Denis Charbit: «Le conflit israélo-palestinien n’est pas un match de foot!»

Depuis le 7 octobre 2023, le conflit israélo-palestinien focalise l’attention. Mais pourquoi provoque-t-il tant de passions? Quelles sont les pistes pour sortir de l’impasse? C’est à ces questions que répond le politiste franco-israélien Denis Charbit, professeur de science politique à l’Université ouverte d’Israël.

C’est depuis le Vermont aux Etats-Unis, où il donnait des cours, que Denis Charbit a appris le massacre du 7 octobre. Six mois plus tôt, en avril 2023, sortait l’édition revue et augmentée de son livre Israël et ses paradoxes (Ed. du Cavalier bleu), sous-titré Idées reçues sur un pays qui attise les passions.

Denis Charbit | DR

Au vu de la vague de réactions déclenchées par l’attaque du Hamas, puis par la réplique israélienne, il ne croyait pas si bien dire. Car dans ce conflit, il y a selon lui l’injonction terrible de devoir choisir son camp. Mais Denis Charbit le souligne, le conflit israélo-palestinien n’est pas un match de foot! Il fallait donc revenir à la source pour comprendre.

Pourquoi le conflit israélo-palestinien suscite tant de passions?
Denis Charbit: je dirais en raison de sa proximité géographique avec l’Europe et à cause de raisons culturelles et religieuses: c’est le berceau des trois religions monothéistes. Mais je pense que la durée du conflit et son lien avec l’histoire du XXe siècle expliquent aussi cet aspect passionnel. Il suscite, et c’est étrange, des passions beaucoup plus fortes que d’autres conflits comme l’Ukraine, qui n’a pas polarisé un débat politique et idéologique ou provoqué des manifestations monstres comme celles sur le conflit israélo-palestinien. Même si on voit qu’en Europe, il y a une vision assez manichéenne entre les bons et les méchants, tout le monde n’est pas convaincu de cette vision manichéenne, parce qu’il y a ici quelque chose d’éminemment complexe. Si les classes politiques ont condamné le massacre du 7 octobre, dans l’opinion publique et surtout parmi la jeune génération, et ce sera ma seconde explication, on regarde le conflit à travers des conflits antérieurs.

« Parmi la jeune génération, on regarde le conflit à travers des conflits antérieurs. »

Y compris aux Etats-Unis?
C’est à dire qu’aux Etats-Unis, chez les jeunes, on regarde le conflit israélo-palestinien à travers les lunettes de George Floyd. En France et en Europe, on le considère à travers le prisme du colonialisme. Selon moi, ce qui est derrière ce conflit, c’est finalement tout le XXᵉ siècle: quel est l’événement le plus catastrophique du XXᵉ siècle en Europe? Certains vous répondront la Shoah, d’autres, le colonialisme. 

Et cette double lecture possible va ancrer les clivages?
Oui, elle va déterminer un soutien, soit à Israël, soit à la cause palestinienne, si l’on identifie Israël à un fait colonial. Ce qui est troublant pour les Israéliens, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de soutenir les Palestiniens, mais aussi le Hamas. C’est Israël contre le Hamas. Ce qui scandalise beaucoup d’Israéliens, et j’en fais partie, c’est qu’il ne s’agit pas de la cause palestinienne en général, mais de celle du Hamas en particulier. 

Mais si ce conflit attire une telle attention médiatique, est-ce aussi en raison de sa forte résonance en Europe, terre d’origine de nombreux Israéliens et aussi de nombreuses communautés juives en diaspora?
Sans doute, mais je ne suis pas complètement convaincu de cet argument. Parce que la moitié de la population juive de l’État d’Israël est composée de juifs d’Afrique du Nord et du Maghreb. Il y a bien sûr des juifs venus d’Europe, mais la plus grosse communauté juive d’Europe, celle de France avec un demi-million de membres, n’est qu’en troisième position dans l’espace mondial juif, derrière celle des Etats-Unis qui en comptent 6 millions, et derrière Israël, avec ses 7 millions de juifs. C’est vrai qu’au début du XXᵉ siècle, la majorité des juifs vivaient en Europe, mais ce n’est plus le cas aujourd’hui. Je crois plutôt que c’est le passé juif, en Europe, qui joue encore un rôle important.

Ce conflit est aussi devenu entre guillemets religieux, avec d’un côté le Hamas qui brandit le djihad, de l’autre un sionisme, en Israël, qui a viré à droite. Est-ce que cela explique le retentissement de ce conflit dans les communautés juives et musulmanes, en Europe et ailleurs dans le monde?
Selon moi, ce n’est pas tant le degré de pratique religieuse des communautés juives ou musulmanes qui entre en ligne de compte. C’est surtout la conviction que si le conflit devient religieux, alors il tombe dans l’absolu, et toute perspective d’un règlement politique s’éloigne. Parce qu’on le voit très clairement aujourd’hui, les religions, qui pourraient être une partie de la solution, sont une partie du problème. En tant qu’Israélien, je n’en ai pas la preuve, mais je suis convaincu que si c’étaient des militants du Fatah (parti politique nationaliste palestinien qui appelle à lutter contre Israël pour libérer le territoire palestinien, ndlr) qui avaient commis ce massacre, on n’aurait pas assisté à cette cruauté. Seul le fanatisme religieux peut l’expliquer. C’est la raison pour laquelle ce conflit inquiète, parce qu’on n’en voit pas la fin. A plus forte raison si, de part et d’autre, les tendances religieuses au sein du sionisme et du nationalisme palestinien confisquent toute perspective de règlement. Cela est très inquiétant, pour moi comme pour beaucoup de mes concitoyens.

« Les religions, qui pourraient être une partie de la solution, sont une partie du problème. » 

Si on regarde maintenant l’impact sur place de ce conflit, qu’est-ce que ce massacre du 7 octobre a révélé pour les Israéliens?
Avant cette attaque, la société israélienne était divisée autour d’une réforme judiciaire controversée qui visait à accroître le pouvoir des élus sur celui des juges. Cette réforme a fait éclater les contradictions fondatrices de l’État hébreu, un État qui se veut à la fois juif et démocratique. Le massacre du 7 octobre a ressoudé temporairement ses différentes composantes, mais elle a aussi attisé la colère contre Benjamin Netanyahou et l’extrême droite qui se trouve aujourd’hui au gouvernement, parce qu’elle attise cette division-là. Et celle-ci va exploser à la fin de la guerre, si Benyamin Netanyahou ne décide pas de remettre sa démission.

Mais comment faire pour sortir de l’impasse?
Tout le monde espère qu’une fois cette guerre terminée, un vrai processus de paix s’engage et aboutisse cette fois à une conclusion heureuse. Il faut bien comprendre le paradoxe de cette guerre, c’est que l’arrêter aujourd’hui permet d’épargner des vies de civils palestiniens, mais cela ne permet pas de règlement du conflit. C’est un dilemme important.

Qui fait encore partie aujourd’hui du camp de la paix en Israël?
C’est très difficile, parce que ce n’est pas avec Netanyahou qu’on va faire la paix. Ce qui manque pour résoudre le problème, c’est une opposition qui soit au pouvoir en Israël. Mais ce qui manque aussi cruellement, c’est une direction palestinienne qui dise que son combat est pour la Palestine, mais que l’État d’Israël existe et doit être reconnu. Le camp de la paix a été fragilisé parce que pour la droite, cela ne fait pas de doute que non seulement le Hamas, mais la plupart des Palestiniens ne reconnaissant pas la légitimité de l’État d’Israël. On devrait pouvoir attendre de quelques leaders palestiniens le courage de dire que le massacre du 7 octobre a défiguré la cause palestinienne, même si elle reste juste dans sa revendication légitime d’un Etat, à côté de l’Etat d’Israël.

Retrouvez l’entretien complet avec Denis Charbit sur RTS Espace 2
dans l’émission Babel

Une solution à deux États, un État palestinien à côté de l’Etat d’Israël, est-elle encore envisageable?
Moi, j’y crois, parce que je ne peux pas penser à un autre modèle. Lorsqu’on verra la situation stratégique au lendemain de la guerre, on pourra, si le Hamas est éradiqué, envisager cette solution.

Selon vous, une solution éventuelle pourrait passer par la transformation de la bande de Gaza en protectorat du Qatar, avec le soutien du monde arabe, de l’Union européenne et des Etats-Unis. Le Qatar qui, on le rappelle, est le principal bailleur de fonds du Hamas, qui a joué le rôle de médiateur dans la libération des premiers otages israéliens. Est-ce que vous y croyez?
Si ce n’est pas le Qatar, ce sera l’Arabie Saoudite. Il est clair ici qu’il faut un plan Marshall. Gaza est détruite, il faut la reconstruire et il n’y aura pas de reconstruction politique sans reconstruction économique. Cela pourrait être l’affaire de la communauté internationale. Mais pour cela, il faut des chefs d’Etat, et non des hommes politiques. Il faut surtout arrêter d’être pour les uns ou pour les autres, parce qu’on ne fait ainsi que participer au conflit. Le conflit israélo-palestinien, désolé, ce n’est pas un match de foot! cela demande de la part de ceux qui soutiennent Israël comme de ceux qui soutiennent les Palestiniens, de soutenir la paix, parce que la paix suppose que les deux restent en place. Ça ne suppose pas de dire: «Toi, tu es tout blanc et toi tout noir». Introduire de la nuance et de la complexité, c’est une responsabilité de toutes les opinions publiques en Suisse, en Europe. C’est ce travail-ci que j’essaye de faire.

Denis Charbit, Israël et ses paradoxes: idées reçues sur un pays qui attise les passions, Paris, Le Cavalier bleu, 3e édition revue et augmentée, 2023.


Denis Charbit
Chercheur franco-israélien en sciences politiques né en 1959, Denis Charbit est professeur à l’université ouverte d’Israël à Raanana, où il dirige depuis 2022 le centre d’études des relations entre juifs, chrétiens et musulmans. Ses recherches portent, d’une part, sur le sionisme et l’État d’Israël, d’autre part, sur le rôle des intellectuels dans la vie publique. Il a été professeur invité à l’université de Californie à Irvine, à l’Université du Vermont et à Sciences Po Paris. Parmi ses dernières publications, on compte Retour sur Altneuland. La traversée des utopies sionistes (L’éclat, 2018) et Israël, l’impossible État normal (Calmann-Lévy, 2024). CP

Carole Pirker

Portail catholique suisse

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