Abbaye de Saint-Maurice: l’enjeu de la survie d’une communauté atomisée

Au delà des abus commis pendant des décennies à l’Abbaye de Saint-Maurice et de la souffrance des victimes, le déficit de communauté est le principal constat de l’étude historique présentée en juin 2025. Pour les chanoines, il s’agit peut-être d’une question de survie.

Analyse Maurice Page

Le rapport sur les abus à l’abbaye de Saint Maurice présenté par les historiennes de l’Université de Fribourg, le 20 juin 2025, va au-delà de la simple relation des faits pour analyser les dysfonctionnements au sein de la communauté des chanoines. Et si une vie communautaire superficielle sous l’autorité d’une hiérarchie défaillante était la cause première de la survenance des abus et de leur gestion souvent calamiteuse à l’Abbaye de Saint-Maurice ? Telle est l’interrogation qui surgit à sa lecture: analyse.

Au-delà des négligences coupables, des erreurs de jugement, des omissions, des dissimulations, dans la gestion des abus sexuels, le gouvernement des trois derniers Abbés de Saint-Maurice: Henri Salina (1970-1999) Joseph Roduit (1999-2015) et Jean Scarcella (de 2015 à nos jours) doit aussi être jugé à l’aune du manque de profondeur de la vie communautaire. C’est probablement sur cette lacune fondamentale que l’introspection des chanoines devrait être la plus approfondie. Il en va de la survie de la communauté.

Une communauté déresponsabilisée

Au delà de la dénonciation, les violences sexuelles doivent être appréhendées dans le contexte de l’institution et de ses règles internes. Diverses caractéristiques du fonctionnement de l’Abbaye méritent une attention particulière comme facteurs systémiques, note le rapport historique.

Le constat d’une vie communautaire insuffisante est récurrent dans tous les témoignages. Chacun se limitant à ses propres intérêts et activités, ce déficit de communauté réduit les possibilités d’accueillir les difficultés des confrères, de lancer des alertes, de partager des préoccupations, de mettre en place une prévention.

De fait l’Abbé en vient à occuper le rôle principal et quasi exclusif dans la gestion des affaires d’abus, au risque de négligences et d’erreurs de discernement. Ainsi la problématique des violences sexuelles et les situations précises rapportées aux autorités n’ont fait l’objet d’aucun échange ni information et n’ont jamais été thématisées au Chapitre, relèvent les historiennes.

Les Abbés successifs ont tous été guidés par le souci d’ébruiter le moins possible les affaires. Si le Conseil est informé dans certains cas, la communauté des chanoines n’a eu le plus souvent accès qu’à des bribes d’informations, même lorsque un chanoine était arrêté par la police ou qu’une affaire était dénoncée dans la presse.

Le choix de ‘ne pas savoir

Les décisions ou les sanctions prises n’ont été ni communiquées ni discutées. Elles sont restées une affaire entre l’Abbé, éventuellement le prieur et le Conseil, et le chanoine coupable. La ligne proposée par les Abbés relève davantage de l’évitement du conflit et du contournement des tensions interpersonnelles, constatent les historiennes.

Du côté de certains chanoines, le fait de ›ne pas savoir’ a été parfois jugé plus confortable, même si cela s’apparentait à une omission coupable. De fait par un respect exagéré de la notion d’obéissance ou par méconnaissance de leurs propres Constitutions, qui réclament ›une information suffisante et une consultation loyale dans un climat de confiance mutuelle’, les chanoines se sont tus.

Le rapport constate encore que les deux derniers Abbés, Joseph Roduit et Jean Scarcella, ont négligé non seulement d’appliquer, mais même de faire circuler les directives sur la gestion des abus sexuels adoptées dès 2002 par la Conférence des évêques suisses, dont ils sont pourtant membres.

Confusion entre transgression et violence sexuelle

Les historiennes pointent aussi le silence sur la sexualité des clercs qui a contribué à traiter de la même manière des actes sexuels de nature très différentes: d’une part les transgressions à la règle de chasteté ecclésiastique avec des personnes majeures consentantes et d’autre part les violences sexuelles sur des personnes mineures ou dans un rapport d’autorité ou d’emprise.

Paradoxalement l’Abbaye a toléré à plusieurs reprises, la situation de chanoines ayant des maîtresses voire des concubines et des enfants, sans que des sanctions ou des injonctions – hormis la discrétion – ne soient prononcées. Ces transgressions au droit de l’Église et à la Règle de Saint Augustin furent tacitement admises.

De petits arrangements

Ces arrangements sont probablement liés aussi aux difficultés de recrutement et à la chute du nombre des membres. L’autorité a pris le risque d’être moins exigeante sur la maturité des candidats pour entrer dans la communauté. Elle évitera aussi de renvoyer un chanoine fautif ou de pousser à son départ s’il accomplit par ailleurs correctement sa tâche. Prosaïquement, le rapport rappelle qu’un départ peut avoir un coût important, en dédommagements, en manque à gagner et en perte de ressources humaines. La baisse des effectifs provoque aussi un autre effet pervers: les chanoines se voient surcharger de tâches pour lesquelles ils n’ont parfois ni les compétences ni la formation. D’où des risques accrus de dérapages.

Un plan d’action

Dans la foulée du rapport historique, l’Abbaye a élaboré un plan d’action qui doit traduire une »volonté profonde : écouter, réparer, transformer». Après l’axe 1 touchant l’accueil, l’écoute et la reconnaissance des victimes, l’axe 2 vise la Gouvernance et la transparence institutionnelle. Il se donne pour objectif de «transformer en profondeur la culture du pouvoir, renforcer les mécanismes de régulation, garantir une transparence durable» comprenant entre autre la révision des statuts internes concernant la nomination, la responsabilité et la supervision des charges pastorales et éducatives».

L’axe 3 intitulé Prévention et formation tend à assurer que chaque membre et chaque intervenant formé à l’Abbaye adhère à une culture de vigilance active.

Pour les chanoines, ce plan «marque un engagement clair à rompre avec les silences d’hier, à honorer les voix de celles et ceux qui ont souffert, et à réformer en profondeur ce qui doit l’être. C’est à ce prix que l’Abbaye pourra redevenir fidèle à sa vocation d’accueil, de vérité et de service.» Au cours de sa longue histoire , l’Abbaye a connu de très nombreuses crises qui l’ont parfois menée près de la disparition. Elle a toujours survécu. (cath.ch/mp)

La correction fraternelle dans la règle augustinienne
Rédigé par saint Augustin vers l’an 400  la règle augustinienne entend prodiguer des conseils pour guider la vie religieuse de communautés d’hommes et de femmes pieux de l’époque. Elle sert aujourd’hui encore de règle de vie pour des milliers de religieux et de religieuses qui s’y réfèrent, notamment les chanoines de Saint Maurice.
La règle contient un chapitre assez concret et détaillé sur la chasteté exigée des religieux. «Si vos yeux se portent sur quelque femme, qu’ils ne se fixent sur aucune. En vos allées et venues, il ne vous est pas défendu de voir des femmes; mais il est coupable de les désirer et de vouloir qu’elles vous désirent.»
A propos des manquements à la chasteté, la règle insiste sur la correction fraternelle: «Ne vous taxez pas de malveillance à le dénoncer. Bien au contraire, vous n’êtes pas sans reproche, si vos frères, qu’une dénonciation peut corriger, sont abandonnés par votre silence, à leur perte.» MP    

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