Spectacle quasi religieux pour certains, où les hommes font preuve d’un grand courage, cruauté envers les animaux totalement inacceptable pour d’autres, la corrida passionne autant qu’elle divise. Le reporter du site catholique américain The Pillar a rencontré dans la ville de Coruche, à environ une heure de route de Lisbonne, quelques uns des acteurs de cette tradition qui s’est aussi exportée en Californie.
Le nom d’António Ribeiro Telles est synonyme de corrida au Portugal. António et ses deux frères sont des toreros de troisième génération, et son propre fils et plusieurs neveux reprennent le flambeau pour la quatrième génération. Tous sont également des catholiques pratiquants: «Du genre à aller à la messe tous les dimanches, pas seulement à se signer avant d’entrer dans les arènes. Mon père n’allait jamais à une corrida sans aller d’abord prier Notre-Dame du Château. Et il nous l’a transmis.»
Pour bien planter le décor, il est important de noter que la corrida portugaise est différente de la version espagnole, plus largement connue. En Espagne, les taureaux sont combattus par un matador, un homme à pied seul muni d’une cape, qui tente d’épuiser le taureau jusqu’à la mise à mort finale. La corrida traditionnelle portugaise se pratique à cheval (non protégé), et le taureau n’est pas tué dans l’arène. Les toreros sont d’abord des cavaliers chevronnés, capables de manœuvrer leur monture autour d’un taureau en colère, suffisamment près pour pouvoir lui enfoncer des banderilles dans la peau.
«L’art équestre a une valeur en soi et n’a de sens que dans l’arène. Il a sa propre beauté et nécessite beaucoup d’entraînement, de travail acharné et de dévouement», explique l’abbé Tomaz Patrício Dias, qui a grandi à Coruche et dont le père élève des taureaux de combat.
La présence du cheval dans l’arène est l’une des raisons pour lesquelles, au Portugal, contrairement à l’Espagne, les cornes des taureaux sont recouvertes de cuir. Si ce dispositif permet d’éviter des blessures graves, il ne rend pas pour autant cette activité sans danger.
«Il y a une tendance à la superstition dans le monde de la tauromachie», admet Ribeiro Telles. «Ce que nous faisons, c’est prier Jésus et lui demander de nous protéger. Dans ces moments-là, nous avons tous besoin de quelqu’un pour nous aider, et la main de Dieu est très importante. »
Pour le Père Dias le lien entre l’exposition au danger et la religion est tout à fait naturel. «Cela peut se transformer en superstition, mais le fait est que chez beaucoup de toreros que je connais, on voit que leur foi ne se limite pas à ces moments-là, qu’elle est cohérente avec le reste de leur vie, et qu’ils sont souvent très impliqués dans leur paroisse. En ce sens, ils peuvent être un bon exemple pour nous tous. »
Les corridas sont profondément liées à l’histoire catholique des communautés locales, les villes organisent des événements pour honorer les fêtes des saints patrons locaux ou les grandes fêtes religieuses. Le Père Dias ne voit ainsi aucune difficulté à concilier l’implication de l’Église dans la corrida.
Si le cavalier est un professionnel dans chaque combat, de nombreux jeunes s’impliquent dans les corridas en tant que forcados: huit jeunes hommes vêtus de pantalons moulants et de vestes fantaisie, coiffés de bonnets verts, qui entrent dans l’arène après le cavalier.
Les forcados se placent alors en ligne tandis que le premier d’entre eux tente de provoquer le taureau pour qu’il charge. Il essaie ensuite de l’attraper en plaçant son corps entre ses cornes, en glissant ses genoux sous sa gueule en s’agrippant aussi fort que possible, comptant sur ses sept camarades pour se jeter sur le taureau et l’immobiliser complètement. En portugais, on parle de ›pega’.
«Vous êtes là, au milieu de l’arène, face à un taureau qui peut peser 650 ou 700 kilos, sur le point de vous charger. Et vous regardez autour de vous et il y a 10’000 personnes qui ont les yeux rivés sur vous. Il n’y a rien de comparable au monde », explique João Manoel, un forcado de Santarém. Joao est devenu forcado à l’âge de 15 ans. Le jeu n’est pas sans risque, huit forcados sont morts au cours des trois dernières décennies, et les blessures sont fréquentes.
Joao a subi deux commotions cérébrales. Son médecin lui a conseillé d’arrêter, mais il n’a pas pu se résoudre à quitter ce sport et cette équipe qu’il aime tant. «Nous formons un groupe très soudé, et nous apprenons la camaraderie, le dévouement et l’amitié».
Il ne va pas jusqu’à dire que saisir les taureaux par les cornes est une expérience religieuse, mais il croit que de telles leçons peuvent être transposées dans sa vie de foi et, de la même manière, sa religion est une partie importante de sa routine de torero. «De nombreuses arènes ont des chapelles, et nous y allons souvent en groupe pour prier. J’essaie toujours d’aller à la messe les jours où nous avons une corrida, et je récite une prière spéciale avant chaque course.»
S’il y avait une incompatibilité entre la tauromachie et sa foi, elle se situerait ailleurs: »dans la mesure où nous, les forcados, recevons beaucoup d’éloges, ce qui peut nourrir notre vanité et notre orgueil».
Bien qu’elle soit encore populaire dans de nombreuses régions, la corrida est néanmoins toujours plus controversée au Portugal. Les manifestations devant les arènes sont fréquentes. Les militants contestent l’implication de l’Église et ont réussi à faire pression sur de nombreuses organisations catholiques pour qu’elles cessent de parrainer ces événements.
En 2017 déjà, le Père Ricardo Tavares, des îles des Açores, s’est plaint de l’inclusion d’une corrida dans le programme officiel des fêtes religieuses de la paroisse, la qualifiant de «pratique antichrétienne, qui a été condamnée à plusieurs reprises par les papes. Tant que je serai curé, il n’y aura pas de place pour la violence envers les animaux, a-t-il ajouté. Car là où les animaux sont maltraités, il y aura toujours de la violence envers les personnes ».
«Historiquement l’Église s’est opposée à la corrida pour plusieurs raisons », explique le Père Ramiro Ferreira, curé pendant plusieurs années à Alcochete, où la tradition de la corrida reste très forte. «Tout d’abord, en raison du risque inutile pour la vie humaine, mais aussi en raison de la cruauté inutile envers les animaux.»
«Mais il faut replacer l’interdiction des corridas dans le contexte des réformes de saint Pie V, au XVIe siècle. C’est lui qui a mis fin à de nombreux excès et à la corruption dans l’Église, et les corridas de l’époque n’étaient pas ce qu’elles sont aujourd’hui. Elles étaient probablement assez sauvages». Lui même ne peut pas se résoudre à assister à une corrida, même s’il n’y est pas opposé par principe.
Il ajoute que certains des arguments avancés dans les condamnations papales du XVIe siècle pouvaient encore s’appliquer. «Par exemple, il pourrait y avoir de gens attirés par la corrida parce qu’ils aiment voir les animaux souffrir. Cela serait certainement répréhensible, mais ce n’est pas le cas de la plupart des aficionados ou des toreros normaux.»
Le caractère sadique est aussi vivement rejeté par les toreros. «Les toreros aiment leurs chevaux presque comme s’ils étaient leurs enfants» souligne le Père Dias. «J’élève des taureaux de combat. Croyez-moi, je pourrais gagner beaucoup plus d’argent en élevant des bovins de boucherie, mais j’ai choisi d’élever ces taureaux parce que je les aime.», renchérit António Ribeiro Telles.
Les personnes impliquées dans la tauromachie affirment également que le taureau ne souffre pas plus dans l’arène qu’il ne souffrirait dans la nature, où les combats avec d’autres taureaux pour le territoire et les vaches peuvent souvent être mortels, et que l’adrénaline pendant un combat engourdit en grande partie la douleur qu’ils pourraient ressentir à cause des banderilles.
Bien qu’il ne soit pas lui-même fan de corrida, le Père Ferreira s’est lié d’amitié avec de nombreux toreros et forcados: «Ils me disent souvent que le fait d’être exposés au danger les a aidés à garder leurs priorités, à mener une vie droite, que cela les a aidés à passer de l’enfance à l’âge adulte.» Entre courage et imprudence, il n’est pas forcément simple de trancher.
« L’imprudence consiste à s’exposer à un danger inutile, et on pourrait certainement affirmer que c’est ce qui se passe dans une corrida. Mais tout cela est assez subjectif. J’ai vu des cas où le fait de s’impliquer dans la corrida s’est avéré très bénéfique pour certaines personnes, et d’autres où cela s’est avéré très néfaste sur le plan moral. »
La position officielle de l’Église concernant les corridas au Portugal reste prudente. En 2024, un garçon de dix ans a été encorné par un taureau lors d’une largada – un lâché de taureaux dans les rues – à Coruche. L’évêque local a été confronté à des militants anti-corrida, car l’événement avait été annoncé dans le cadre des festivités religieuses locales. Dans un communiqué, le diocèse d’Évora a exprimé sa solidarité avec le jeune garçon et sa famille, lui souhaitant un prompt rétablissement, mais a expliqué que «l’Église n’a rien à voir avec la partie profane des festivités. Les domaines de responsabilité sont clairement définis». (cath.ch/ThePillar/mp)
Les arènes de Californie
La tradition portuguaise de la corrida a émigré en Californie. Abritant une importante communauté portugaise, plusieurs villes de la Vallée centrale organisent des «corridas sans effusion de sang». Il s’agit de corridas à la portugaise, mais au lieu de barbes, les banderilles utilisées pour marquer les taureaux ont des pointes en velcro, et le taureau a un coussin en velcro collé sur le dos.
La corrida est légale en Californie dans le cadre d’une exemption pour la liberté religieuse, invoquée afin de permettre à la communauté de conserver ses traditions, Même si les combats sont généralement liés à la fête du Saint-Esprit, l’Église locale ne prend aucune responsabilité dans leur organisation.
La Californie possède ses propres groupes de forcados. «Les corridas en Californie sont sans effusion de sang. C’est vrai pour le taureau, je suppose, mais pas toujours pour nous», déclare l’un d’eux du nom de George Martins.
«Au fond, il s’agit de saisir la vie à pleines mains, avec tous ses risques et ses conséquences. Et cela peut être une chose magnifique», conclut le Père Manuel Sousa, aumônier portugais du diocèse de Stockton. MP
Maurice Page
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