairie St-Augustin, le 14 mai 2025, au Centre Ste-Ursule à Fribourg. cath.ch a rencontré les deux auteurs à cette occasion.
Comment et pourquoi un pasteur protestant et un prêtre catholique décident-ils un jour de faire ensemble un livre sur Maurice Zundel, un théologien catholique?
Virgile Rochat: En fait, Eric Caboussat [le directeur des éditions Cabédita, ndlr] m’a dit une fois: «Il faudrait que tu fasses lire Zundel aux protestants». J’ai trouvé l’idée intéressante, parce que j’ai toujours été enthousiasmé par Zundel, mais je ne voulais pas faire cela tout seul. J’ai alors pensé à m’associer à l’abbé Donzé, un grand connaisseur du théologien.
Marc Donzé: Nous voulions approfondir les thématiques phares de Zundel. Notre premier ouvrage à quatre mains a donc été sur l’émerveillement [S’émerveiller. Cabédita, 2023]. Mais la liberté est aussi un élément fondamental dans la pensée de Zundel.
La collaboration protestant-catholique a-t-elle suscité quelques problèmes sur le plan théologique?
VR: Non, car tout d’abord, je suis ouvert à beaucoup de choses. Et je dis souvent pour rire que Zundel est «tellement catholique» qu’il est presque universel. Il y a certes des choses chez lui qui étonnent le protestant que je suis. Mais de manière générale, je trouve ses propos si extraordinairement actuels, justes et puissants, que je ne peux qu’y souscrire. Cela est possible parce que c’est un mystique, et que la mystique part toujours de l’humain. Ce mouvement du bas vers le haut nous élève.
« Dès son jeune âge il a eu le souci des pauvres, de la dignité de chacun »
Pour un croyant protestant ouvert à la mystique, Zundel, non seulement ne pose pas de problème, mais ouvre des portes, notamment dans de nombreux domaines où nos deux confessions sont dans des impasses.
MD: Cela n’a posé aucun problème entre nous, car notre seul but a été de mettre en valeur la pensée de Zundel, chacun à notre façon, sans essayer de la récupérer. Une telle démarche nous rapproche certainement et nous enrichit.
Quelle est la force de Zundel, qui permet de rapprocher ainsi les chrétiens et de provoquer autant d’enthousiasme, 50 ans après sa mort?
MD: Pour moi, sa plus grande force est de partir d’une expérience existentielle très profonde, qui se ressemble chez tous les êtres humains, quelles que soient leur religion, leurs convictions. Il a développé cette sensibilité tout au long de sa vie, alors que dès son jeune âge il a eu le souci des pauvres, de la dignité de chacun. Il y a une importante dimension de justice sociale dans son œuvre, une vision intense de la grandeur de l’homme. Connaissance, générosité, lumière et amour sont les principaux mots-clés de sa pensée.
VR: Sa vision de Dieu également est très forte: ce Dieu qui n’est pas en train de flotter en dessus sur un nuage, mais qui est intérieur, qui est amour, et amour en attente de réciprocité.
Pour cette raison, il mettait tant d’importance dans la liberté…
VR: Oui, car l’amour ne peut être forcé. Dieu veut être aimé de l’homme en toute liberté. Cette liberté est donc constitutive de l’aventure humaine. C’est pour cela que les paroles du Nouveau Testament «Vous avez été appelés à la liberté» (Gal. 5:13) résonnent si fort dans son œuvre.
Est-ce la liberté telle que l’on peut la concevoir dans notre société?
MD: Bien sûr que non. Sa vision rejoint en fait celle de saint Paul, qui continue sa phrase en disant: «Mais que cette liberté ne soit pas un prétexte pour votre égoïsme ; au contraire, mettez-vous, par amour, au service les uns des autres.» C’est une liberté qui cherche à nous faire grandir. Elle n’est pas fondée sur l’égocentrisme, mais sur l’amour fraternel.
VR: La liberté selon Zundel va totalement à l’encontre de ce qu’on entend aujourd’hui par ce mot. Le principal obstacle à notre liberté est pour lui notre être hérité, qui incarne tout ce qui nous rend captifs. C’est un chemin de libération de tout ce qui, en nous, entrave la lumière et l’amour. Zundel parlait de passer du moi «résultat» au moi «origine». Car la vocation de la personne humaine, inscrite profondément en elle, est de vivre dans le don de soi.
Zundel admet des étapes dans le cheminement de chacun, sans jugement et tout en restant dans le réalisme.
Pourrait-on y voir le danger d’un certain relativisme?
MD: Ceux qui trouvent que Zundel était relativiste l’ont lu à l’envers. En fait, il était très exigeant.
VR: Il fait sans doute des concessions à la faillibilité de l’homme. Mais sinon, effectivement, son exigence est énorme. Il dit souvent «il faut», et on le trouve parfois trop volontaire. Mais c’est un «radicalisme» dirigé vers le don, la pauvreté, l’amour.
Une vision théologique qui l’a mis quelque peu au ban de l’Église…
MD: Aujourd’hui, sa pensée est moins difficile à transmettre, mais à l’époque, c’était quelque chose de neuf. Il n’a en fait jamais été frappé d’interdiction, il faut rappeler que tous ses ouvrages ont reçu l’imprimatur [autorisation officielle donnée par un évêque pour publier un livre ou un document religieux, ndlr]. Certes, il a été «exilé» à un certain moment, parce qu’il était considéré comme un «franc-tireur» par l’évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF) de l’époque, Mgr Besson. Mais il est vrai qu’il a été critiqué et incompris.
VR: J’aime beaucoup chez Zundel le fait qu’il ait lui-même incarné la liberté qu’il prônait. À son époque, alors que l’Église catholique était sous un régime de pensée unique, c’était difficile d’être aussi original que lui. Il ne s’est cependant jamais élevé contre sa hiérarchie, ce n’était pas un polémiste. Il a simplement suivi son chemin. Ceci parce qu’il était fondamentalement respectueux.
Qu’est-ce qui, 50 ans après sa mort, le rend encore actuel?
VR: J’ai une expérience de 20 ans dans l’aumônerie d’universités et de gymnases. J’y ai rencontré des personnes qui ne veulent rien savoir des Églises mais qui ont des attentes, de sens, de spiritualité. Et je crois que Zundel répond à nombre de ces attentes. Il faut que l’on se rende compte que ce que nous proposons en tant que membres de l’Église ne correspond plus aux attentes de nos contemporains.
« Son insistance sur le respect absolu de la personne prend tout son sens actuellement »
J’ai un beau-frère qui m’a dit en lisant Zundel: «C’est tellement ce que j’avais besoin d’entendre, de recevoir, un Dieu intérieur, une image positive de moi». Parce que c’est vrai que dans le christianisme, l’image de l’homme peut être négative. Mais ce que Zundel met en avant, c’est sa grandeur.
MD: Un thème qu’il a bien développé est l’inviolabilité de la personne. Et cela très tôt, bien avant les histoires d’abus. Il s’est élevé en général contre tous les abus de pouvoir, qui aujourd’hui font beaucoup de mal à l’Église, rappelant que personne ne peut contraindre notre jugement, nous forcer à aimer, entrer dans notre âme comme dans un moulin… Son insistance sur le respect absolu de la personne prend tout son sens actuellement. (cath.ch/rz)
Né à Neuchâtel le 21 janvier 1897, Maurice Zundel est influencé par sa grand-mère maternelle, protestante, qui lui donnera le goût de l’Évangile et éveillera en lui un sens critique que le catholicisme étroit et fermé de l’époque ne connaît pas.
Après avoir fréquenté l’école publique à Neuchâtel, il rejoint le collège de l’Abbaye d’Einsiedeln (SZ) d’où il gardera un souvenir ébloui de la liturgie et le goût du silence. Il étudie ensuite la théologie à Fribourg et y est ordonné prêtre en 1919.
Nommé vicaire à Genève, il abandonne rapidement l’enseignement sec des dogmes et le système thomiste enseignés à l’université pour une vie de témoignage de l’amour divin basé sur la relation, la générosité et l’attention aux pauvres. Influencé par la pensée de François d’Assise, la pauvreté prend une place essentielle dans sa vie: il n’aura de cesse à vivre et à appeler à la désappropriation de soi, seule voie pour répondre à l’Amour divin, seule façon d’être vraiment libre.
Jugé trop original par son évêque, il est exilé et envoyé en Italie (il obtient un doctorat en philosophie à Rome en 1927), en France et en Angleterre. En 1939, il se rend au Caire où, retenu par la guerre, il sert comme aumônier du couvent de Matarieh tout en côtoyant l’islam et le Coran. Dès 1946, il est nommé prêtre-auxiliaire à Lausanne, où il restera jusqu’à sa mort le 10 août 1975.
Raphaël Zbinden
Portail catholique suisse
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