Paul Dembinski continuera à s’engager pour une économie à visage humain

Après 35 ans à l’Université de Fribourg, le professeur Paul Dembinski part à la retraite fin juillet 2025. Soucieux d’alléger son emploi du temps, il compte toutefois poursuivre son engagement de décennies en faveur de l’Enseignement social de l’Église.

«À quoi sert la bourse ?» Cette simple question a changé la vie de Paul Dembinski. Elle lui a été posée un jour de 1991 par Maurice Cosandey. Le responsable des écoles polytechniques fédérales de l’époque ne voulait pas une réponse économique qu’il connaissait déjà. Il voulait savoir ce que signifiait la finance mondiale sur le plan de la société, des valeurs, du bien commun. Lorsque Maurice Cosandey est entré dans son bureau, Paul Dembinski venait d’être engagé comme professeur à temps partiel à la Faculté des sciences économiques et sociales de l’Université Fribourg.

La rencontre de ces deux hommes posera les fondements d’un important pôle de compétences de l’éthique économique en Suisse romande et au-delà.

Une expertise «prophétique»

En 1993, ils publient ainsi ensemble un premier rapport intitulé Marchés financiers, vocation trahie? »Le point d’interrogation ne s’est pas dégonflé depuis», plaisante Paul Dembinski en rencontrant cath.ch. Le document sera le point de départ de l’Observatoire de la finance. Cette petite fondation basée à Genève a pour objectif depuis 30 ans de dialoguer avec les milieux concernés sur la contribution de la finance au bien commun. Quelques années avant, le natif de Pologne avait fondé avec l’économiste Alain Schoenenberger l’institut de recherche ECO’DIAGNOSTIC. Un travail intense de conseil économique, notamment pour les pouvoirs publics en Suisse et à l’étranger.

« La tendance actuelle est de tout miser sur la compétence professionnelle »

Paul Dembinski mène donc pendant des décennies une «triple vie» entre ECO’DIAGNOSTIC, L’Observatoire de la finance et l’enseignement universitaire. II a ainsi développé une expertise internationalement reconnue dans le domaine de l’éthique financière. Confinant même parfois à la «prophétie». Son livre Finance servante, finance trompeuse ?  écrit entre 2005 et 2007 décrit ainsi les mécanismes de la «future» crise financière mondiale. Il sortira en 2008, simultanément à l’effondrement des marchés. «À l’époque, quelque chose que nous avions identifié depuis des années est subitement devenu évident pour tous», constate-t-il.

En 2019, sa carrière et son engagement lui valent le doctorat honoris causa de SGH – Warsaw School of Economics.

Paul Dembinski a rassemblé ses contributions aux médias dans l’ouvrage « Sur le vif. Comprendre le temps présent (2025) » / N.B. les ouvrages sont gratuitement disponibles sur demande à l’Observatoire de la finance, sous couvert des frais de port.

De Pologne en Suisse

Son intérêt pour les systèmes économiques et le bien commun n’est certainement pas sans lien avec ses origines. Paul Dembinski est né en 1955, à Cracovie, dans une Pologne qui se reconstruit de la guerre autour de son nouvel idéal communiste. Il grandit ainsi dans une famille «d’intellectuels catholiques opposants au régime». Dans les années 1960, son père juriste enseigne à l’Université catholique de Lublin et assure une chronique de politique internationale dans un hebdomadaire catholique. Jusqu’à son adolescence, Paul Dembinski vit une enfance paisible et heureuse, faite de nombreux voyages sur le territoire polonais.

En 1967, son père est nommé secrétaire général de Pax Romana, mouvement international d’intellectuels catholiques, dont le siège est à Fribourg. Son arrivée sur la Sarine ne se concrétise qu’après de longues négociations avec le pouvoir communiste.

Paul Dembinski se retrouve donc à l’âge de 12 ans au Collège St-Michel de Fribourg. Il ne parle pas un mot de français, mais apprend rapidement la langue et ne perd même pas d’année scolaire.

« La Plateforme dignité et développement a été ‘boostée’ par la sortie de Laudato si’« 

Arrivé en fin de mandat, son père est toutefois à la merci d’un changement de vent politique en Pologne. L’environnement dans le pays ne lui est toujours pas favorable et il n’arrive pas à y retrouver du travail. Les autorités communistes l’autorisent à partir du pays s’il trouve un job à l’étranger. Il décroche ainsi le poste de directeur académique d’un institut de formation des diplomates à Yaoundé, au Cameroun, en 1973, financé par la Confédération helvétique.

Les deux pattes du salut

Paul y suivra son père, faisant de nombreux allers-retours entre l’Afrique et la Suisse, où il commencera des études universitaires. Entre 1974 et 1978, il étudie les relations internationales à l’Université de Genève, puis à l’Institut des Hautes Études Internationales. Cela le conduit à faire une thèse en économie politique sur le thème de la dette polonaise et des limites du système économique communiste. Depuis, il réalisera de nombreux travaux sur les économies planifiées et après la chute du Rideau de fer en 1989, il aura des contacts réguliers avec son pays natal pour y accompagner la transition.

« Patrick de Laubier était un très cher ami et un fidèle complice »

Des connaissances techniques qu’il fera toujours dialoguer avec l’enseignement chrétien, selon un idéal inspiré par son grand-père. «Il disait que pour avancer dans la vie et vers son salut, le chrétien a besoin de deux jambes d’égales longueurs: celle de la compétence professionnelle et celle du discernement éthique.»

Paul Dembinski voit ainsi le système éducatif actuel à travers ce prisme. «La tendance est de tout miser sur la compétence professionnelle. Le résultat est – si on n’y fait pas attention – de claudiquer avec une asymétrie entre une éthique de béotien et des responsabilités très sophistiquées. Ainsi, il est du devoir de chacun de veiller à ‘faire pousser’ sa patte éthique au fur et à mesure de nos évolutions.»

Une plateforme pour le bien commun

La sensibilité éthique de l’économiste croîtra également de par sa rencontre avec Patrick de Laubier. Décédé en 2016, le théologien et sociologue français était l’un des plus grands théoriciens de la Doctrine sociale de l’Église. «Il était un ami très cher et un fidèle complice, avec lequel nous avons fait beaucoup de choses.» L’une d’elles a été la création en 1986 de l’Association internationale pour l’Enseignement social chrétien (AIESC), que Paul Dembinski a présidé jusqu’en 2024, avant de passer la main au professeur de philosophie Bernard Schumacher.

« Nous oublions à quel point nous avons vécu une période extraordinaire au niveau du développement économique »

«Ensuite, nous avons essayé de créer quelque chose pour la Suisse romande», note l’économiste. Ce sera la Plateforme dignité et développement. L’association apolitique sans but lucratif est lancée dans le sillage de la conférence «Le bien commun entre passé et avenir», qui s’est déroulée à l’Université de Fribourg du 3 au 5 septembre 2015. Une initiative «boostée» par la sortie, en juin 2015, de l’encyclique du pape François Laudato si’, mais aussi soutenue par Mgr Charles Morerod, évêque de Lausanne, Genève et Fribourg (LGF). La Plateforme répond à la nécessité «d’un espace de réflexion au-delà des urgences pour inscrire les interventions immédiates dans le long terme… une structure à géométrie variable qui réunisse des praticiens, des scientifiques, des acteurs locaux et des personnes engagées sur la scène internationale.»

Pour une économie «sociale et responsable»

La Plateforme continue aujourd’hui de proposer des conférences, des formations et des ressources sur l’importance du bien commun. Un principe qui a tout son sens dans le monde actuel, a fortiori face aux menaces qui se profilent contre l’ordre social mis en place après la Seconde guerre mondiale.

Une thèse que Paul Dembinski a développée lors de sa leçon d’adieu, le 12 juin 2025 à l’Université de Fribourg. «Nous avons vécu une période extraordinaire au niveau du développement économique, en tout cas dans la partie occidentale du Nord. Mais les dernières générations, et j’y inclus aussi la mienne, ont oublié que cette construction du monde reposait sur des bases de valeurs fortes, pour lesquelles il a fallu se battre, au sens propre comme figuré.»

« Le monde ne peut se relever que par une réaffirmation des valeurs »

L’économiste d’origine polonaise appelle ainsi à se mobiliser pour le maintien et l’amélioration de cette construction. «Il a beaucoup été question, dans les années 1950, de l’économie sociale de marché au niveau européen. Je pense qu’aujourd’hui, il faut la revisiter en y ajoutant les adjectifs ‘sociale et responsable’.»

Deux termes qui, pour Paul Dembinski, s’adressent à chaque citoyen. «Il ne faut pas laisser cette responsabilité uniquement à l’État et aux services spécialisés».

 L’importance de la question

Les tragédies que relaient quotidiennement les médias «laissent penser que quelque chose est en train de se déliter», souligne le professeur d’université.  Face à cela, il rappelle l’importance du questionnement. «II ne faut pas que les jeunes, en particulier les étudiants, aient peur de se poser des questions. Parfois, en tant qu’enseignants, l’on a l’impression qu’ils cherchent des réponses. Mais il faut une vie entière pour répondre à certaines questions. Et le but est plutôt de leur donner les moyens de chercher.»

Pour Paul Dembinski, le monde ne peut se relever que par «une réaffirmation des valeurs. Non pas une réaffirmation idéologique, mais pratique, dans les actes, par l’exemplarité des personnes.»

« L’Enseignement social chrétien repose sur la dignité de la personne et le bien commun universel »

Dans ce retour aux valeurs, il considère que les textes du Magistère catholique sont des boussoles essentielles. «Face au changement rapide du monde, ces lectures sont autant d’occasions pour les chrétiens de se remettre en question, de remettre à jour leur façon de voir le monde. C’est aussi l’occasion de rappeler que l’Enseignement social chrétien repose sur deux principes premiers : la dignité de la personne et le bien commun universel. Ce double ancrage protège contre des lectures simplistes ou tronquées.»

Des «réductions» qu’il voit dans des exemples contemporains de politique, notamment sur des concepts tels que l’ordo amoris (ordre de l’amour) ou la «guerre juste» (repris par le vice-président américain J.D. Vance, ndlr)

Ses textes rassemblés

Au terme de sa septième décennie, Paul Dembinski ne compte pas pour autant abandonner sa lutte pour le bien de l’humanité. Il gardera ainsi encore quelques mois la présidence de la Plateforme dignité et développement, jusqu’à ce qu’une succession se mette en place. II poursuivra aussi ses collaborations avec plusieurs médias, dont le Portail catholique suisse cath.ch, sur lequel il assure fidèlement un blog depuis 2015. Les dizaines de textes parus dans les journaux et autres plateformes d’informations rédigés au cours des dernières décennies ont été rassemblés dans le récent ouvrage intitulé Sur le vif. Pour comprendre le temps présent, édité par l’Observatoire de la finance.

Après cette carrière bien remplie, l’économiste compte toutefois «se poser» un peu. Il envisage notamment de se montrer plus sélectif concernant les invitations internationales. «J’irai si j’ai l’impression d’avoir quelque chose à dire, l’important c’est de ne pas devenir redondant.»

Il rêve ainsi également de son mois «off» prévu dans son petit chalet à la montagne. «Tiendrai-je en place? C’est une autre question…», sourit-il. (cath.ch/rz)

Raphaël Zbinden

Portail catholique suisse

https://www.cath.ch/newsf/paul-dembinski-continuera-a-sengager-pour-une-economie-a-visage-humain/